𝓒𝓱𝓪𝓹𝓲𝓽𝓻𝓮 1

Je lève ma tête qui me semble si lourde du creux de mes bras, croisés pour former un petit coussin très confortable. La sonnerie bien trop aigüe est venue brûler mes tympans pour me dire de sortir de mon sommeil de plomb pour rentrer chez moi, comme si elle me repoussait à la seconde où mon temps dans ces quatre murs gris était dépassé. Dormir est devenu un réflexe d'autodéfense contre les heures passées en cours interminables et si répétitives. Je m'étire et saisit mon sac d'un mouvement lent et peu assuré, pour le poser sur mon épaule avec peine. Enfin hors de la salle, je réalise alors que je suis la dernière, et j'essaye de déplacer ma carcasse fatiguée à travers les couloirs, jusqu'à mon bus. Mais quelqu'un derrière moi m'attrape en plaquant sa main contre mon front, m'empêchant d'avancer. Je fais volte-face sans grande trace d'agressivité, ayant le même regard et répartie qu'un saumon mort. Un sourire familier accueille alors mes yeux, suivit d'un petit rire malicieux.

« Tu ressembles à un zombie Emy... »

Il m'en informe comme si je n'en avais pas conscience, et je dois admettre que ça m'arrache un petit sourire. J'hoche simplement la tête, et repart sur ma route, direction mon bus, lui sur mes talons.

Lucas. Mais tout le monde s'amuse à l'appeler Lucifer, suite à une pièce de théâtre où il jouait ce rôle. Notons que ça lui va bien, et que peu de personnes savent l'origine de ce surnom. Il est ma bouée de sauvetage, dans cette mer de monotonie. Il s'assoit à mes côtés, sans rien dire, et me tend simplement un de ses écouteurs sans même me regarder. Un peu comme un geste automatique. Ce qui est bien évidemment le cas. J'attrape son écouteur et le mets dans mon oreille avant de poser ma tête contre son épaule, et de m'endormir. Je l'entends, de mon oreille dénuée de note de musique, discuter à droite à gauche, à des inconnus de l'autre côté de nous, sur le côté droit du couloir du bus. Enfin, je dis inconnu, mais il place un nom à tous ces visages aux expressions faciales pourtant si simple. Il finit par se tourner vers moi, enthousiaste pour Dieu seul sait quelle raison.

« Tu fais quoi ce week-end ? »

Je hausse un sourcil. Quelle est cette question, comme s'il ne me connaissait plus ?

« Ben, je dors. »

Il ricane en levant les yeux au ciel, priant sûrement une divinité de me donner des réactions plus développées que celles d'un vieux crustacé.

« D'accord, mais à part ça ?

-Du wingsuit, j'adore la mort. Et si tu me posais plutôt une vraie question que je te donne une vraie réponse ?

-Tu veux sortir avec moi ? »

Je me mords la lèvre, retenant le sourire qui annoncerai ma vanne.

« C'est-à-dire que je te vois plutôt comme un ami. »

Il explose de rire, et je suis.

« Non, mais oui, j'ai compris ce que tu voulais dire.

-OK, et donc ?

-Oui, bien sûr. De toute façon tu veux que je fasse quoi d'autre ?

-Du wingsuit. »

Je me tourne vers lui, un sourire amusé. Il me donne un léger coup d'épaule.

« T'adore la mort. »

Très vite, il est arraché de moi, prit dans une marée d'appels de son prénom venant des trois quarts du bus. Et il y plonge, ayant la grande capacité de savoir surfer sur les surplus de mots. Je me retourne vers la fenêtre, et observe sans grand miracle que rien n'a changé.

Les arbres glissent, peut-être un peu trop vite sous mes yeux qui n'arrivent pas à les rattraper. Et les voilà derrière. Déjà. De nouveaux arrivent durant un quart de millièmes de secondes mais ils ont encore échappé à mes yeux. L'absence de chose fixe à observer finit par me donner la nausée, et je me tourne face à mon siège, scrutant cette fois les petits détails qui ne disparaissent pas, malgré les années. Les boutons au-dessus de ma tête, pour la lumière, son toujours comme neuf, à priori jamais utilisé. Le chauffage est encore trop chaud, et me donne mal à la tête. En été, trop froid, me fais éternuer. J'attrape l'espèce de hanse sur le siège, grise, qui a des traces de stylo dessus. Sur un côté, il y a même écrit un petit « M + L = <3 » que je juge pathétique mais qui semble être dans le top mode depuis cinq générations maintenant. Je me questionne alors sur les prénoms. M doit être un garçon, c'est toujours leurs initiales en premier. Matis ? Mathias ? Meïdan ? Lou ? Léa ? Line ? Peut-être tous, vu le nombre de personne qui se mette en couple au collège.

C'est fou de voir comme le temps laisse certaine chose pourtant si futile, et en emporte d'autre, bien plus importante. Cela dit, s'il ne le faisait pas, on ne pourrait plus avancer. Et sans métaphore, je veux le dire au sens littéral. Si le passé n'existait soudainement plus et que nos souvenirs là restaient là, on ne pourrait plus bouger. Ni respirer. Nos cœurs ne battraient pas non plus, nos yeux ne pourraient cligner, notre sang serait figé à jamais, et on serait des statues, sans poussière, à jamais propre mais sans personne pour admirer. Et sans futur, ce serait le même résultat. Sans présent, on n'existerait carrément pas. Donc finalement, pour que le monde fonctionne, il faut savoir conjuguer sa vie au rythme des trois temps. Mais alors, si les trois temps se rassemblaient en un seul, qu'est-ce que ce serait ? Comment on serait ? Le passé dans le présent du futur. Le futur d'aujourd'hui, passé de demain, hier de bientôt. Ce serait étonnant, on peut le dire.

La soudaine toux violente de Lucifer me connecte dans la réalité, me tirant précipitamment hors de mes pensées. Il me regarde avec ses grands yeux ronds, comme dans l'incompréhension la plus totale. Je remarque qu'il est debout, et que son écouteur n'est plus dans mon oreille, mais flotte dans l'air accroché à son fil blanc.

« Ben alors, tu fais quoi ? »

Je soupire. J'étais frappée par la soudaine réalisation de l'importance des temps sur le plan physique mais aussi psychique, et de l'absence que pourrait avoir l'impact de leur disparition si par un soudain jour différent des autres ils s'en allaient, trouvant mieux que nous, futiles humains sans reconnaissance pour le monde et ses jouissances qui préférons se demander si le cannibalisme, qui serait une question de culture (et/ou de goût) est oui ou non légal dans les conditions suivantes : Que le plat principal soit consentant, qu'il soit sûr de son choix, que son choix n'est pas été faussé par un chantage ou quelconque substance sombre et/ou illicite (drogue, alcool, rhum arrangé, hydromel, eau de vie, vin, jus de pomme fermenté, haleine fétide d'un professeur de maths (qui serait alors classé dans sombre et illégal)), qu'il soit conscient de ce que ça implique, qu'il n'exige pas un retour en arrière, qu'il...

« J'ai réfléchi, et je pense que quand même, la vie est plus belle dans un bus.

-Vu la rougeur de tes joues, je pense que si tu restes encore un peu tu fonds. Viens donc. »

Je souris. Il me tend une main pour m'aider comme si j'étais en sucre, que je saisis comme si c'était vrai, et le suit, évidemment. Le changement violent de température me donne un vertige, et je me demande si ce n'est pas vraiment qu'un sirop de glucose qui circule dans mes veines. Pourtant non, car bien vite je m'y habitue et j'affronte cette tempête de froid de 10°c (minimum) avec brio. Je ne suis pas habituée aux températures en dessous de 25. Il me manque 15 degrés pour me sentir dans mon habitat naturel, et je souffre. Mais lui, non. Dans son fin pull il semble être juste bien, les mains fourrées dans les poches, les cheveux dans le vent, le regard dans le vague. Ou la vague, peut-être, parce qu'à travers, je vois toutes ses pensées qui essaye de naviguer malgré la houle qu'il s'inflige, violente, froide, et mordante comme le requin de ses conclusions. C'est un tsunami qui essaye de le noyer, et il touche le fond alors que son regard se baisse, s'éteint. Je lui donne un coup d'épaule, prête à lui partager mon scaphandre, le temps qu'il remonte à la surface. Il y arrive plus vite que prévu et me sourit :


-Je vais te croire tiens.

-Ton manque d'empathie me blesse.

-ça va, ton côté Drama Queen va recoudre ta plaie. »

Il ricane un peu, secouant mes cheveux déjà emmêlés par le vent. Je râle tout de même, pour l'image, chassant sa main. S'en suit une bataille très violente, à coup de pichenette, de petite bousculade et de coup d'épaule, notre attaque favorite je pense. Au loin se dessine le portail qui mène à ma demeure, pas très grande, pas vraiment neuve, et pourtant magnifique. Il regarde ma porte, grimace, et prend un air très dramatique, approuvant ma dernière phrase.

« Voilà la porte qui te sépare de moi.

-Tu veux dire, ce petit portail ? Si t'étais un vrai Prince Charmant tu l'enjamberais.

-écoute princesse, t'es gentille, mais le charisme ne vaut pas une jambe dans le plâtre. »

Je hausse un sourcil, et il hausse les épaules, l'air très innocent. Il me fait un au revoir un peu rapide, et s'enfuit presque, sous un regard très jugeur. 

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