𝓒𝓱𝓪𝓹𝓲𝓽𝓻𝓮 24
Le couloir se termine et donne sur une porte ouverte. De grosses bougies, déjà bien utilisées sont côte à côte dans un cercle, la cire coulant sur le parquet sale et pourri. Un tabouret est au milieu, une femme perchée dessus comme un oiseau. Elle me surprend, me prend de court. Une sorte de nuisette la couvre, le bas de la tenue assez long, comme deux pans qui traînent au sol, complètement noirs. Ses mains sont noires aussi, tout comme ses pieds, remontant jusqu'à ses mollets. Ses ongles sont immenses et sombres comme la nuit. Ses yeux, blanc comme la lune, semblent malgré tout nous fixer. Elle paraît jeune, mais est dépourvue de cheveux. Son visage est d'un vide intense, prêt à aspirer la moindre âme qui se perdrait ici, dans la noirceur de sa maison, que l'on ne peut pas qualifier de chaleureuse, ou accueillante. Un corbeau vient se poser sur son épaule, un œil dans son énorme bec.
« La voilà. »
Elle sourit, et tend les bras vers moi, voulant sûrement me voir de près. Etrangement, j'obéis et m'approche, sans vraiment comprendre pourquoi. Ses ongles effleurent ma peau, me donnant des sueurs froides. Puis, je sens la peau glacée de ses doigts squelettique entrer en contact avec mon visage.
« Quel est ton nom ? »
Je n'arrive pas à répondre. Tout me semble trop lourd, et malgré tout, trop léger. J'avale ma salive, difficilement, et au bout de plusieurs longues secondes, je réussi à prononcer mon nom :
« Astal.
-Non. »
Sa voix est sèche et violente comme du fer. Elle me fixe, me transperce. C'est désagréable, j'ai l'impression qu'elle lit en moi, je me sens oppressée, pas à ma place dans mon propre corps. Toute ma confiance se perd dans la pièce, et j'ai même presque envie d'en pleurer. Je me sens seule, et pourtant trop fixée par tout le monde. Il y a trop de regard, partout, je ne veux pas qu'ils me regardent.
« Je ne sais plus. »
Ma voix se fait toujours aussi faible, comme une flamme sur le point de s'éteindre.
« Et bien Astal fera l'affaire, tant pis. Depuis combien de temps es-tu là ? »
Je n'arrive pas à réfléchir normalement. Déjà, ses mots n'arrivent pas de suite à traverser mon esprit, j'ai besoin de temps pour les comprendre, les mettre dans l'ordre, les analyser. Quand enfin c'est fait, je cherche une réponse. Je cherche mes mots, à mettre également dans le bon sens.
« Six Aurores, je crois.
-Tu as vu l'Horloger ?
-Je...Je crois, oui.
-Et ensuite tu es arrivée ici, et depuis tu n'es pas retournée dans ton monde ?
-Non... »
Ma voix me paraît ridicule. Je ne sais pas, peut-être trop faible, ou trop forte. Pas assez assurée, mes réponses inintéressantes. Je referme chacune de mes pensées, me réduit à rien, me dénigre. Je ne me veux plus. Sous son regard, je me hais.
« Ce n'est pas normal. Pas avec le Marchand de Sable. Il ne t'a pas vue ? Il ne vous a pas vu. »
Cette phrase allume une petite flamme en moi, qui éteint presque tout. Oh, peut-être pas pour longtemps, mais juste assez pour précipiter ma question.
« Vous ? Lucas est là ?
-Lucas...Qui est-il ?
-Un Eveillé ! il était avec moi. Où est-il ?
-Astal... »
C'est Oromë qui m'appelle. Elle tente de me dire d'arrêter, sans pour autant se faire entendre. Elle ne comprend pas que c'est important. Onyx tourne la tête.
« Un Eveillé ?
-Oui, comme moi ! Vous savez, un Eveillé ?
-Toi ? Qui es-tu ?
-Mais...Je suis Astal ! Vous ne me reconnaissez pas ?
-Non. Quoi ? »
Je ne comprends plus rien. Elle me lâche, tourne la tête vers son corbeau, surprise.
« Tu es là toi ? Je ne t'avais pas vu. »
Elle lui caresse un peu la tête et se retourne vers moi, avec un sourire. Ses dents sont noires. J'étouffe un sursaut.
« Astal ! L'Eveillée. Tu es un sacré mystère, tu sais ? »
Je fronce les sourcils, et fais un pas de recul. Quand je lui parle, on dirait qu'elle ne sait rien. Quand elle parle, on dirait qu'elle connait tout. Elle ne me laisse pas partir bien loin, attrape mon poignet et m'ouvre la main avec son ongle. Je pousse un cri, entre la surprise et la douleur, tandis qu'elle récupère quelques gouttes de sang.
« Tu ne sais rien de ce monde, petite chose. Tu ne sais rien de toi. Mais moi, je vais essayer de comprendre. »
Elle regarde le liquide rouge, avec un grand sourire, et fait un vaste signe de main, que je juge terriblement insupportable.
« Allez-vous-en. Je ne veux plus de vous. J'ai ce qu'il me fallait. »
Je m'apprête à lui demander quelque chose, mais Aeglos ne me laisse pas la liberté de le faire. Il passe sa main sur mon épaule, m'entrainant avec lui. Je me laisse faire, n'ayant plus l'espoir de résister et les suit, déçue, à travers ce couloir qui me paraît moins inquiétant maintenant que je sais ce qu'il y a au bout.
« Qu'est-ce qui lui a prit ? »
Ma gorge est serrée, ma voix étranglée. Je vois le couple avoir pitié de moi, ou un sentiment similaire. Leur regard est doux comme du miel, coulant. Je les évite, ne voulant pas m'y cogner, malgré la douceur. C'est humiliant.
« Onyx est folle. »
La sanction s'abaisse par la voix d'Oromë. Aeglos ne veut pas laisser la conversation aussi sèche et vide d'explication, alors il reprend :
« Elle ne répond pas aux questions. Elle ne sait pas faire. Pour se faire entendre, il faut se formuler autrement. »
L'idée de faire demi-tour me traverse vaguement l'esprit. Faire volte-face, longer les murs écœurants de ce couloir, débouler dans cette pièce vaguement éclairée une deuxième et dernière fois, demander sans poser de question si Lucas est ici. Pourtant, en me retournant, face aux abysses affamées de l'endroit, je déglutis. J'ai peur de ce qu'il y a au bout, j'ai peur de la déranger et que mes yeux finissent dans les becs de ses corbeaux, j'ai peur d'affronter de nouveau son regard. Je secoue la tête, gênée par ma propre lâcheté, et ravale cette idée certes courageuse, mais impossible à mon échelle. D'autant plus qu'elle n'est pas saine d'esprit, aussi bien le « vous » ne voulait dire que « moi ». Est-ce que le risque en vaut le résultat ? Je ne suis pas sûre. Mourir pour une information est inutile, réalité ou rêve.
Je lève ma main devant mes yeux. Le sang perle encore un peu, commençant doucement à coaguler. La douleur était bel bien réelle, mais par quelle magie ? Est-ce possible ? Je sais que le mental est une chose complexe, aussi bien il est capable de reproduire une douleur comme celle-ci avec simplicité. Ce doit être que ça, un peu comme les douleurs fantômes. Ou alors je nage dans un déni dont je ne veux plus sortir, par peur que l'air de la réalité me glace jusqu'au sang.
Je secoue simplement la tête. Je suis dans un rêve, majuscule, point, fin de la phrase. Ce n'est pas plus compliqué, ce n'est pas plus simple. Lucas est dans mon rêve, ça ne veut pas dire que c'est lui. Et quand bien même ce serait le cas, ne pas aller vers lui ne veux pas dire l'abandonner. On va se réveiller, aussi bien demain pour ce que j'en sais. On sera dans le bus, à nouveau, côte à côte, son écouteur dans mon oreille avec « Overcome » de Skott en boucle, comme à son habitude. Peut-être qu'on est dans le même rêve, et que le premier truc qu'on se dira sera « j'ai fait un rêve hyper étrange ». On en rira pendant de longues minutes, et on passera à autre chose, parce que c'est ce qu'on fait de mieux avec Lucifer. Passer à autre chose.
Oromë me remarque pensive. Elle soupire, et regarde la plaie dans le creux de ma main.
« Et bien ? Tout va bien ?
-Oui. je balaye les murs d'un regard. Oui, tout va bien. »
Mes yeux me semblent lourds de fatigue, sans que je ne sache vraiment pourquoi. La peur que je viens de traverser ? C'est vrai que j'ai réagi comme une gamine face au croque-mitaine.
« C'était plutôt rapide, finalement. »
Aeglos sourit, doucement, en ouvrant la porte pour me laisser passer et sortir dans la ruelle.
« C'est normal, il faut dire que tu ne sais rien, elle et nous non plus. Si tu te rappelais de tout, ça aurait été étonnant. Pratique, mais étonnant. »
Oromë fronce les sourcils.
« Onyx ne l'a pas relevé, mais tu n'as vu que l'Horloger ? Pas le Marchand de Sable ? »
Je secoue la tête, ne la lâchant pas du regard, inquiète.
« Pourquoi ? C'est grave ? »
Elle semble pensive. Elle finit par hausser les épaules, forçant un petit sourire qui résonne étonnement bien.
« Non, je ne pense pas...c'est étrange, mais peut-être pas grave. Tu sais, je n'y connais pas grand-chose, mais si Onyx n'a pas relevé c'est que ça doit aller. »
Plus personne n'ajoute rien. Et, quelque part, c'est un peu bête, parce qu'on sent bien que l'on ne s'est pas tout dit. Il y a quelque chose qui cloche, que ce soit dans l'air ou en nous, quelque chose qui nous fait penser que « ce n'est plus comme avant ». Il y a un changement, un tournant. Et j'en suis ou la cause, ou une victime collatérale, mais l'histoire peut beaucoup changer de l'un à l'autre.
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