Endeuillés - Partie 2

Quelque part au nord de l'Europe, au même instant, 25 décembre 852

Billy arrêta brutalement son lourd cheval de trait, béat au possible. Il revenait de sa tâche de bûcheron ; et là, en plein dans la neige s'étalait un grand homme blond et baraqué. Habillé d'une combinaison kaki et moulante et d'un étrange équipement de lanières et de pièces métalliques, il stupéfia d'entrée le jeune homme.

Il sauta illico de sa charrette et se précipita à ses côtés, le cœur battant. « Monsieur ? » demanda-t-il de sa voix rêche. Mais alors qu'il allait le secouer par l'épaule, les taches de sang et profondes entailles sur les habits de l'inconnu le figèrent net.

Il faisait un froid de canard, le sol était glacé. Cette région de plaines et d'arbres avait toujours été épargnée par les titans, et le village de Billy n'avait eu que de faibles échos des Murs ou que savaient-ils d'autre. Alors... Comment un guerrier peut se retrouver ici ? Est-ce que les ennemis sont plus proches qu'avant ?!

Que devait-il faire ? Ses bras courbaturés par l'hiver et les efforts de son travail parlèrent à sa place. Il mit ce gugusse sur son épaule en grognant, l'étala entre des bûches de bois et vérifia son pouls. Il est lent. Lorsqu'il retira ses gants et plaqua sa main sur le front du visage en rectangle de ce bougre, il crut bien se brûler. Et cette fièvre... Il va crever, à ce stade ! Bon sang ! Et il n'a quasiment rien pour se couvrir, il faut que je l'emmène à l'Ancien !

Il bondit donc de nouveau sur son siège, pour se figer net. Non. Avec un tel attirail de guerre... C'est dangereux pour nous, ils pourraient se méprendre. Ils pourraient l'éjecter, alors que le pauvre n'a pour l'instant rien demandé !

Lui-même descendait d'ancêtres recueillis dans la neige. Un siècle plus tôt, le rejet avait été de mise après la trahison manifeste des Divisions de l'Ouest. Et mes grands-grands-parents se seraient fait immédiatement jeter si les autres avaient connu leurs origines... Il posa de nouveau ses iris bleus sur l'inconnu et déglutit avec malaise. « Et mince, hein ! Je garderai ses armes en réserve ! »

Il sauta dans la carriole et tenta tant bien que mal de défaire cet équipement bien trop insolite. Oui, plus il y réfléchissait, plus il était certain que ce con avait été impliqué dans ce conflit. Il a probablement fui. Espérons qu'il ne compte pas y retourner ! Il enleva enfin son manteau laineux, borda l'individu et se hâta vers son bourg.

Il lui restait bien une heure de route. Il était habitué à ce que ses roues et les sabots de son cheval claquent contre les cailloux environnants. Il était habitué au froid, aux rayons rouges brillant sur les vastes plaines immaculées, au remue-ménage des bûches dans son chariot. Mais durant cette longue, très longue heure, son oreille et ses mirettes s'ouvraient à tout bruit, tout parasite.

Billy ne pouvait s'empêcher de jeter des coups d'œil au blondinet. Une énième fois, il étudia sa face rectangulaire, puis regarda devant lui avec malaise. Et s'il ne survit pas au voyage... ? Il pressa un peu plus son destrier ; la nuit tomba ; de petites lueurs se dessinèrent à l'horizon. Le village ! Cette fois-ci, l'animal partit au petit galop...

... et une voix grave et rauque s'éleva derrière le vingtenaire.

« Where... », toussota faiblement l'énergumène. « Where am I... » Qu'est-ce que c'est que cette langue ?! « Bertolt ! » paniqua-t-il subitement. « Is that you ?! » Billy arrêta net sa charrette et se retourna vers le monsieur, le cœur battant. Il paraissait complètement dans les vapes. Pourtant, il sursauta en arrière dans un hoquet horrifié.

« Je suis dans les Murs ?!

— Calme-toi ! débita Billy. Calme-toi. Les Murs ? Non. Non, ce ne sont pas les Murs, je n'y ai jamais mis les pieds. Ne me dis pas... »

Il déglutit. Ses mains se crispaient d'elles-mêmes sur ses reines. « ... que tu viens des Murs ? » murmura-t-il. Et un long silence de suivre. La figure de l'inconnue se décomposa lentement. Il porta une paume tremblante à son front suant, pour chanceler sur le flanc.

« Peu importe, ce n'est pas grave, trancha donc le bûcheron. Je m'appelle Billy. Et...

— Reiner..., articula lugubrement son interlocuteur. »

Reiner. « C'est... un joli nom ! » rit Billy avec nervosité. Il remit son charreton en route, plus mal à l'aise que jamais. Que devait-il dire, désormais ? De quoi pouvaient-ils parler ? Je vais déjà, disons, lui annoncer que je l'emmène chez moi...

« Excuse-moi... Reiner. Je t'ai retrouvé dans la neige. Je reviens de la forêt du coin, je ne t'avais pas croisé à l'aller... Là, tu as de la fièvre. Je t'emmène chez moi, le médecin du coin va t'examiner...

— Non ! »

Billy sursauta à ce cri. Il est complètement paniqué. On m'a déjà dit que je faisais peur avec mes muscles et ma barbe, mais quand même !

« Pourquoi non ?

— Où sont mes armes ?

— Je les ai enlevées, se précipita Billy. Et cachées. Sinon, ils vont te soupçonner d'avoir commis des crimes dès qu'ils te verront. Moi, ça ne me dérange pas ! balbutia-t-il. Enfin, je ne cautionne pas la guerre, mais on n'a pas toujours le choix ! Mes ancêtres... étaient un peu pareils... d'après les dires de mes parents. En tout cas, ne t'inquiète pas. Je vais garder ça secret jusqu'à ce que...

— Je suis un semi-géant, énonça Reiner de but en blanc. J'ai combattu l'humanité pendant des années. Et vous me dites que vous allez tolérer ça... ? »

Un rire brisé s'échappa de ses lèvres. « Je suis littéralement votre ennemi... Qu'est-ce que j'ai fait, durant tout ce temps... ? Et qu'est-ce que je fais, là, maintenant ?! Ramenez-moi chez moi ! » s'égosilla-t-il d'une voix déchirée. « Même s'ils n'ont pas besoin de moi... »

Billy l'entendit tomber sur les fesses. « Oui, c'est vrai. Ils n'ont pas besoin de moi... Gaby est saine et sauve, et Armin est dans les mains des Murs... Je n'ai aucune raison de continuer... » Le bûcheron soupira en silence. Le trajet va être long... mais trop court pour faire taire ce Reiner. Est-ce que je devrais l'assommer ?

« Billy... Pourquoi sauver un lâche comme moi... ? Pourquoi ne pas me laisser crever dans la neige ?!

— Tu as le droit de fuir, lui fit remarquer l'intéressé. Si c'est mieux pour toi, il ne faut pas hésiter. Mourir, ce n'est pas pareil : on peut parfois penser qu'on a le contrôle dessus, mais ce n'est pas vrai. Même quand on est sur le point de se suicider, à la dernière seconde, il y aura toujours des regrets. Ce sont les autres, les accidents, les catastrophes, les guerres, les maladies ou notre souffrance qui nous tue. Et notre souffrance, ce n'est pas nous. Donc, non, je ne te laisserai pas mourir. »

Lourd silence. Puisque Reiner ne répondait, Billy braqua de nouveau son regard sur les quelques lumières défiant la nuit glaciale. Bientôt, ils allaient être chez lui, dans sa pauvre baraque de pierre, à la pauvre table et aux pauvres chaises toutes de bois vêtues. L'amener au vioque du coin... Il soupira longuement, et amorça la pente menant vers le cœur du bourg.

Peu de personnes traînaient ici de nuit. Il ne croisa que le chien de leur médecin local. Quand on parle du loup, pensa-t-il avec ironie. Je vais directement chez lui ? Mes bûches... Il faut qu'elles restent au sec. Mais si je laisse Reiner seul avec Erich, qui sait ce que ce petit nouveau va déblatérer. Si on apprend qu'il a violé la Charte... Il secoua vivement la tête, et tourna dans l'une des ruelles de terre glissante de son hameau, l'œil plissé. Il reconnut bien vite la basse bâtisse du docteur, pour s'arrêter non loin, au bord de la seule place des lieux.

Là attacha-t-il son cheval. « Gentil », marmonna-t-il. Puis, il se tourna vers ce Reiner. Il fixait le vide : le manteau de Billy glissait petit à petit sur son épaule musclée. Le bûcheron le remit en place et tapota le haut de son dos. « Descends donc de là. Besoin d'aide ? » L'intéressé baissa mollement la tête, les yeux humides.

À défaut de former un quelconque mot, il ne put qu'acquiescer.

***

Shiganshina, 27 décembre 852

Longue infirmerie, éclairée par la froide lumière d'un jour neigeux. Marion était assise sur l'un des nombreux lits parfaitement rangés. Devant elle, pas bien loin, reposait un Jules agacé par sa jambe cassée ; Kwamboka souhaitait déjà se lever de son lit, mais Weierstrass la taclait à chaque tentative ; bien d'autres s'alignaient, conscients ou endormis, rarement dans le coma.

Le seul encore dans cet état était Isaac.

Et les seuls encore entiers se résumaient à Annie, Livaï et la chercheuse.

Weierstrass les avait gentiment appelés car l'albinos avait montré un « signe de conscience ». Dans l'espoir qu'il se réveille et puisse de nouveau se transformer, il fallait bien le garder de toute attaque extérieure. Paraissait-il qu'il y avait encore de l'espoir. Il avait régénéré l'intégralité de son corps, après tout, muscles compris. Même si ça lui a pris trois jours. S'il peut encore jouer son rôle d'élite...

Elle passa une main dans ses cheveux, le menton bas. Elle dormait mal. Elle attendait toujours le potentiel instant où le semi-géant allait se réveiller. Elle contemplait cette probabilité infime, même s'il n'avait pas ouvert l'œil une seule fois.

La pause déjeuner étant finie, Annie allait s'entraîner contre Mike. L'ancienne ennemie jeta un énième regard à Marion ; cette dernière le sentit. Mais depuis sa discussion avec Kenny, elle n'arrivait plus à y répondre. Était-ce car, au vingt-et-unième, l'américaine n'allait peut-être pas exister ? Qu'elle allait lui dire adieu pour de bon, et n'arrivait pas faire face à cet aspect-là de son futur ? Et puis, il était paradoxal qu'elle soit incapable de parler à Annie, mais puisse discuter de nouveau avec Antoine.

Livaï releva le menton lorsqu'Annie se dirigea vers la sortie, la tête basse. « Dis à Mikasa... » Il s'arrêta net, les lèvres entrouvertes. Le coffre de Marion se tordit un peu plus, la guerrière se raidit, quelques têtes se tournèrent vers eux.

« Non », se corrigea-t-il sombrement. « À Antoine de te remplacer. »

Quelle chance avait-elle de quitter la belle ambiance qu'avait fait tomber le trentenaire. Marion se tourna vers lui dans une longue inspiration. Lui aussi remonta ses prunelles sur elle. Ils ne prononcèrent aucun mot, ç'aurait été futile. Et puis, ils n'en auraient pas eu le temps : le battant s'ouvrit rapidement, derrière l'officier.

« J'attendais mon tour », tenta de se plaindre Antoine. Il défit ses longs cheveux noirs, pour s'affaler à côté de son alter-ego. Celui-ci changea de matelas afin de s'installer à côté de la chercheuse.

« C'est de la triche ! s'indigna le français.

— La ferme, des gens essaient de se reposer.

— C'est de la triche, chuchota-t-il donc. »

Marion le gratifia d'un faible sourire, qui disparut bien vite ; Antoine, malgré bien des efforts, se mura finalement dans un mutisme tombal. Tous trois attendirent, les yeux fixés sur les larges dalles de pierres. Ils ne firent rien. Ils ne bougèrent plus. À quoi bon ? Le deuil commun de Mikasa allait passer de lui-même, sans mot.

Mais plus les heures passaient, plus le silence persistait, plus ces mêmes mécanismes rouillés se remettaient en place dans le crâne de la borgne.

Isaac ne se réveillera pas. De quel futur je parlais ? Isaac... Sa cause est perdue. Quel happy-ending j'ai osé envisager ? Isaac, s'il ne s'était pas mis entre Wilson et moi... Détruire le corps de celui-ci n'avait pas été assez. Elle sentait la chaleur puante de ses mâchoires grandes ouvertes, elle voyait le corps décapité de l'albinos tomber au sol, elle l'entendait gémir légèrement. Gémir légèrement...

Elle hoqueta en se retournant d'un bond ; son cœur manqua d'exploser. « Marion... ? » énonçait-il d'une voix rauque. « Where... are you... ? »

Cinq jours, cinq foutus jours sans entendre sa voix aux timbres à peine féminins. Elle se leva, chancelante, et s'approcha de son lit. Les paupières d'Isaac tremblotaient ; celles de Marion s'écarquilla sous les larmes les envahissant. Devait-elle répondre une quelconque connerie ? « Je suis là », « c'est moi » ?

Elle serra sèchement les dents. La main du semi-géant tâtait faiblement les alentours. Il tenta de se tourner sur le côté, pour être assailli par une quinte de toux. Derrière la chercheuse, Antoine se leva et remplit une tasse d'eau, pour s'accroupir à côté de la Marion. Ses prunelles aussi étaient perturbées, remarqua-t-elle tout juste.

Au bout de nombreux essais laborieux, Isaac ouvrit les yeux. Ses iris sang divaguèrent un instant avant de se poser sur la borgne. Il ne sourit pas. Il ne l'étreignit pas. Il n'en avait pas la force. Il tendit simplement ses doigts vers elle, dans un geste mou et désespéré.

Elle s'en saisit doucement, puis posa son front sur son matelas. « Je suis là », « c'est moi » ? Démodé.

« T'as mis le temps, siffla-t-elle. De l'eau ?

— J'en ai versé rien que pour toi, annonça Antoine. »

Son ton mi-fier, mi-soulagé résonna dans le crâne de Marion. « Weierstrass ? » lâcha quant à lui Livaï. Il n'eut pas besoin d'en dire plus : le docteur avança vers eux à grands pas. « Bonne idée, l'eau, mais je vais prendre votre place. » Ainsi s'assirent-ils sur la paillasse de Marion, dos au caporal-chef.

Le médecin remit avec soin Isaac en position couchée et releva son oreiller. « Ne fais pas trop d'efforts. Réponds simplement à mes questions. » L'intéressé tenta de répondre, mais seule une expiration affreusement hachée franchit ses lèvres.

« Même si ce ne sont qu'un mot ou deux. Comment est-ce que tu vois ? » Pas de réponse.

« La résolution de ta vision ? reformula Antoine à sa place.

— 144p...

— Ça veut dire quoi, 144p ? jeta Weierstrass.

— Il voit très mal.

— Isaac. Est-ce que tu reconnais ma voix ?

— ... Docteur, souffla-t-il avec faiblesse. »

L'intéressé acquiesça et s'accroupit à son chevet. Marion, elle, ne regardait plus que la face affreusement pâle du malade. Un peu plus, et elle aurait été incapable de la discerner de sa chevelure. Mais quand même..., pensa-t-elle, le cœur lourd. Une si mauvaise vue... La lumière d'Hannah Steel n'aurait pas pu blesser ses yeux à vie ? Isaac est encore un titan. Il a régénéré son corps entier. Alors, ses yeux ne devraient pas lui faire défaut...

« Qui te parlait, à l'instant ? » continuait Weierstrass. Un « vous ? » ténu franchit les lèvres du semi-géant. Son interlocuteur secoua la tête. « À ton réveil. Est-ce que tu... »

Et l'albinos se releva d'un bond, les paupières écarquillées.

Si Antoine comme Marion sursautèrent, le médecin retint de justesse Isaac par les épaules. Il suffoquait sur place, recroquevillé sur lui-même.

« Marion..., ahana-t-il pourtant. Où...

— Elle est juste là.

— Je ne l'entends... pas, énonça-t-il difficilement.

— Je suis là. »

Il releva ses iris tremblotants dans sa direction, pour serrer les dents. Le cœur de la chercheuse rata un battement : l'américain trouvait encore la force de verser une poignée de larmes. Silencieuses, c'était vrai, et pourtant affreusement crispées. Elles reflétaient toute la douleur, physique comme mentale, qu'il devait ressentir.

Non... Non, je ne veux pas qu'il devienne dépressif comme moi ! Dès qu'elle esquissa un mouvement en avant, on posa une main entre ses omoplates. Elle se tourna vers Antoine : il braqua sur elle un regard dont il ne cacha pas la douceur.

« Il est fort probable qu'il guérisse », lui chuchota-t-il tout bas. « Il a la force d'esprit d'un combattant pur et dur, n'est-ce pas ? Regarde, il avait gardé sa langue en guise de blessure de guerre alors qu'elle avait signé sa défaite contre Livaï. Imagine comment il savourera les conséquences de son acte... lequel nous a sauvés. »

Si elle béa un court instant, elle finit par s'asseoir de nouveau convenablement. En face d'eux, les questions coulaient lentement, mais sûrement. Elle fit de son mieux pour ne pas les écouter, mit tout en œuvre pour ne sentir que la paume chaude du guerrier dans son dos.

« Ça dépendra du diagnostic, finit-elle toutefois par souffler.

— Du diagnostic ?

— Il a du mal à respirer. Lorsque... »

Sa gorge se serra brutalement, les doigts de son amis se crispèrent légèrement sur son haut, elle prit une longue inspiration. « Après l'incident », articula-t-elle, « il respirait mal. Par défaut, durant tout le voyage, j'ai relié ça à sa régénération. Cependant... même réveillé, ça continue. Il ne peut pas aligner trois mots sans reprendre son souffle. »

L'autre fronça les sourcils.

« Il a régénéré une bonne partie de son corps en quelques secondes, c'est ça ? demanda-t-il. Peut-être que...

— ... des organes, sûrement les plus complexes, sont déformés, compléta lugubrement la borgne. »

Derrière eux, Livaï bougea. Il leur tendait deux tasses fumantes de thé. Son visage affichait une impassibilité faussée – elle pouvait le remarquer, à force.

« Ne lui raconte pas la bataille de suite, Antoine, lâcha-t-il.

— Ne t'en fais pas pour ça..., murmura l'intéressé. Je ne comptais pas le faire. Faut toujours écouter le médecin. »

Livaï plissa les yeux avant de les poser sur Marion. Mais alors qu'il ouvrait la bouche, Weierstrass se leva. « On a besoin de Rebecca », lança-t-il à un infirmier. Chercheuse comme caporal-chef froncèrent les sourcils. L'albinos restait étendu sur le dos, la tête surélevée. Chaque bouffée d'air semblait le torturer.

Lui, le type capable de battre Livaï et Annie, ne pouvait plus que rester allongé ainsi. Il semblait lutter un peu plus chaque seconde. Allait-elle seulement revoir cet Isaac mettant ses opposants à terre, se transformant trois fois par jour, ou combattant férocement pour sa vie et celle des autres ? Il se tourna de nouveau vers elle. Le faible sourire qu'il lui servit la heurta de plein fouet.

« Imagine comment il prendra les répercussions de son acte... lequel nous a sauvés, toi en prime. » Le peu d'éclat illuminant ses prunelles pourpres ne soufflait qu'une chose : « Tu es en vie ». Estimait-il au moins la sienne ?

« Je suis là », annonça Rebecca. Elle s'approcha à grands pas de son ancien subalterne. Un coup d'œil, et elle se tournait déjà vers le médecin. Ils parlèrent rapidement de rythme cardiaque ou que savait-elle. Puisque Marion ne voulait pas écouter, Antoine fit le boulot à sa place. Plus les secondes passaient, plus son œil se baissait sur ses genoux.

Elle sursauta presque lorsqu'on lui tapota l'épaule, et se retourna illico.

Mais ce n'était que Livaï, qui lui tendait une seconde tasse de thé, paupières plissées. Un peu plus, et elle l'aurait confondu avec un stagiaire bougon chargé de distribuer du café. « Merci », murmura-t-elle. Et elle ne se concentra plus que sur la chaleur du contenant. L'officier avait été assez malin pour verser une eau brûlante : Marion allait devoir attendre, avant d'en boire une gorgée... et cela la distrayait de ce qu'on échangeait en face. Mais elle dut bien hoqueter, dès que Rebecca comme Weierstrass sortirent en chœur un « ses poumons sont malformés ». Le jeune Chaillot lui-même se raidit.

« Madame Stewart, est-ce que ses capacités de régénération régleront ça ?

— Non, trancha-t-elle. À moins de les arracher pour que son cerveau recommence la manœuvre, ce qui est une très mauvaise idée. Il a reformé son corps si vite que des éléments sont passés à la trappe. Forcément, que le résultat ne pouvait pas être parfait... »

Elle tripota son épais chignon, l'air sombre.

« Dans ce cas-là, il faut espacer les côtes, posa Weierstrass. Faire ça serait contré par ses pouvoirs ?

— C'est du jamais-vu. Il faut d'abord tester les pouvoirs en question. Voir s'il se régénère aussi rapidement qu'avant ; si ce n'est pas le cas... à voir.

— Mais s'il reste en l'état, il ne pourra plus combattre. Rien que la course est rayée de la liste. Il faudra qu'il fournisse le moins d'efforts possible...

— Je vous rejoins là-dessus. Le repos prime sur tout le reste. Isaac, même si on se fait attaquer, n'essaie pas de...

— Je ne pourrais même pas me lever, de toute manière, souffla-t-il. »

Rebecca baissa le menton. « C'est vrai. Mange, déjà. Bois, aussi. On t'aidera dans la vie de tous les jours jusqu'à ce que tu sois un peu plus en forme. Là, on t'entaillera la main pour voir comment tes pouvoirs se portent. »

Que pouvait-il possiblement objecter ? Il acquiesça simplement. Il s'y pliait, à ces conditions. Il s'y résignait.

« Donc, il faudra qu'on continue de le garder, conclut Livaï. Et il ne pourra pas aller à l'étage, je suppose.

— Le mieux serait qu'il ait le moins de contact avec l'extérieur, n'est-ce pas ? songea Antoine. Car, s'il chope un rhume...

— Il y a des dortoirs, au rez-de-chaussée, fit remarquer le docteur. Je parlerai de ça à Hansi. »

Il se leva là-dessus. « Je reviendrai te voir », dit-il à Isaac avant de se diriger vers les autres patients. Un silence de plomb tomba sur les deux américains, le duo Chaillot et la borgne. La biologiste finit par se relever et jeter une œillade à Marion. On n'a pas discuté non plus par rapport à ce « mamans »... et on dirait que Historia n'est pas plus proche d'elle qu'avant. Difficile, au vu du contexte, concéda-t-elle. Et les nouvelles sur Isaac ne sont pas plus belles. Il y a peut-être de l'espoir... peut-être...

Néanmoins, ce « peut-être » était si ténu qu'elle-même n'y croyait pas.

***

Shiganshina, 27 décembre 852, quelques instants plus tard

« Isaac s'est donc réveillé », posa Sasha d'une voix morte. Autour d'elle, on échangeait bien des regards soulagés ; mais, à sa table, entre Ymir et Historia et Eren et Armin et Conny, peu étaient bavards. Elle avait tenté de briser le silence de ce dîner, en vain.

Même si Isaac s'était réveillé, Mikasa était morte.

Hansi avait certes dit que cela avait été un sacrifice. Que, sans son intervention, Grisha n'aurait pas été tué. « Vous laisser guider par le désespoir nous mènera à notre défaite. Mais, vous servir de votre deuil pour redoubler votre hargne, nous accueillons ça à bras ouverts. » Leur deuil. C'est comme après l'assassinat de Jean, pensa lentement Sasha. Mais, là... c'est un sacrifice...

« Et on est vivants, nous », lâcha Ymir. Si Sasha se raidit sur sa chaise, les autres relevèrent la tête avec labeur.

« Porco et Peak, elle les a bien mis à mal. Donc, même moi, je suis dégoûtée par l'attaque de ce foutu Grisha. Eren, bien joué, ça fait un connard de moins à abattre.

— Je vais juste la venger, articula Historia.

— Si on cesse de se battre, on n'y arrivera pas..., chevrota Sasha avec faiblesse.

— Armin, cracha subitement la semi-géante, arrête de tirer cette tronche. »

Il hoqueta faiblement. « Eren t'a tout dit : on serait dans la merde, sans toi là-bas. Vous transformez pas en loques, ou c'est la fin. Et ça, peu pour moi. » Sasha écarquilla lentement les paupières. Même Ymir... Sa main se crispa sur sa cuillère. Même elle est affectée. Les autres, autour... Ils avaient aussi tiré des mines affreuses.

Avaient : car désormais, le simple réveil de l'albinos les avait foudroyés.

Un lourd mutisme tomba sur la tablée. Une énième fois, Armin baissa sa fourchette dans un craquement sourd. Un craquement sourd. Sasha baissa les yeux sur son propre ustensile : elle l'avait brisé en deux, sans même s'en rendre compte. L'expression des autres tourna à l'horrifié.

« Ça, c'est vous », articula-t-on alors, derrière eux. Ils se retournèrent vers Marion, dont la face balafrée était plus sombre que jamais. Non. D'un sérieux tombal. Non. Son œil restant, celui qu'elle posa sur eux, brûlait d'une lente fureur. Elle avait désigné Sasha du doigt : elle, c'était leurs alliés.

« Et ça », siffla-t-elle en montrant la cuillère brisée, « ce seront les américains. »

Et ainsi béèrent-ils, au même titre que le Antoine la suivant de près. Si les discussions glissaient, dans ce réfectoire désormais bien rempli, ce groupe-ci était désormais isolé du reste du monde. Jamais, jamais Sasha n'avait vu la chercheuse aussi effrayante. Le fait qu'elle n'ajouta rien du tout la pétrifia d'autant plus sur place. Et pourtant... « Ça faisait longtemps, Marion », énonça Conny dans un faible rictus.

Sasha ne le rata pas, le sourire fier d'Antoine. Il fit une courbette ironique à la place de la châtaine, et la désigna humblement.

« Marion Griffonds, pour vous...

— Je te rejoins là-dessus, Marion, l'ignora Historia.

— Mais on ne peut pas les écraser comme ça, murmura Armin. On a perdu beaucoup d'effectifs...

— ... et eux aussi, lui répondit la scientifique. De plus, je pense que la Résistance a encore des jokers. Armin, ça fait longtemps aussi, souffla-t-elle. J'ai hâte de bosser pour de bon avec toi. »

Elle les gratifia d'un faible sourire puis sortit du réfectoire. Sasha fut peut-être la seule à voir l'unique larme qui goutta de son menton, derrière bien des tables et des mots, avant qu'elle ne franchisse le palier. Le noiraud lui tapota le haut du dos ; puis la porte se referma, les engloutissant dans le rez-de-chaussée.

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