Chapitre III

— Tamamo*, réveille-toi...

Mae ouvrit doucement les yeux, et fit face au visage de Shunsuke, qui lui offrait un petit sourire. Dehors, il s'appuyait sur la portière de la voiture ouverte en grand.

— On est arrivé, dit-il simplement.

Elle se redressa en se frottant les yeux. Elle n'avait pas senti le sommeil l'emporter. Un vague souvenir d'avoir rêvé persistait dans son esprit. Elle avait vu ses frères et sœurs, jouant dans les bois, près d'une rivière. Le vent soufflait doucement, faisant bruisser les arbres autour d'eux.

— Pour te détacher, appuie sur le bouton rouge, lui expliqua Shunsuke, la faisant sortir de ses pensées.

Elle regarda à sa gauche et trouva le fameux bouton, qu'elle actionna. Dans un « clic », la ceinture se défit et revint brusquement à sa place initiale, la faisant sursauter au passage.

— Désolée, j'aurais dû te dire de la retenir, s'excusa Shunsuke en passant sa main dans sa nuque.

Il s'écarta de la voiture pour la laisser sortir. Mae s'exécuta et, curieuse, fit quelques pas en direction de la balustrade devant eux. Le paysage qui s'offrit à ses yeux la laissa sans voix. La nuit semblait être tombée depuis un petit moment, mais, comme des touches blanches perçant dans le noir, des lumières éclairaient l'intérieur des nombreux bâtiments. Même à cette distance, certains d'entre eux semblaient immensément grands, touchant presque le ciel.

— C'est beau, hein ?

Shunsuke s'était appuyé sur la rambarde juste à côté d'elle.

— J'aime bien la nuit, dit-il simplement. Les paysages sont plus beaux.

Il ferma les yeux et prit une lente inspiration.

— Et puis, on voit moins la crasse ! plaisanta-t-il.

Malgré la disparition du soleil, son visage était bien visible dans la nuit. D'où pouvait bien provenir cet éclairage ? Mae regarda autour d'eux mais ne vit pas de bougies, ni de lampes suspendues. Elle finit par lever les yeux et découvrit un grand poteau métallique, qui émettait de la lumière. Des hommes grimpaient donc si haut pour l'allumer ?

— C'est un lampadaire, expliqua Shunsuke, ayant remarqué son observation.

Elle baissa les yeux sur lui, toujours perdue.

— Comment ça s'allume ? C'est très haut !

Shunsuke la fixa une seconde, avant de laisser un sourire se former sur ses lèvres.

— Ça s'allume tout seul. Avec l'électricité.

— La quoi ?

Shunsuke tendit le bras et lui désigna les bâtiments éclairés.

— L'électricité. C'est une énergie. On en a partout, on l'utilise pour tout. Pour s'éclairer, se chauffer, pour regarder la télévision, pour recharger nos portables...

Il s'arrêta soudainement, s'étant probablement rendu compte qu'une partie des mots qu'il venait d'utiliser ne lui disait rien.

— Euh, je t'expliquerai le reste plus tard, trancha-t-il en passant sa main dans sa nuque. Mais en gros, ça remplace les bougies et les lampes à huile. Et les poêles.

Il se tourna pour s'appuyer contre la balustrade, ses bras nus appuyés contre le métal.

— Tu n'as pas froid ? demanda Mae.

Lui ayant donné sa veste, il se retrouvait en débardeur en pleine nuit. Si le temps était doux au moment de leur rencontre, un vent frais soufflait doucement à présent. Presque par réflexe, Mae frissonna.

— Ça va, je ne suis pas frileux, la rassura-t-il avec un sourire. Et puis j'ai une autre veste dans la voiture, ne t'inquiètes pas !

Ils restèrent silencieux pendant un temps, Mae se demandant ce qu'ils attendaient. Ou plutôt, ceux qu'ils attendaient. Elle eut sa réponse quelques minutes plus tard, lorsque deux silhouettes vinrent à leur rencontre. Avant qu'ils ne fussent à portée de voix, Shunsuke fit les présentations, tout en les saluant en levant la main.

— C'est Abe Yoshinori, un ami d'enfance.

À l'entente de ce nom, Mae eut un frisson, sans savoir pourquoi. Mais lorsqu'elle vit plus nettement le visage du jeune homme, un souvenir désagréable lui revint en mémoire. Elle revoyait nettement Abe-no-Yasuchika, l'astronome du palais, marmonner des incantations la rendant malade. Jusqu'à lui faire perdre le contrôle de sa métamorphose. À cause de lui, elle avait été forcée de révéler sa véritable apparence devant toute la cour. Et les pupilles vertes de Yoshinori, cerclées par une fine monture de métal dorée, étaient bien les mêmes que celles de son ancêtre.

— Et voilà Toba Konoe, sa petite amie, continua Shunsuke, sans s'apercevoir de son trouble. C'est d'elle dont je t'ai parlé.

Toba ? Face au sourire de la jeune fille, Mae se sentit désarmée. Elle lui rappelait In, l'homme qui l'avait aidée à s'intégrer. L'empereur retiré* qui lui avait ouvert les portes de la cour impériale, et par conséquent, lui avait accordé de nombreux privilèges – elle en avait bien conscience. En cette jeune femme, Mae revoyait la bonté et la bienveillance de l'homme.

Les deux jeunes humains arrivèrent devant eux, et Konoe leur adressa un petit signe de la main en guise de salutation.

— Hello, hello ! Alors c'est toi, la fameuse Tamamo ? demanda-t-elle avec un grand sourire.

Mae hocha doucement la tête, tout en jetant un coup d'œil méfiant à Yoshinori. Les yeux rivés sur elle, il affichait une expression neutre, mais ses bras croisés devant sa poitrine traduisaient sa méfiance envers elle.

— C'est un beau prénom, continua Konoe. Miura nous a dit que tu étais un renard, c'est bien ça ?

Intriguée, Mae tourna la tête vers Shunsuke. Il était toujours resté avec elle, et elle ne se rappelait pas l'avoir vu communiquer de quelques façons. Mais il était vrai qu'elle s'était endormie dans la voiture. Peut-être leur avait-il envoyé un oiseau alors qu'elle avait les yeux fermés, ou qu'il avait missionné un messager...

Avec un sourire, il fit un mouvement de tête en direction de Konoe pour l'inciter à lui répondre. Il avait l'air de lui faire confiance, et Mae se sentait en sécurité rien que par sa présence. Malgré le regard perçant de Yoshinori... Elle se tourna vers Konoe et hocha à nouveau la tête.

— C'est n'importe quoi, laissa échapper Yoshinori.

Konoe lui donna un petit coup de coude, un air de reproche sur le visage.

— Hé, arrête.

— Les renards à neuf queues n'ont jamais existé, se justifia-t-il. Ce n'est qu'une stupide légende.

— Je l'ai vu, elle ne ment pas.

Shunsuke l'affronta du regard pendant quelques secondes, avant que Yoshinori ne hausse les épaules en poussant un soupir.

— Très bien, comme vous voulez...

Konoe attrapa les mains de Mae, ce qui la fit sursauter. Elle n'avait pas l'habitude des contacts comme celui-ci. Les mœurs semblaient beaucoup plus légères à cette époque.

— Ne l'écoute pas, c'est un scientifique, il n'a aucune imagination, expliqua Konoe en secouant la tête.

Yoshinori secoua la tête, avant de s'éloigner de quelques pas pour s'asseoir sur le dossier d'un banc proche d'eux. Mae l'observa avec curiosité sortir un petit tube blanc d'un paquet, qu'il glissa entre ses lèvres. À l'aide d'une boite d'où sortait une flamme, il en alluma le bout, et commença une étrange répétition d'inspirations et d'expirations, tout en produisant de la fumée.

— Tamamo ?

Shunsuke la sortit de son observation en posant sa main sur son bras.

— Ah, pardon, je me demandais ce qu'il faisait....

— Il fume quand il est vexé, n'y fais pas attention, expliqua Konoe, resserrant doucement ses mains autour des siennes. Concentre-toi plutôt sur moi. Tu t'appelles Tamamo-no-Mae, c'est bien ça ?

Elle hocha la tête en guise de réponse.

— Et tu as bien vécu au XIIe siècle ?

Mae cligna des yeux, intriguée. Connaissait-elle son histoire ?

— Oui, finit-elle par dire d'une petite voix.

— Et tu étais au palais de l'empereur Toba-no-In ?

— Pourquoi tu lui poses de questions aussi précises ? l'interrompit Shunsuke.

Konoe relâcha les mains de Mae, tout en lui offrant un sourire bienveillant.

— Il y a tout une légende autour de Tamamo-no-Mae, la favorite de l'empereur Toba-no-In. C'était un renard à neuf queues, qui a été accusé de complot avant d'être enfermé dans la Sessho-seki, une pierre du mont Nasu.

Mae se mordit la lèvre. Konoe savait. Elle savait qui elle était, elle connaissait son histoire. Et elle y était directement reliée, de par son ancêtre.

— Je...

Mae ferma les yeux et prit une profonde inspiration.

— Je n'ai jamais comploté contre l'empereur... Il a toujours pris soin de moi, et puis, il aimait quand je jouais de la cithare* pour lui. Il était bon et bienveillant, comme un père... Jamais je ne lui aurais fait du mal !

Mae ouvrit doucement les yeux, effrayée. Maintenant que tout était sorti, ils allaient sûrement ne pas la croire, et la rejeter comme l'avaient fait les membres de la cour impériale. Ou l'enfermer une seconde fois, et elle allait vivre les prochains siècles comme les précédents, enfermée dans la roche... Mais Konoe reprit ses mains dans les siennes en souriant.

— Ça va peut-être te paraître étrange, mais Toba-no-In était mon ancêtre, dit-elle doucement.

Mae hocha la tête, sa peur se faisant un peu moins forte.

— Je sais. Tu as le même sourire que lui.

Konoe écarquilla les yeux, avant de laisser un petit rire lui échapper.

— Je ne savais pas ! s'amusa-t-elle.

Konoe serra un peu plus ses mains autour de celles de Mae, reprenant son sérieux.

— Peut-être que cela ne vaut pas grand-chose, commença-t-elle, mais en tant que membre de la famille Toba, je veux que tu saches que je te crois. Tu n'as pas comploté contre mon ancêtre.

Mae la regarda, interdite. Elle la croyait ? À l'époque, personne ne s'était rangé à ses côtés. Tous n'avaient vu que le renard, la créature soi-disant maléfique... L'ennemi à abattre.

Konoe approcha soudainement sa main du visage de la renarde et essuya une larme. Mae porta ses doigts à ses joues. Elle ne s'était pas rendu compte qu'elle pleurait.

— Et je te présente mes excuses pour ce que tu as enduré, ajouta Konoe, un sourire bienveillant sur les lèvres.

Ce fut à cet instant que Mae craqua. Elle tomba à genoux et, son visage emmitouflé dans ses mains, elle laissa des sanglots s'échapper de sa gorge et des torrents salés se déverser sur ses joues. Elle sentit une main chaude dans son dos, une présence rassurante derrière elle. Elle n'était plus seule. Elle était entourée.

Elle mit quelques minutes avant de se calmer, et lorsqu'elle releva la tête, elle vit Konoe dire quelque chose à Shunsuke, agenouillé à ses côtés, sans comprendre ce que c'était. Elle remarqua simplement les yeux du jeune homme s'arrondirent, avant de se poser sur elle, la bouche entrouverte de surprise.

Mae se pétrifia. Que lui avait-elle dit ? Avaient-ils finalement décidé de la chasser ou de l'emprisonner, et tout cela n'était qu'illusion ? Perdue dans ses pensées négatives, elle fut d'autant plus surprise quand il l'entoura de ses bras.

— Je suis désolé, Tamamo, bredouilla-t-il, des trémolos dans sa voix. Je suis désolé pour ce que mon ancêtre t'a fait...

Mae jeta un œil vers Konoe, debout devant eux. Son sourire sur les lèvres, elle essuyait une larme qui perlait à ses yeux.

— Je pense que tu le sais déjà, dit-elle doucement. Que Miura est le descendant de Miura-no-Suke.

— Je suis désolé, continua de répéter Shunsuke. Je suis désolé...

De nouvelles larmes coulèrent sur les joues de Mae. Shunsuke était en train de s'excuser pour toute la douleur et la souffrance que lui avait causées le guerrier dont il descendait. Et tous les souvenirs douloureux qui hantaient son esprit depuis des siècles s'apaisèrent. Elle était enfin crue. Elle était enfin pardonnée. Elle était enfin soutenue.

— Je vous pardonne, je vous pardonne, répéta plusieurs fois Mae, les joues baignées de larmes, enserrant à son tour Shunsuke entre ses bras. Je vous pardonne...

Car eux aussi, ils méritaient son pardon.

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Lexique

Utilisation de "Tamamo" ou "Miura" dans les dialogues : Au Japon, on appelle les autres par le nom de famille, l'usage du prénom étant réservé aux personnes dont on est très proche, comme la famille

Empereur retiré : Statut d'un empereur qui a officiellement abandonné le pouvoir, pour laisser la place à son fils, mais qui a toujours de l'importance dans les décisions politiques

Koto : Cithare japonaise, un instrument de musique mesurant environ 1,80 m de long et comptant 13 cordes

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