Face-à-face - Partie 1
Périphérie extérieure de Shiganshina, 8 août 852
Marion se souvenait trop bien de l'instant où elle avait réalisé, plus de deux ans plus tôt, qu'elle avait écrit dans un alphabet manifestement inconnu. Pendant des jours et des jours et des jours, noyée dans un doute qu'elle n'avait pu confier qu'à Livaï – et encore.
Elle se souvenait également des nombreux moments où ses angoisses avaient failli franchir ses lèvres, et arriver aux oreilles d'une personne à qui elle « devait les cacher ». De sa mort, de sa lettre, du baiser qu'elles avaient échangé. Le temps était une saloperie. Tout se désordonnait, à cause de lui, à cause d'elle.
Si Marion n'avait pas existé, Leah n'aurait pas été en train de reposer sous cette tombe grise et affreusement simple.
Le soleil lui brûlait le dos, au travers de sa chemise blanche. Ses cheveux châtains et ondulés en souffraient tout autant. Elle était en train de cramer sur place, là, un genou posé sur l'herbe sèche, au beau milieu du cimetière militaire de Shiganshina. Ils n'avaient retrouvé d'elle que quelques membres ; et en ce jour-ci, après en avoir appris bien plus sur le passé de son amante, si ce n'était sur leur passé, la scientifique les pleurait encore.
Dans ses mains, la lettre de Leah. « Tu ne pourras pas rentrer chez toi », avait-elle dit. Mais Mike, lui, lui avait sorti un tout autre discours. Cependant... Que Leah n'ait pas été au courant de tout n'est pas étonnant... Elle mordit sa joue intacte, les mâchoires contractées. Son coffre la torturait. Elle avait pourtant fait son deuil.
Alors, pourquoi ? Était-ce car cette fille, Alma Ralle, lui rappelait cruellement la Résistante ? Elles avaient les mêmes traits, le même corps. Seules la coupe et la couleur des prunelles de la recrue différaient. C'était peut-être la raison pour laquelle elle retournait ici, d'ailleurs non loin de la sépulture de Jean.
Tout le monde peut mourir. Même les plus puissants. Même Antoine, même Livaï, même Annie. Par ma faute. Mais qu'est-ce que je peux y faire, maintenant... ? Elle ravala un sanglot, sourit tristement, et renifla un bon coup. Si elle restait plus longtemps ici, non seulement son moral allait-il en prendre un coup, mais en plus pouvait-elle...
« ... choper une insolation, à force. » La voix d'Antoine la tira brutalement de ses pensées. Elle se redressa illico, mais grimaça bien vite. Elle s'était petit à petit habituée à être borgne ; néanmoins, elle avait encore des progrès à faire pour se ménager. Sa plaie était cicatrisée, pas son orbite.
Elle leva son œil vert sur son ami, planté non loin. Il ne lui était plus étranger de le voir en équipement de manœuvre tridimensionnel, doté d'habits qui faisaient ressortir ses tout nouveaux muscles tranchant affreusement avec ses tendances de nerd d'antan. Toutefois, il restait rassurant de voir ces deux longues mèches noires chatouiller ses fourreaux de lames. Le reste de cette longue tignasse était réuni en un chignon épais, qui mettait en valeur son visage triangulaire et fin.
« Marion », répéta-t-il – avant de s'étrangler. « Je suis magnifique, c'est vrai, mais faut se bouger le cul », aurait-il usuellement dit. Cette fois-ci, aucune raillerie ne sortit de sa bouche. Il s'approcha simplement d'elle, et lui tendit la main. « Viens », murmura-t-il.
Elle cligna des paupières avec confusion. « Oui, pardon. » Et elle le laissa l'aider à se relever. Et elle épousseta sa jupe, puisqu'elle n'avait toujours pas droit aux pantalons. Ils marchèrent à une vitesse modérée jusqu'aux chevaux. Bartholo l'attendait. Elle ne l'avait pas revu depuis trop longtemps, lui et son pelage alezan et son allure pseudo-fière.
Elle leva le bras pour lui flatter l'encolure : face à la résistance que rencontra ce geste, elle fronça les sourcils... et réalisa qu'elle n'avait pas lâché la paume d'Antoine. Ils se regardèrent un moment, muets comme des carpes. Puis, le jeune homme afficha un rictus, un vrai.
« On ne peut plus me lâcher, hein ? railla-t-il. Je sais que...
— Oui, oui, marmonna-t-elle. T'as pris des muscles, t'es trop beau gosse, et tu sais trancher des nuques de titan, mes félicitations. »
Elle récupéra sa main là-dessus, et grimpa sur sa monture. L'autre fit la moue, sans pour autant insister. Cependant, elle ne le rata pas, son petit sourire dénué de toute ironie. Tout le monde peut mourir. Réfléchis trois secondes... Elle talonna son animal, pour prendre la direction de la porte de Shiganshina, le menton bas. Ta mort, à toi, serait de trop.
Quoique, elle ne savait pas si elle pouvait supporter plus. Et si Livaï y passait ? Elle se souvenait de ce sentiment affreux qui l'avait frappée en pensant qu'il s'était fait achever par les américains, à leur retour de sa première hospitalisation. Il y a Carla... Antoine, et Annie... Hansi, aussi, éventuellement. Néanmoins... Néanmoins, ce deuil-ci aurait été très compliqué. Il paraissait qu'elle s'était suicidée en apprenant sa mort, après tout.
Et Annie ? La même, très certainement. Après tout, son cœur se contractait très, trop brutalement à cette seule idée. Isaac ? Elle serait furieuse. Elle n'allait pas en mourir, mais elle serait furieuse. Carla ?
Marion écarquilla son œil, et se retint de justesse de dégobiller. Ça y était. Elle avait joué avec le feu : une angoisse dévorante l'assaillait de toutes parts. Un génocide. A cause de moi. Tant de morts, à cause de moi. Son engagement... Non, sa sœur avait fait ce choix en âme et conscience. Et si elle avait appris que c'était la scientifique qui avait créé ce carnage ? Serait-elle entrée dans l'armée américaine ? Peut-être bien : c'était une tête de mule, qui n'avait qu'un peu plus de morale qu'elle.
L'ombre du Mur la fit presque sursauter. Le vent frais remuant ses cheveux, le claquements des sabots des destriers contre le sol de terre battue : elle perçut tout d'un coup, avec une précision déroutante. Cela lui arrivait, parfois, depuis qu'elle avait été défigurée. L'instinct ? Non. Sûrement ses autres sens qui s'étaient aiguisés, et sa manie de se perdre dans ses pensées de la sorte.
Après tout, elle et son meilleur ami se trouvaient déjà à l'intérieur de la cité, à quelques quartiers de la base.
Quelle était la prochaine étape ? Ce jour-ci, c'était permission pour elle. Antoine n'ayant pas encore été affilié à une branche militaire, il pouvait l'accompagner là où elle comptait aller. Elle devait discuter avec Fabien de ce que Rebecca lui avait baratiné... Seulement, si Antoine vient, ça risque d'être difficile. Isaac, peut-être. Il causait certes français...
Non, Livaï était la meilleure option. Mais il est certainement occupé, le bougre. Je fais quoi, troutrou ? Elle laissa échapper un long soupir. Descendre de Bartholo allait s'avérer inutile. Sinon... Annie, et Mikasa... Aucune des deux ne comprendra ce qu'on dira... Je sais pas, moi ! ragea-t-elle intérieurement.
« Marion, tu te bouffes le doigt. Et on est arrivés, aussi. » Elle releva illico la tête, grimaça encore, grimaça une seconde fois, se retint de faire un quelconque autre mouvement. « Oui. » Seul mot alors que son iris vert parcourait ces bâtiments en U si familiers. Elle en connaissait la moindre pierre vieillotte, la moindre fenêtre aux cadres de pin, le moindre carreau, tout, presque tout. Elle remarqua Ymir, éternellement adossée contre le puits, planté au milieu de la cour toujours défoncée par ce second titan femelle dont elle avait entendu parler.
« Antoine, dit-elle en regardant distraitement Historia. J'ai besoin d'aller parler à Fabien.
— Oh ! Pourquoi ? »
Elle se crispa légèrement. Non, elle ne voulait pas sentir de nouveau son couteau dans sa peau. Non. Non. Non, trop tard. Elle ahana le plus discrètement possible. Il fallait qu'elle chasse la panique qui voulait lui bondir dessus. Livaï... ou Annie... sont les mieux placés pour ce job... Elle serra imperceptiblement les dents. Imperceptiblement... Du moins, elle l'espérait. Elle n'avait pas pris en compte l'œil fin du jeune Chaillot. Il posa sa paume sur son bras gauche avec inquiétude. « Tu... »
Mais Marion se dégagea illico dans un cri.
Elle fut stupéfaite de le voir chuter à terre, et se rattraper sur ses orteils après une pirouette. Là, il la dévisagea longuement, dans un mélange de choc et d'admiration éphémère. Il venait de tomber de cheval. Car elle l'avait poussé. « Tu viens de me faire tomber de cheval, car tu m'as poussé... », souffla-t-il, confus au possible.
Il se releva sans heurt. Après s'être remis de la force que la chercheuse avait mis dans son geste, il fronça ses sourcils noirs et fins. « Pourquoi cette réaction ? Tu as mal au bras ? » N'approche pas. Il s'approcha. N'ose même pas ! Il s'arrêta à deux pas d'elle, et leva ridiculement sa tête vers elle. Il était pied à terre, et elle, toujours sur son équidé. Il y avait une différence de taille conséquente, se dit Marion. Et elle se le rabâcha, encore et encore.
Toutefois, elle ne retint plus cette terreur en voyant le noiraud tenter de choper sa manche. « Antoine, s'il-te-plaît », siffla-t-elle. « Ce n'est rien. » Silence. Lourd silence. Lourd silence évocateur. La face de l'intéressé se fit bien plus grave. Cette fois-ci, cela n'avait rien à voir avec la tronche qu'avait tiré Sven dans les Bas-fonds, juste après s'être échappée des mains de Rhys : Antoine la connaissait, et était particulièrement intelligent. Dans sa caboche, soit elle s'était scarifiée, soit on l'avait torturée.
« Montre-moi ton bras.
— Non, murmura-t-elle.
— Marion.
— Tais-toi.
— Je ne lâcherai pas le morceau.
— Ça ne m'aidera pas, articula-t-elle.
— I guess that you want to see her arm's state? »
La voix plate d'Annie les fit presque bondir. Elle se tenait contre un box, balai en main et mèche platine devant l'une de ses prunelles turquoise. Le coffre de Marion se tordit d'autant plus. La semi-géante était au courant ; la châtaine lui pria de ne rien dire. Mais sa seule intervention parut renforcer Antoine dans son but : voir ce qu'il se tramait sur ce foutu membre.
« Tu as juste à remonter ta...
— Si elle ne veut pas, elle ne le fait pas.
— Je t'ai pas sonnée, grogna-t-il. »
Annie plissa les paupières.
« Tu ne sais pas tout. Alors, laisse-la décider, au lieu de l'oppresser.
— Parfois, ses choix sont irrationnels. Tu le sais, puisque tu l'as côtoyée si longtemps, ironisa-t-il dangereusement. »
Elle durit drastiquement son expression. « Ce n'est pas le même sujet », posa-t-elle d'un ton glacial. « Alors... » Alors, il contracta sèchement les mâchoires, et les poings au passage. « C'est bien ce que je pensais », cracha-t-il. « Qui ? Quand ? »
L'ambiance s'alourdit d'un coup. Annie... tu viens de donner un indice de taille à Antoine. Marion ferma l'œil. « Je ne veux pas en parler », énonça-t-elle avec difficulté. « J'ai juste besoin de voir Fabien. » Une lumière dangereuse s'alluma dans les iris clairs de son ami. Merde. Merde ! Tout le monde sous-estime son cerveau, bordel !
Il grimpa vivement sur son cheval, elle descendit du sien avant qu'il ne se taille. Lorsqu'il posa son regard sur elle, la fureur qui le hantait la cloua sur place. Cependant, elle prit une longue inspiration, et se saisit de la bride de la monture du plus petit.
« Où est-ce que tu vas ? articula-t-elle en français.
— Chez Fabien.
— Pourquoi ?
— Subite envie de lui rendre visite.
— Tu es censé me garder. »
Silence.
« Et toi ? reprit-il, bien plus distant. Pourquoi tu évites le sujet ?
— Je n'ai pas à tout te partager. »
Il détourna la tête. « Tu as changé, en effet. » La froideur de son ton la frappa en plein bide. « Avant, tu me racontais à peu près tout ce qui t'arrivait. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? » Elle déglutit avec difficulté.
« La guerre, souffla-t-elle simplement.
— Je l'ai vécue aussi, cette guerre. J'ai dû tuer Annie, Reiner, et Bertolt.
— ... Arrête.
— J'ai abandonné Jean, aussi. J'ai laissé trois ans en arrière, et j'ai failli me faire dévorer par Isaac.
— On ne va pas la jouer à celui qui a la plus grosse, siffla-t-elle.
— Oh. »
Il braqua de nouveau ses prunelles bleues sur elle. « C'est pourtant toi qui as lancé le sujet. » Marion serra légèrement les dents, le cœur battant. Une erreur de sa part, et Antoine allait partir pour confirmer ses doutes. Toutefois, eux deux le savaient : il ne pouvait pas la laisser seule. S'il voulait aller rendre visite à Fabien, il allait devoir attendre.
« On est deux, à avoir changé, le détourna-t-elle donc. Et c'est normal. On ne s'était plus vus depuis longtemps. Notre dynamique... ne peut pas être la même.
— Je te rejoins là-dessus.
— Donc... »
« ... il y a des sujets que je ne peux pas aborder » ? Sors ça, et il recentrera la discussion sur ton bras. Autant la lui mettre à l'envers.
« Antoine, il y a des raisons pour lesquelles j'ai été envoyée à l'hôpital.
— Dont ton bras ?
— Dont mon bras, lâcha-t-elle de but en blanc. »
Il écarquilla légèrement les paupières. « Et les morts, et les cadavres, et les menaces qui pèsent sur nous en général. Tu connais mon terrain psychiatrique un peu glissant. » Tu sais que j'aurais été parfaitement capable de me scarifier. Je suis certes passée à un stade au-dessus, avec mes tentatives de suicide. « Ce genre de choses ne peut qu'arriver, dans un conflit pareil. » Ce genre de choses, c'est-à-dire de se faire du mal. Même si, cette fois, c'est de torture dont je cause.
« Mais, comme je l'ai fait remarquer, et comme tu l'as admis, mon comportement a changé. La façon dont je gère les choses aussi. Il n'y a pas besoin de revenir dessus.
— Je me demande ce qui est le plus grave, entre s'entailler la peau et garder des traumatismes des batailles qu'on vit. »
Le con.
« Tes tentatives de suicide, tu me les as racontées. Des griffures de chat, par contre, tu voudrais me les cacher ?
— Je...
— Ça pourrait relever de la phlébotomie, soit. Néanmoins, j'ai vu pire, et tu as vu pire également, comme cicatrices. Les dissimuler car tu ne veux pas en parler ? Tu appuies pourtant fortement dessus, maintenant. Paradoxal.
— Paradoxale, je l'ai toujours été. »
Le mutisme qui suivit fut aussi bref qu'électrique. La tension montait petit à petit. Il est quasiment impossible de lui cacher un truc pareil. Il me connaît trop bien pour que je lui mente. Je ne peux que rester muette comme un gosse... mais ça aussi, ça nourrirait ses soupçons.
Et la douleur qui rugissait dans son coffre, elle, devenait de moins en moins supportable. Elle n'allait probablement pas gagner cette rixe-là. Toutefois... « Si tu sais maintenant de quoi il s'agit, pourquoi vouloir y jeter un œil ? » jeta-t-elle.
Là bloqua-t-il. Elle se retint de soupirer de soulagement. Aller causer à Fabien était déjà une épreuve en soi ; alors, qu'il en rajoute une couche... Elle se tourna vers Annie, qui observait toujours la scène discrètement, sans cesser de ramasser des tas de paille. Elle ouvrit la bouche, rien n'en sortit.
« On t'a déjà torturée ? »
Le choc la heurta avec violence. « Qu'as-tu fait depuis ton arrivée dans les Murs ? » Elle fut incapable de parler. « Un... deux... trois... » Elle fut incapable de bouger. « Qu'est-ce que tu as putain de découvert ?! » Si. Si, une souffrance hideuse électrisa son bras. Elle plaqua sa main dessus, et tomba à genoux en hurlant.
Sans entendre le murmure profondément désolé d'Antoine, ni le galop de son cheval s'éloigner en flèche.
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