Endeuillés - Partie 1
Le soir même, 22 décembre 852
« Armin a déjà dû changer dans la base ; mais là, c'est l'étape supérieure... », murmurait une garde à l'extérieur. Marion tendit l'oreille sans grande conviction, assise sur les couvertures de sa tente. « C'est normal, avec la mort de Mikasa. Elle y est presque passée par sa faute. » À côté d'elle, Annie ne bougeait pas plus. Elle ne voyait pas son expression. « Et on a perdu Isaac aussi, non ? » Le mutisme qui pesait dans la pénombre les enveloppant les étouffa toujours plus.
« Est-ce qu'on va survivre, au moins... ? On sait où aller par élimination, mais là...
— Des gars essaient de dormir, jeta abruptement la voix de Livaï. Fermez-la. »
La chercheuse sursauta. Elle en sursauta au point de détacher sa main tenant faiblement la cape d'Isaac. Il était toujours à coté, puisqu'il fallait bien le protéger au cas où il se réveillerait. Jusque-là, les choses étaient mal parties. Il n'avait toujours pas de mains ni de pieds, et sa respiration était plus qu'irrégulière.
Elle s'était faite à l'idée qu'il allait mourir d'un instant à l'autre.
À sa droite, Annie prit une inspiration saccadée. Elle parut ouvrir la bouche, bloquer, baisser la tête. Du coin de l'œil, la scientifique vit ses mèches platine dissimuler sa figure. ... Non. Si elle se cachait de la borgne, celle-ci n'allait pas supporter sa solitude. Elle l'avait trop endurée, durant leur voyage. Désormais, il restait elle, la semi-géante, l'albinos et un Antoine dormant à poings fermés. Quoique, avec ces deux-là plongés dans un profond sommeil, il n'y avait plus qu'elles eux et les brusques souvenirs de la scientifique.
Kenny était par-ci. Rebecca, par-là. Historia, certainement gardée par Mike et Ymir. Ce trio... Je les ai oubliés... Bern a fait un si bon boulot... Je les ai oubliés. Qu'est-ce qu'a dû ressentir Kenny, durant plus de trente ans... ?
Elle était allée jusqu'à lui avouer ses sentiments. Ces temps semblaient si proches, alors même que des années les séparaient. C'est donc ça, de retrouver la mémoire. Et dans le pire contexte : car Mikasa était morte, et Isaac allait y passer. Elle avait été trop optimiste, à penser qu'elle allait rentrer au vingt-et-unième pour retrouver Leah, tout en scellant la machine numéro sept. Mais elle ne se souvenait pas même de cette dernière.
Leah. Elle avait les mêmes yeux qu'Annie. Annie. Elle se trouvait juste à côté d'elle. Et elle ne parlait pas. Cela aurait dû être habituel, mais prenait une dimension drastiquement différente que la veille même. Elle fait son deuil, je suppose... Si je perdais un ancien camarade, si je... Elle crispa les épaules, pour les baisser avec fatigue.
N'importe-quoi. J'en ai déjà perdu. Pendant cette bataille même... Et avant... Comment j'aurais voulu, et je voudrais, qu'Annie agisse ? Elle ne fait rien. Elle doit souffrir bien plus que moi. Je suppose. J'en suis certaine...
Marion lui fit face : la semi-géante ne bougea pas d'un poil. En tailleur, les coudes mollement posés sur ses cuisses musclées, la tête basse. Cette vue manqua de l'achever. Elle eut bien du mal à enlever ses lunettes, s'accroupir, et poser ses mains sur les épaules solides d'Annie. Annie, qui releva légèrement le menton.
Cependant, la borgne passait déjà sa paume derrière sa nuque. Elle inspira un bon coup, puis l'amena contre elle, le cœur battant. Elle sentit le souffle de la semi-géante se couper. Il ne caressait plus sa mâchoire. Seules ses mèches le chatouillaient. Et ce fut tout, car l'ancienne ennemie se laissa faire, les bras ballants.
Elle ne la repoussa pas.
« Isaac ne survivra peut-être pas au voyage... » « You have my gun ! » « Mikasa est morte. » « Kenny... Je t'aime. » Laissez-nous... La vingtenaire serra les dents. Sa gorge se nouait et se dénouait convulsivement. Juste une fois... Elle ne put empêcher ses bras tremblants d'étreindre plus fort son amie, et ses larmes muettes de rouler encore sur sa joue, jusqu'à s'accrocher dans la chevelure d'Annie.
Laquelle posa ses paumes sur ses hanches étroites, et lova son long nez froid dans son cou. Elles restèrent ainsi bien longtemps, nouées l'une à l'autre, murées dans un mutisme de plomb. Annie finit par étreindre la taille de Marion, puis crisper ses doigts dans le dos de sa chemise, puis remonter son visage, puis coller le front au sien.
Cela allait beau être éphémère, elles en chassèrent l'hiver.
***
« J'ai fait de mon mieux », murmurait frénétiquement Armin. « J'ai mis Gaby au fond... et moins de défense... pour que vous puissiez vous frayer un chemin... Ils n'ont pas remarqué que les flancs nord et est étaient presque à découvert... Grisha aurait dû être abattu... Grisha... » Il empoigna lentement son carré blond. Ses yeux au bleu terne s'écarquillèrent au possible.
Ni Ymir, ni Sasha, ni Historia ne surent quoi lui répondre. La première tentait tant bien que mal d'encaisser l'état d'Isaac, son frère, et la mort de Mikasa aussi. La seconde détournait la tête, les mâchoires contractées et les joues en larmes. La troisième, elle, était plus lugubre que jamais, et paraissait tourmentée par bien trop de choses. Quelle coïncidence, Rebecca n'était pas restée dans cette tente aux membres mollement assis sur leurs couvertures respectives, et avait préféré se faire garder par Mike.
Il n'y eut qu'Eren pour parvenir à soupirer d'un souffle saccadé.
Rico n'en voyait pas l'expression. Elle était cachée par ses longs cheveux bruns. Mais elle remarqua celle d'Armin, dont le niveau d'horreur augmenta d'un cran. Il ne faisait plus que béer, pâle comme un linge.
« Tu as fait de ton mieux, énonça Eren d'une voix rauque. Moi, Sasha et la cheffe d'escouade Rico aussi.
— Non, souffla Armin, l'œil exorbité. Si je n'avais pas quitté les Murs...
— ... je ne leur aurais pas donné d'informations sur la base, et tu n'aurais pas pu affaiblir leur formation de l'intérieur.
— Mais ma stratégie les a aidés, chevrota-t-il. Donc... »
Il serra les poings.
« ... Mikasa..., articula-t-il, le timbre brisé.
— Tu penses que tu pouvais tout éviter ?! rugit subitement Eren. »
Rico elle-même sursauta, stupéfaite. Les prunelles émeraude de l'adolescent rugissaient toute sa fureur. « J'aurais pu tout éviter aussi, alors ! Je n'avais qu'à tuer Grisha ! Rico et Sasha aussi, si on avait fait de notre mieux ! Tu penses être le seul à te sentir responsable de la mort de Mikasa ?! »
L'exploratrice en question sursauta, serra les dents, fourra son visage trempé de larmes dans ses genoux, contracta soudain les poings, se redressa d'un coup.
« On ne pouvait rien faire ! s'écria-t-elle. Même de notre mieux ! Combien ont été tués, chez nous ?! Sans l'intervention de Mikasa..., gémit-elle. Major Hansi serait morte, et nous aussi... Parler comme ça de nos actions, en ignorant les siennes...
— Sasha a raison, laissa lugubrement tomber Historia. Laissez-lui le crédit de ce qu'elle a fait. Elle est morte pour nous, et vous allez continuer de tout centrer sur vos petites personnes ? »
Lourd silence. Armin ravala un sanglot, Eren se glaça de pied en cap, Sasha se prit la tête dans les mains. « Cheffe d'escouade Rico », murmura-t-elle. « Mon tour de garde... » L'interpellée les vit trop bien, ses larmes, goutter sur son pantalon désormais terreux.
« Non, répondit-elle. Si des ennemis arrivent, tu ne seras pas en état de nous défendre.
— Je peux encore prévenir en cas d'attaque, insista-t-elle tout bas. »
Ces recrues... Mais comment la vétérane pouvait-elle leur en vouloir ? Il était encore heureux qu'ils soient restés humains, malgré tout ce qu'ils avaient traversé. De plus, si Sasha restait dans cette tente, l'atmosphère étouffante y régnant n'allait pas s'arranger. « Reste à la porte de la tente », ordonna-t-elle fermement. « Vous autres, dormez. Jäger, Ymir, vous prendrez la relève. »
Leur réponse fut lente. Puis, muette. Rico fut stupéfaite de voir Armin se glisser dans ses couvertures en premier. S'était-il fait une raison ? Non. Ses mouvements sont mécaniques. Et ceux d'Eren aussi. Ymir se coucha en dernière, après avoir aidé Historia à se positionner sur son pseudo-oreiller.
Bientôt, l'élite n'entendit plus que les pleurs étouffés, lents, crispés, d'Armin. Suivirent les pas des sentinelles et les crépitements des torches. Il faisait affreusement froid : elle eut beau se frotter les bras au-dessus de son long manteau de la Garnison, rien n'y fit.
Elle ne pouvait pas s'enlever de la tête la mort de Mikasa. Ils n'avaient récupéré d'elle qu'un bout de bras : le reste avait été réduit en bouillie. Dans quel état allait être le moral des troupes, avec la jeune Ackerman et Isaac de moins ?
On a abattu trois ennemis de taille, en face. Notre situation n'est pas désespérée. Cependant, elle avait bien conscience que beaucoup ne résonnaient pas ainsi. Elle s'était mise d'accord avec les autres supérieurs pour battre le fer tandis qu'il était encore chaud, et appeler ces morts des sacrifices... ce qui n'était pas faux.
Mais combien de temps restait-il, avant qu'ils atteignent le point de non-retour ? Si on attend trop, on court à notre perte. Faut-il leur délivrer un discours dès demain ? On va se réunir une nouvelle fois.
Elle appuya sa tête contre le poteau tenant l'entrée de la tête, et expira longuement. Si son cerveau remua des tournures de phrase, si son esprit repassa le sacrifice de Mikasa en boucle, un léger sommeil eut vite raison d'elle.
***
Shiganshina, 25 décembre 852
Merveilleux Noël. Voici ce que Marion pensait désormais, assise face à un plateau-repas. Pourquoi lui amenait-on son repas en chambre ? Pour ne pas voir que le Bataillon alterne entre le désespoir et la hargne ? Je le sais déjà, ça. J'adore tout ce qui est quantique, vous savez.
Elle étudia sans grande conviction sa bouillie d'avoine. Il n'y avait que cette ô éternelle torche pour éclairer les vieux murs de leur dortoir. Livaï et Annie aussi mangeaient là, respectivement face à son bureau et assis sur son matelas.
Depuis qu'ils étaient revenus dans les Murs, Marion avait eu le temps d'avaler quelques-uns des éléments qu'elle s'était trop brutalement, remémorée. Rebecca, cela passait encore : au vu des formes de la bougresse, elle n'était pas étonnée le moins du monde d'avoir voulu coucher avec.
Elle avait cru discerner, au passage, quelques sentiments de sa propre part. Étaient-ils encore d'actualité ? D'actualité ? N'importe-quoi... Pour moi, toutes ces merdes datent d'hier. Si je l'aimais, je ressentirais deux-trois trucs pour elle, là. Je l'ai trouvée courageuse, certes... Et depuis que Historia avait sorti ce « mamans ! » très spontané, elle avait pour de bon l'impression d'être l'amante officielle de l'ancienne sergente.
Non, le problème résidait autre-part : Kenny. Elle arrivait rarement à regarder Antoine en face. Le caporal-chef était tout juste épargné par ce malaise, mais Kenny restait son oncle. Kenny, avec lequel elle avait demandé à discuter. Cela allait être désagréable, mais il fallait bien se jeter à l'eau. Il en avait eu des échos, après tout, de ses souvenirs...
« Toc, toc », lâcha subitement une voix blasée, étouffée par la porte. Livaï releva la tête, déjà exaspéré. Kenny n'attendit pas pour rentrer dans la pièce et les observer un par un. Puis, il se concentra sur la chercheuse, et plissa les paupières. Elle vit tout juste le regard d'Annie s'assombrir encore – si cela était seulement possible –, et l'officier manquer de se pincer l'arête du nez.
« On va causer en français, j'imagine », dit Kenny d'un ton plat. D'un ton plat, mais elle la vit, la douleur, au fond de ses prunelles égéennes. Elles se sont éclaircies, depuis ses vingt ans.
La borgne hocha la tête. Même sa peine, à elle, était bien présente, elle était trop fatiguée pour ressentir une quelconque gêne en le voyant. Et puis, ne l'avait-elle pas, « il y avait des années de cela », confronté sans le moindre problème ?
« Il n'y a pas de siège », répondit-elle donc en français. « Il va falloir que tu t'adosses au mur. » Il ne se fit pas prier, et croisa les bras, le menton bas. Elle ouvrit la bouche, il lui coupa l'herbe sous le pied. « Tu te souviens de nous », laissa-t-il tomber. Elle baissa le regard sur son assiette.
« Tu es obligé de commencer par un head-shot, articula-t-elle.
— C'est pour ma santé mentale.
— Tu penses à la mienne ?
— Oui. »
Elle serra les dents, et les poings en prime. Toutefois, elle les relâcha bien vite. Son cœur s'était tordu, encore. Il jonglait entre ses traumatismes du vingt-et-unième et ceux du quarante-et-unième. Mais cette fois-ci, la borgne s'y repérait bien mieux. « Je suis désolée, mais je n'arrive pas à ressentir une once de peine pour toi », lui avait-elle dit.
« Je suis désolée », soufflait-t-elle désormais.
Kenny écarquilla lentement les paupières, Marion plissa les siennes. « Je me souviens de notre discussion. Tu n'as pas menti une seule seconde. Je t'ai poussé à accepter de me torturer, n'est-ce pas ? À revoir ta tête... tu ne le voulais pas. Je ne savais certes pas, pour le lien... » Elle agrippa brusquement ses cheveux. « Mais quelles horreurs tu as ressenties, après ça ?! » s'écria-t-elle d'une voix brisée.
Annie se figea, Livaï leva la tête, Kenny bloqua. Cependant, les premiers ne comprenaient pas cette belle langue qu'était le français. Il n'y avait que l'ancien tortionnaire de la chercheuse pour comprendre pourquoi elle était malmenée par des sanglots incontrôlables.
« Dis, Kenny, rit-elle amèrement. Pourquoi est-ce que tu ne m'as jamais reprochée ça ? C'était une demande horrible. La pire requête qui puisse exister. Si seulement je m'étais souvenue de toi... si seulement je n'avais pas demandé à Bern, par lâcheté, d'effacer ma mémoire...
— C'est comme ça, énonça-t-il platement. C'est pas moi qui allais me faire torturer. Je peux rien te reprocher, là-dedans. »
Elle se leva d'un coup, avança vers lui à grands pas et le prit par le col avec brutalité. Il hoqueta sous la stupeur. « Tu as si peu d'estime pour toi ? » gronda-t-elle. « Regarde-toi en face. Tu as passé trente ans à... à... » Elle le lâcha mollement.
« Je ne sais pas, murmura-t-elle.
— À t'attendre, oui. »
Cette fois-ci, sa voix était rauque ; cette fois-ci, le cœur de la jeune femme rata douloureusement un battement.
« Je savais que tu n'allais pas me reconnaître, grogna-t-il. Je te l'ai déjà dit. M'enfin... oui, ça reste une attente foutrement longue. Maintenant, tu sonnes comme avant. À me dire que je devrais avoir plus d'estime de moi. Mais je reste un enfoiré, Marion.
— Tu ne l'as pas été, avec moi, siffla-t-elle.
— J'ai tué des gars de l'escouade de Livaï et j'ai pris plaisir à assassiner des pauvres américains lambdas. En quoi je ne suis pas un connard sans nom ? T'as un cerveau incommensurable. Si tu n'as pas la réponse...
— J'ai dit avec moi. Du reste, c'est indiscutable.
— Alors, de quelle estime tu parles ?
— Tu as été aimé par un cerveau incommensurable, ricana-t-elle. Tu es en train de descendre mes goûts, là. »
Les secondes coulèrent, aucune réponse ne vint. Marion recula de quelques pas, l'œil clos. « Désormais... », murmura-t-elle. « Je ne sais pas quoi te dire d'autre, mis à part que je suis désolée. » Silence. « Et que je t'avais... sincèrement aimé. » Silence.
« J'ai tué notre relation. Maintenant, je ne sais plus quoi faire. J'ai peur de toi... et en même temps, je voudrais notre « happy ending ». Mais c'est impossible, avec toi. C'est terriblement frustrant. Je suis trop fatiguée pour pour partir dans d'autres « et si »... Juste... » Elle inspira un bon coup, le coffre douloureux.
« Qu'est-ce que tu aurais aimé, toi... ? Durant cette trentaine d'années, qu'est-ce que tu as ruminé ?
— J'ai lâché l'affaire. À quoi bon...
— Qu'est-ce que tu aurais aimé ? gronda-t-elle. »
Son ton tranchant parut le figer sur place.
« Tu m'as dit que j'étais la seule à me mettre des œillères. La roue tourne, on dirait. Tu m'as dit que tu m'avais toujours aimé : la Marion actuelle pourrait dire la même chose à propos du Kenny du vingt-et-unième. Tu te remets des œillères..., songea-t-elle encore. En bref, tu mets encore tes sentiments de côté. Là, tout de suite, comment tu voudrais que les choses se passent ? Ne me refile pas un raisonnement rationnel, je le balayerai illico.
— D'accord. J'aimerais aller élever des chèvres avec toi dans le fin fond du Mur Rose – comme oncle et nièce, car j'ai plus connu que ça, et toi aussi. Sans oublier de tuer deux-trois personnes et leur voler du fric toutes les semaines. À quoi ça sert, maintenant, de remuer le couteau dans la plaie ? jeta-t-il.
— C'est enfin sorti. Mes félicitations. Ça arrivera, mais pas dans le Mur Rose.
— Hein ? laissa-t-il tomber, éberlué. »
Elle planta sa pupille dans les siennes.
« Quand je reviendrai au vingt-et-unième... je retrouverai le toi version jeune. Je ne sais pas encore quelle année je pourrai entrer. De préférence avant le transfert de Leah. Dans tous les cas, siffla-t-elle, je ferai tout péter : les américains, la Résistance 2.0, n'importe-quoi qui fera dégénérer le monde, et on se cassera je ne sais où. Au Diable le quarante-et-unième. Il ne pourra pas être sauvé indéfiniment.
— Attends, Marion, la coupa-t-il. Comment tu veux faire un truc pareil ? Avec la machine numéro sept ?
— Il faut un transfert, pour la sceller : autant sauter sur l'occasion.
— Et si tu te fais de nouveau choper ? siffla-t-il.
— Je me tuerai. Ils ne m'auront... »
Il la prit par le bras avec précipitation, elle le fusilla du regard.
« Tu crois que les choses sont aussi simples ? grogna-t-il. Tu n'es même pas en face de ta foutue machine. Et s'il était possible d'arrêter ce massacre, quelqu'un l'aurait fait depuis longtemps.
— J'aurais pu le faire ! rugit-elle. Et je ne dis pas ça par ego. Le moi de cette époque était focalisé sur une seule chose : créer des machines, toujours plus de machines, pour lier le vingt-et-unième et le quarante-et-unième... et c'était la pire erreur de ma vie ! Plus les millénaires sont connectés, plus il y aura de morts ! »
Elle désigna Annie de sa main libre. « Elle a été transférée en 2019. » Elle braqua ensuite son index vers Livaï. « Lui aussi. La même année. Isaac, en 2017. » Puis, elle montra enfin son oreiller.
« Leah, elle, est partie en 2010, et elle avait huit ans – elle ne quittera pas le vingt-et-unième non plus !
— En bref, tu veux revenir avant 2010, et tout faire péter en quelques mois ?!
— Exactement ! cracha-t-elle. Je sauverai tout ce petit monde, et foutrai le reste en l'air. La machine numéro sept est le pire poison au monde. Si...
— Reviens en 2002, alors, souffla-t-il.
— Quoi ? murmura-t-elle d'une voix tremblante. »
Il lui lâcha le poignet, et laissa mollement retomber son bras le long de sa hanche.
« La machine numéro sept a été finalisée en 2003. Si tu reviens en 2002, tu pourras tout faire péter avant l'enfer. Tu pourras donner toutes les indications à Stéphane Bern, leur dire où taper, tuer tes alter-ego, et vivre ce truc que t'appelles ton happy ending.
— Non, débita-t-elle. Leah...
— C'est ça, qui te fait bloquer ? Vingt-six ans d'écart avec ta dulcinée au lieu de dix-huit?
— Depuis quand tu veux le bien de ce foutu monde ?!
— Si cette horreur n'est pas détruite, tonna-t-il, tu ne vivras rien de bon ! »
Marion hoqueta, les paupières écarquillées. Elle ne sentait plus les larmes brûlantes dévalant sa joue intacte. Leah. Si elle revenait aussi tôt dans le passé, elle pouvait balayer tout ce fin espoir de vivre avec elle. Elle en tomba à genoux, les mains tremblantes.
« Tu es de retour à ton vieux toi », énonça-t-il lentement. « Et, ton vieux toi, je le connais. Si tu vis dans un monde où le futur sera en danger, tu t'en voudras à mort. Littéralement à mort. Tu voulais te casser avec le moi de l'époque, c'est ça ? Tu veux que je me mette moins de côté, c'est ça ? Tu es désolée, tu voudrais réparer notre relation mais tu ne le peux pas, tu m'as toujours aimé, et patatras ? Dans ce cas, va falloir te contenter de la merde que t'as en face, en plus jeune. »
Et il se tut.
Ces paroles n'achevèrent pas la chercheuse. Elle ne tombèrent pas sur elle comme des rocs, n'explosèrent pas à ses tympans, ne lui compressèrent pas le crâne. Non. Elles la vidèrent simplement de toute énergie. Antoine. Annie. Isaac, Leah. Je pourrai peut-être les connaître... mais, au final, de tous ceux que j'aime...
Elle releva sa prunelle sur Kenny. Plus son visage de vingtenaire s'imposait à elle, plus ses épaules s'abaissaient sous la fatigue. Sous la fatigue... Et elle se leva pourtant, même en chancelant. Elle braqua un regard décidé sur le plus âgé, sans le voir. Seulement celui qu'elle avait connu des années durant, celui qui l'avait accompagnée sans une once de jugement. Un sourire brisé se dessina sur ses lèvres.
Si j'y survis... Au final, il n'y aura que lui.
« Soit », murmura-t-elle. « Je pense que la discussion est finie. » Il la scruta un instant, un court instant, pour faire volte-face et boitiller jusqu'à la sortie. « Bon appétit, alors. » Et il partit... sans fermer la porte. Plus précisément, il grogna avec agacement : Weierstrass lui rendit la pareille dans un beau « tu es dans le passage, je suis le médecin », et débarqua dans la pièce, pour regarder tour à tour la borgne et Livaï.
« Navré d'interrompre votre dîner, mais vous aller devoir le déguster en marchant. Je vous mute dans l'infirmerie », trancha-t-il.
Lien vers le fanart : https://www.zerochan.net/1644887, par Nirito-kun
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