SOURNOISES SONT LES OMBRES
𝕾𝖔𝖚𝖗𝖓𝖔𝖎𝖘𝖊𝖘 𝖘𝖔𝖓𝖙 𝖑𝖊𝖘 𝖔𝖒𝖇𝖗𝖊𝖘
( 𝔚𝔥𝔢𝔫 𝔩𝔦𝔤𝔥𝔱𝔰 𝔴𝔢𝔫𝔱 𝔬𝔲𝔱 )
PART I : LES OMBRES N'OUBLIENT PAS
Jisung était Porteur de Lumière. Une mission importante, vitale, dangereuse, qui n'était confiée qu'à la longue lignée des guerriers aguerris dont il en était l'héritier. Car la Lumière signifiait la protection, la sécurité, la vie, accrochant tous les soirs des lampions autour de son village pour repousser les monstres qui attendaient, tapis, dans les ténèbres.
Mais parfois, les nuits sinistres engloutissent même les lueurs les plus incandescentes.
chanhan (chan + jisung)
samouraï ! au
monsters ! au
japan - edo era
shaman ! jisung
warrior ! chan
ils se détestent au premier regard
mention of gore & violence
fantasy
ECRIT DANS LE CADRE DU CONCOURS DE kimgoldessstories, "TROPES INVERSES" !
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Il y a des soirs où même Jisung avait peur.
C'était ridicule, il le savait — c'était lui, le Porteur de Lumière. C'était à lui qu'était confiée la mission ancestrale de protéger le village ; et pourtant, certaines nuits, quand la Lune avait disparu derrière les nuages bas et que seul le noir oppressant lui répondait, il avait peur.
La peur n'était qu'une émotion humaine, après tout — laide, boursoufflée, criante de vérité, comme toutes les autres émotions qui parasitent l'homme, faisant ressortir ce qu'il y avait de plus mauvais en chacun de nous. Un peuple terrifié est un peuple qui massacre, un peuple qui ment, un peuple qui brûle et qui condamne. Un peuple terrifié est un peuple qui ne comprend pas, qui ne cherche pas à comprendre, aussi.
La peur est difforme et disgrâcieuse ; mais ici, en plein coeur des montagnes, la peur était surtout bien réelle. Tangible. Léthale.
Ici, la peur soufflait sur les fronts des nourrisons, leur promettant une vie phobique de méfiance, s'enfermant chaque soir à double tour dans l'espoir de voir de nouveau le petit jour.
Ici, la peur prenait la forme de ces Ombres, des silhouettes faites de fumée, tissu de tous les cauchemars. Peut-être auraient-elles été moins atroces, redoutables et abominables, si elles étaient bâties de chair et de sang, aux griffes acérées, aux mille yeux et aux mille dents — quelque chose, au moins, sur quoi se reposer, sur quoi s'attendre, mettre un mot, un visage sur la menace qui leur coûtait si cher. Non ; ce qui était plus pétrifiant encore, c'était qu'elles n'étaient pas... concrètes. Matérielles. Ce n'étaient que des mirages qui engloutissaient, qui hapaient les innocents dans un voile sans même en régurgiter leurs os.
Personne n'en était sorti suffisamment vivant de leurs serres pour pouvoir les décrire. Seul Jisung en avait aperçu, furtivement, une fois ; et peu importe le nombre de supplications du Conseil des Anciens lui ordonnant de les dépeindre, il se refusait de partager la vision d'épouvante qui l'avait saisi. Ils n'étaient pas prêts à entendre le portrait qu'il en dresserait, de toute façon, et même lui avait encore du mal à surmonter cette sensation de brûlure en plongeant son regard dans cet enfer sans fin et sans fond — triste souvenir qui lui collait à la peau, grinçant des dents dès que son kimono frottait contre la cicatrice sur son torse.
Une fois le soleil couché, quand le zéphyr se teintait de lueurs bleuâtres profondes et quand les rayons cuprifères n'étaient plus qu'une ligne incandescente contre l'horizon, les Ombres sortaient. S'extirpant de leurs caves, apparaissant dans un souffle avant de s'évaporer ; homme, femme, enfant — personne n'était à l'abris, pas plus que les féroces samouraïs qui se vantaient de victoires guerrières. Leurs tombes, à la lisière des grands arbres, n'étaient que le triste témoin de leur arrogance face à la puissance sinistre et destructrice qui les dépassait tous.
Et c'était ainsi que, tous les soirs, quand l'éther se noyait dans le cyan virant au bleu cobalt, quand la pénombre grignotait l'herbe et la terre, Jisung protégeait sa communauté en accrochant les Lanternes. Qu'il vente, qu'il pleuve, que la neige mouchète la soie ou que son coeur soit lourd de deuil — chaque jour que les dieux leur accordaient dans leur immense méséricorde, il portait la Lumière.
C'était une histoire qu'il aimait bien raconter aux enfants, les rares jours où il se surprenait à sourire, posant ses deux longs sabres affutés sur le sol à côté de lui, les jambes croisées et quelques grands yeux curieux posés sur son visage balafré. Car aussi longtemps qu'il y avait eu les Ombres, il y avait eu les Han, la lignée originelle des Porteurs de Lumière — ceux à qui chaque nouveau-né, chaque époux, chaque mère, chaque grand-père devaient la vie. Les Ombres se terraient dans leurs trous quand l'astre diurne brûlait le dos des travailleurs dans les champs ; elles reculaient tout autant d'effroi quand sa famille allumait avec diligence les bouges ensorcelées et incandescantes le long de la frontière de leur tribu.
Au moment même où il était né, Jisung avait été formé, entraîné, poli pour devenir cette lame endurcie et inexorable, dernier bouclier, dernier secours, dernier espoir de sa caste pour voir un autre jour. Il avait hérité du feu centenaire, confiné chez lui derrière une bonne dizaine de sortilèges et talismans dont lui seul avait le secret, qu'il nourrissait avec soin, diligence, amour presque. C'était un brasier sacré, brûlant et protecteur, et Jisung préférait retourner son propre katana contre lui plutôt que de le voir s'éteindre.
Tout de lui— son nom, son rang, son sang — faisait du noiraud un être respecté, à mi chemin entre un shaman et un héros envoyé par les dieux dans leur grande mésirécorde. Un reitre que les Sages plaçaient sur un piédestal, vénérant son jugement et son courage ; mais les Anciens déchanteraient vite, s'ils réalisaient qu'au final, derrière ses armes et ses muscles et ses cicatrices et son regard froid, Jisung n'était... qu'un homme.
Un homme qui, parfois, lui aussi, avait peur du noir.
Cela faisait longtemps que cette appréhension n'avait pas serré son coeur ; mais lorsqu'il sortit sur le perron de son kominka, en cette soirée fraîche du milieu de l'automne, il réprima un frisson. Le ciel était encore pourpre dehors, saignant de cet avertissement lugubre l'empressant de se mettre au travail ; au loin, le profil des montagnes n'était plus qu'une vague forme grise contre l'empyrée sombre.
Dehors, tout était calme — mis-à-part les corbeaux qui chantaient déjà cette litanie inquiétante, tout était toujours calme.
Le mura de Saigo no jōheki, dit « le dernier rempart », n'avait cesse de ressembler à un village fantôme une fois le crépuscule tombé. Les maisons, figées ; les bêtes dans les étables, muettes ; les chants des lavandières, baillonnées. Tous attendaient, les muscles tendus et la mâchoire serrée, de recevoir le coup de bambou qui les laisseraient à terre, offrant un rictus de travers à leurs enfants appeurés.
Ses sandales en bois grincèrent contre les petits galets blancs, rompant la tranquilité anxieuse, lorsqu'il s'aventura enfin au coeur du hameau, dans un tableau tout aussi effrayant de la Faucheuse qui venait chercher son dû.
Seul son porte-lanterne, un chōchin qu'il tenait à bout de bras, projetait une lueur chaude dans la soirée basse — c'était une jolie lampe ovale faite de papier Washin que les femmes de son clan décoraient à chaque solstice. Jisung n'avait pas à coeur de leur dire que les grues et les fleurs de lotus dessinées à l'encre noire n'étaient pas à même de repousser les monstres, mais tant que cela apportait un peu de réconfort, alors il acceptait sans broncher.
Soudain, l'éphèbe se retourna, sec, avant même que le bruit de la bûche tombant lourdement sur le sol ne parvint à ses oreilles. Les sens en alerte, les yeux plissés, les phalanges serrées sur le pommeau de son sabre... mais ce n'était que Yeonjun, le plus jeune des fils du forgeron, perdu à quelques mètres de là. Il le regardait, figé, les yeux écarquillés, comme une biche devant la flèche du chasseur, les genoux tremblotants. Très peu, en réalité, avaient déjà vu Jisung à l'ouvrage ; se contentaient d'écarter une porte en papier de riz pour entr'apercevoir son long kimono se glisser entre les maisons, la soie noire brodée de prières rouges écarlate comme un repère dans l'obscurité.
Il lâcha son épée en réprimant un grondement.
« Rentre chez toi, vite, ordonna-t-il seulement au garçon, la voix plus dure que d'habitude.
Ce-dernier ne se fit pas prier, courant sans demander son reste en abandonnant la bûche à ses pieds. Jisung savait que le père de Yeonjun lui reprocherait le lendemain d'avoir effrayé son fils, mais si cela lui permettait de retenir la leçon, alors c'était tout ce qui lui importait. Il ne passait pas ses nuits entières à protéger le village pour que ceux-ci s'autorisent des excès de zèle qui pourraient tous les mettre en danger.
Le guerrier leva son visage vers le vent pour inspecter le ciel, son chapeau de paille tressée accrochant déjà quelques gouttes de pluie, avant de presser le pas.
Bientôt, les grandes stèles blanches émergèrent de la terre noirâtre.
Avant, quand les peuples exploitaient encore les ressources de la vallée, elles avaient été posées là pour délimiter les territoires entre les tribus, au prix de longues négociaitions et de quelques accords amiables conclus par une poignée de main sous la table. Maintenant, c'était d'avantage pour dissuader les enfants de s'éloigner trop loin de la maison familale. Il n'y avait plus qu'eux, dans ses montagnes, de toute façon — tous avaient empactés leurs maigres possessions pour partir d'ici le plus loin possible.
Son village aurait dû faire de même il y a bien longtemps déjà.
Espacés toutes les trois pierres, de grands tōrō en bronze de deux mètres de haut s'érigeaient fièrement contre l'adversité, décorés de longs tissus carmin pour porter chance, vaillants gardiens de leur paix précaire. Fut encore quatre ou cinq génération, les Lanternes n'étaient autre que de vulgaires lampadaires en bois, supportant mal les éléments et les Ombres trop rageuses et téméraires. Alors leur chef avait demandé à la famille de Yeonjun de constuire des lampions plus résistants — 99, exactement, que Jisung comptait péniblement chaque nuit. La plupart étaient d'ores et déjà recouverts d'une mousse humide, mais leurs bougies éclairaient avec une telle énergie, ses crépitements verts si singuliers dans la pénombre, que le jeune homme pouvait les voir jusqu'à sa chambre, au centre de la caste, quand il partait enfin fermer les yeux.
Lentement, les gestes précis et calculés qu'il avait fait un millier de fois, Jisung alluma avec précaution chaque Lanterne tout autour de la lisière, s'efforçant de ne pas jeter des coups d'oeil circonspects en direction du sous-bois. Enflammer le bout de sa longue baguette en bois dans son chōchin, ouvrir le foyer du tōrō, allumer les mèches, murmurer une incantation, refermer doucement la petite porte, passer au suivant.
S'il se concentrait bien, dans la forêt silencieuse, il pouvait déjà commencer à entendre les premiers clic clic clic caractéristiques, ce bruit de bouche désagréable et tétanisant qui n'annonçait rien d'autre que la mort. Un bruit qui le suivait partout, se figeant pathétiquement quand les chevaux ébrouaient leurs selles ou quand les scarabées vibraient leurs ailes. Un bruit que les autres ne comprendraient jamais, et s'il était le seul à porter ce lourd traumatisme, alors qu'il en soit ainsi.
Il souffla profondément, raffermissant sa prise pour continuer sa tâche le plus vite possible. Ses vieilles blessures commencèrent à lui lanciner douloureusement à la moitié de sa mission, près de la hutte des Kim, mais il ne faiblit pas, jamais, se contentant de grincer des dents — car c'était son devoir, le même qu'il faisait chaque soir, le même qu'il continuerait à honorer tant qu'il pourrait encore tenir sur ses deux jambes.
Parfois — souvent, tout le temps —, quand il poussait la lucarne derrière la dernière bougie ravivée, Jisung rêvait d'un monde où il n'aurait plus peur du noir.
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Ce fut le grand gong de la place centrale qui le réveilla en premier — suivi des cris lointains, des pleurs, des jurons. Parasitant son demi-sommeil, bien trop léger, se tournant sur son futon pour essayer tant bien que mal de retrouver sa léthargie bienfaitrice. Jisung occulta le monde extérieur un instant, mais il fronça bien vite des sourcils à l'entente des coups répétés contre sa porte d'entrée, urgents et désespérés.
« Samouraï Han ! Samouraï Han !
Il ouvrit un oeil, hagard, avant de se redresser maladroitement sur son matelas de fortune. Le soleil était encore bas, l'échoppe d'Haneul qu'il voyait par la fenêtre de sa chambre n'était pas encore ouverte, et il n'avait réussi à dormir que quelques courts instants depuis son retour de patrouille — trop peu, de toute évidence, pour affronter le Wooyoung impatient qui tambourinait contre son kominka.
Il se frotta le visage, ses mèches corbeaux désordonnées, se levant avec un soupir. Ne pouvaient-ils pas gérer les tracas du matin sans lui, déjà qu'il veillait sur leurs chères têtes blondes toute la nuit durant ?
« Samouraï Han ! appela de nouveau la voix, frénétique.
« Oui, oui, marmona-t-il en laissant ses pieds nus fouler le parquet encore frais.
S'il avait jeté un regard par ses fenêtres en papier, sûrement aurait-il vu les villageois accourir vers la lisière de leur frontière, près des grandes stèles blanches.
Jisung ouvrit la porte d'un mouvement sec, seulement vêtu de son pantalon fluide avec lequel il s'était endormi, n'ayant cure que les rayons matinaux viennent rougir son torse balafré.
« Quoi, lâcha-t-il durement en guise d'accueil.
En face de lui, Wooyoung était tout simplement affolé. Son kimono était de travers, tirant sur sa manche avec anxiété, et ses yeux étaient cernés d'une inquiétude nerveuse qu'il n'avait vu que très peu de fois sur le jeune palefrenier. Il manqua de sursauter quand le panneau de bois s'écarta sèchement, levant le regard surpris sur lui et ouvrant une, deux fois la bouche sans réussir à prononcer le moindre son quand il vit le Porteur de Lumière apparaître soudainement devant lui.
« Qu'est-ce qu'il y a ? répéta l'aîné plus froidement, toisant l'autre de toute son aura auguste.
Wooyoung pointa derrière lui, vaguement, le doigt tremblant.
« C'est... c'est...
« Eh bien quoi ?
Sa patience avait des limites, et si le cadet ne se dépêchait pas de cracher le morceau...
« Les Ombres !
Le visage de Jisung se noircit en un instant, l'incompréhension brève passant sur ses traits, une centaine de questions se bousculant d'ores et déjà dans son esprit. Le jour était déjà levé, les monstres ne pouvaient pas apparaître, alors... ?
« Elles ont attaqué cette nuit !
Ses pires craintes se matérialisèrent en un électrochoc, comme une claque rude et sonore sur sa joue endormie. Les prunelles du brun étaient comme un appel à l'aide, et il n'en fallut pas plus pour que le bel éphèbe saisisse le fourreau de ses deux sabres reposant contre le mur, enfilant à la hâte sa longue veste — trop pressé pour nouer correctement son haori ou pour enfiler ses sandales. Wooyoung se précipitait déjà vers la source de toutes les commotions, et il le suivit dans ses pas rapides, le coeur tambourinant d'ores et déjà méchamment dans sa poitrine. A la vue des grands tōrō, pâles dans la lumière du matin, le guerrier ne put que blêmir à son tour.
Il y avait une petite foule amassée à l'orée du sous-bois, et Jisung repoussa un ou deux badauds dans un grognement en se faufilant tant bien que mal — avant de se figer.
Il avait entendu les lamentations avant même de voir la scène, mais rien n'aurait pu le préparer au théâtre abominable qui se jouait vilement sous ses yeux.
« Mon enfant ! hurlait Tzuyu dans un cri qui lui déchira le ventre.
Sur la terre encore humide par la rosée, la silhouette d'une fillette désarticulée gisait sans vie dans les bras de sa mère. La respiration du jeune homme se bloqua douloureusement dans sa gorge en se penchant d'avantage, l'horrible tableau gracié par les leurs cuprifères — une lumière bien trop douce pour quelque chose de bien trop horrible.
Sa peau... Sa peau était si pâle et si cramoisie, comme si toute son essence vitale avait été aspirée en embrasant tout à l'intérieur. La peau sur les os, les lèvres charnues, les côtes apparentes, son épiderme si fragile qu'on aurait les doigts plein de suie et de cendres en essuyant ses pommettes. Les cicatrices noirâtres zébraient ses bras menus et son visage de poupon ; une touche d'aquarelle de suie sur la sclère lactée de ses yeux révulsés. Sa langue était noire, ses ongles étaient noirs, et son âme même avait été noircie, elle aussi, avant de brûler dans une agonie incommensurable.
Asa n'avait que 7 ans.
Quelques paysans hôtèrent leurs chapeaux de paille en signe de respect, les mères soulevant leurs progénitures dans leurs bras pour les ramener à la maison, loin de ce tumulte, loin de cette folie, loin de cette violence.
Mais cette brutale découverte ne pouvait qu'être accompagnée d'une peur encore plus primale, et à en croire les murmures qui se dispersaient autour de lui comme une traînée de poudre, il n'était pas le seul à en redouter les conséquences.
Tzuyu enfouit son visage dans les cheveux froids et sales de sa fille, les larmes laides boursoufflant ses traits, ses hurlements brisés à peine étouffés.
Il y eut un instant, où le monde retint son souffle. Où les villageois restèrent figés, cois, ne sachant que faire, ne sachant que dire, dans le silence de l'asphyxie des cris — avant que l'agitation expose, dans un fracas impossible.
« Les Ombres sont revenues !
« Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
« C'est horrible !
« Nos enfants ne sont plus en sécurité !
Et puis, les questions et les blâmes commencèrent, comme le vent qui change brusquement de direction et qui happe les voiles.
Les doigts pointés vers lui, les mots acerbes le griffant comme mille poignards, des « comment cela a-t-il pu arriver », des « je croyais que la Lumière les repoussait », et, enfin, l'accusation extrême, portée par la moue tordue de douleur de Tzuyu :
« C'est lui qui l'a tué !
Tous les regards se portèrent vers lui, un mélange de surprise, de haine et de cruauté, un océan menaçant et injustifié, et sa main vola sur son pommeau de sabre par pur automatisme, ses muscles roulant dans son dos et la mâchoire serrée, prêt à se battre, prêt à se défendre. Du coin de l'oeil, il vit Intak, le potier, s'avancer vers lui dans un courage chancelant.
« Recule, gronda férocement Jisung, ses orbes se perdant dans le noir de ses pupilles.
Un autre s'approcha, le murmure secouant la foule ponctué des sanglots glaçants de la mère inconsolable — disant qu'il était du devoir de Han de les protéger, qu'il avait failli à sa mission, qu'il aurait dû sauver sa fille, alimentant la terreur paranoïaque des occupants —, et le noiraud se sentit acculé, roulant sa langue contre sa joue d'exaspération.
Un peuple apeuré est un peuple dangereux, un peuple qui lynche, il ne le savait que trop bien.
Alors d'un mouvement de pouce, il sortit son katana de son fourreau de quelques centimètres, juste de quoi dissuader les badauds, l'éclair argenté fendant la lueur opale du brouillard matinal, et —
« Il suffit !
La voix résonna avec force, ricochant entre les murs en bois, entre l'immensité de la fôret, et la masse se fendit devant le chef du mura. Choi San aussi avait noué ses vêtements à la hâte au son du gong sur la grande place, et malgré la fatigue encore présente sur ses traits, son aura écrasante poussa les autres à se taire, à s'immobiliser, quand il s'avança lentement vers eux — vers la scène du crime.
Jisung rangea son arme, avec une docilité difficile et réticente, les poings toujours crispés et scrutant avec attention quiconque tenterait de réclamer sa vengeance par le sang.
« Shōya-sama, hoqueta Tzuyu en se redressant imperceptiblement, serrant encore plus le visage de sa progéniture inanimée contre sa poitrine lorsqu'elle s'inclina devant lui. C-C'est le Samouraï Han qu—
L'autre la coupa d'un geste de main autoritaire.
« J'ai dit, il suffit, siffla-t-il entre ses dents.
Il laissa son regard se poser sur le noireaud, sur son kimono ouvert sur son torse et sur toutes les blessures qui faisait de lui un bushi respectable et respecté ; sur Asa, sur ce qu'il restait de la malheureuse ; sur sa mère et sa lèvre flageolante ; sur les autres paysans agglutinés autour d'eux, dansant en équilibre entre la curiosité morbide et la panique simple, rudimentaire, la peur la plus élémentaire tellement qu'elle en était effrayante. Pure, brute, soudaine, implacable.
« Salle du Conseil, maintenant, ordonna Choi.
Deux soldats encadrèrent Jisung pour l'escorter, mais il se défit de leurs prises avec un mouvement de bras, se parant de la dignité propre à sa lignée. Ses pieds nus ne craignant ni le froid ni la terre mouillée, il suivit son leader jusqu'au kominka au centre de la caste avec la même rage qu'un condamné qui s'avance vers la potence.
Et, tout comme pour leur shōya, la foule se sépara pour le laisser passer — soudain débarassée du respect qu'elle avait pour lui, bien loin que l'accueil réservé pour Choi, et Jisung ne put que serrer des dents en gardant le menton haut, se contenant de toutes ses forces de ne pas cracher à leurs visages irascibles.
Ils attendaient son procès, mais ils oublaient trop vite que le vrai ennemi, ce n'était pas lui.
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Saigo no jōheki était un vieux mura.
Les Ancêtres contaient souvent les récits de la découverte de leurs terres, comment les hommes s'étaient enfoncés dans les bois pour créer leur petit havre de paix, avant que les enfers ne se déversent sur leurs contrées. Leurs maisons étaient gravées des récits de leurs aînés. Leurs recettes étaient celles de leurs pères, leurs artisanats étaient celles de leurs mères. On contait solennellement les premières pertes, organisaient de grandes cérémonies commémoratives pour ceux qui étaient tombés, leurs chants se perdant entre les tombes noircies par le temps.
Mais pour un vieux village, leur chef était relativement jeune ; et cette réflexion n'était que plus vibrante encore, alors que Choi San s'installait sur le trône de bois au centre de la Salle de Conseil, entouré des vieux Sages pompeusement parés de leurs robes bleu indigo. Enfant, il avait hérité de la caste après la mort de son grand-père, les lourdes responsabilités pesant déjà sur ses frêles épaules, conciliant entre son idéal de modernité et les volontés politiques des Aînés.
Jisung et lui n'étaient pas bien différents, au final, perpétuant des centenaires de tradition depuis qu'ils avaient appris à marcher. Pourtant, les traits endurcis du shōya, ses muscles affinés lorsqu'il menait des campagnes militaires ou lorsqu'il travaillait dans les champs aux côtés de son peuple, ne laissaient aucun doute sur sa capacité à diriger leur tribu.
« Shōya-sama, débuta Tzuyu, la voix bouleversée — avant de se faire interrompre d'un même mouvement de main grave et sévère.
« Lui d'abord, dit simplement San en pointant le samouraï.
Jisung fit rouler sa langue contre sa joue avant de serrer la machoire. Les gri-gris et charmes accrochés à ses sabres firent un cliquetis sinistre lorsqu'il croisa les bras sur son torse toujours dénudé, haussant un sourcil.
« Et bien ?
Les regards des Sages coulèrent sur sa posture, sur ses cicatrices à peine dissimulées, sur ses yeux cernés, sur son oeil arrogant et défensif, sur la balafre qui déformait son visage en quelque chose à la fois de laid et de vénéré. Choi aussi l'évalua un instant, tapant son index une, deux fois sur son siège finement décoré et orné des peaux de ses premières proies.
Il y eut un silence, avant que l'Aînée Sato ne fisse un pas prudent. C'était une belle femme, fière dans sa coiffe de mèches blanches et dans son kimono de soie, ses mains ridées délicatement croisées sur son obi.
« Notre shōya ne cherche pas à remettre en cause ton dévouement indéfléctible envers notre peuple, Samouraï Han. Cela fait des siècles que tes ancêtres nous protègent des forces obscures, et nous comprenons mieux que quiconque ô combien est lourde la tâche qui t'incombe.
Jisung claqua sa langue contre son palais dans quelque chose d'impatient : l'Aînée Sato était connue pour manier la diplomatie avec élégance et érudisme, mais elle et tous les autres Sages avaient la fâcheuse manie de caresser dans le sens du poil avant d'arracher le pansement. L'heure était bien trop grave pour de telles pommades qui empestent.
« Mais ?
« ... Mais cela fait plus de 60 ans que les Ombres n'ont pas attaqué.
« Et notre peuple semble bien l'oublier, répliqua-t-il aussitôt, amèrement.
Ce fut au tour de San d'hausser un sourcil.
« La véritable question, continua le bel éphèbe avec tout l'aplomb d'un homme qui se sait intouchable, c'est de savoir pourquoi Asa n'était pas dans son lit la nuit derrière.
A peine eut-il le temps de finir que déjà Tzuyu bondissait :
« Comment oses-tu !
Son feulement était si crissant, si fort, que le shōya ordonna d'un claquement de doigts à ses hommes de la restreindre, non sans mal ; se débattant, griffant une armure, un avant-bras, les lèvres fleuries de toutes les insultes qui ne faisaient que rebondir, mollement, sur le profil ininterressé du Porteur de Lumière.
« Tzuyu-san, gronda leur chef, dans un avertissement cautionneux pour un parent endeuillé.
« Comment oses-tu ! cria-t-elle de nouveau, sourdes aux appels au calme, les larmes rageuses coulant le long de ses joues et la poitrine secouée d'un déchirement accablé que son coeur ne pouvait que saigner. N'as-tu aucune peine ? Ce n'était qu'une enfant !
« Et la place d'une enfant n'est pas d'être dehors quand les monstres se déchaînent ! crissa Jisung.
Ses cris épleurés transpercèrent le kominka, bien trop frêle pour toute la rage qui la secouait :
« Me traîtes-tu de mauvaise mère ? Alors que le corps de ma fille est encore tiède ?
Le noiraud porta sa main à son sabre, comme il avait pu le faire près de la forêt, le regard dur, prêt à se battre ; que ce soit contre une Ombre ou contre une mater qui n'avait pas encore revêtu ses vêtements d'enterrement, il n'en avait cure. Son travail, au sein de ce clan, n'était pas d'être aimé des autres, c'était de les protéger — et cela, beaucoup n'étaient pas prêt de le comprendre.
« Assez !
L'ordre avait claqué dans la Salle de Conseil comme un fouet qui s'abattat sur les buffles des rizières — clair, précis, implacable. San s'était redressé, les traits durs, imposant sur ce trône qui lui revenait de droit, aujourd'hui mis en péril par les discordes de son peuple. Derrière lui, les Sages murmuraient entre eux, consternés.
Choi lui jeta un regard noir, mais Jisung ne broncha pas, ses phalanges toujours fermement enroulées autour du pommeau de son katana ; même les soldats prêts à dégainer derrière lui ne l'empêcheraient pas de garder le menton haut, fier, les prunelles aussi sinistres que les nuages sombres au-dessus des montagnes. Qu'ils l'enferment pour son impertinence, si cela leur chantait ; ils ne savaient que trop bien qu'ils ne tiendraient pas la nuit sans lui.
« Assez, répéta Choi, froid. L'heure n'est pas au conflit ; la menace est grande dehors, bien trop dangereuse pour que nous nous déchirions dans des querelles internes.
Tzuyu s'hérissa à ses côtés :
« Je réclame justice ! Une vie pour une vie, qu'il paye pour sa négligence et pour avoir précipité le destin d'Asa !
« Et justice tu auras, placarda-t-il d'une voix plus forte, grondante, las d'être sans cesse interrompu. Mais pour l'heure, retourne auprès des tiens. Mets ta fille en terre, revêt le deuil, embrasse tes enfants, barricarde-toi dans ta maison. Notre avenir est bien trop incertain pour réclamer la tête de notre Porteur de Lumière.
Le shōya se leva, fit un, deux pas en direction de Han, dont la peau frémit d'adrénaline en attendant la prochaine réprimande. Et sans quitter le visage féroce de son plus fidèle ascète, San héla :
« Samouraï Bang !
Un cliquetis d'armes, le frottement des bottes de combat sur le sol, le parfum de sable chauffé des dojo et du cèdre japonais des terrains d'entraînement. Jisung n'eut besoin de détourner les yeux des orbes flegmatiques de son maître pour reconnaître le guerrier qui s'était avancé, serrant des dents et se retenant de cracher à son tour aux pieds du soldat.
« Shōya-sama ?
« Tu accompagneras le Samouraï Han dans ses prochaines rondes. Découvres pourquoi les Ombres ont pu franchir nos frontières, et—
« Choi ! hoqueta le noiraud dans un sursaut indigné.
Leur leader pouvait lui pardonner sa familiarité, marquée par leurs longs entretiens sur la survie de leur mura et d'un bol de thé autour du feu, mais il ne pouvait lui pardonner l'affront de discuter son gouvernement devant ses sbires, marqué par les chuchotements indignés des Sages.
« N'oublies pas à qui tu parles, apostropha l'un des Aînés scandalisés.
San leva la main, coupant court le début de réponse injurieuse qui naissait déjà sur la langue du bel éphèbe.
« C'est un ordre, Jisung.
Il fit encore un pas vers lui, le cuir usé du shogun militaire se mélangeant avec l'encens du shaman. Il lui saisit soudainement l'avant-bras, le tirant vers lui, comme pour le secouer, le forcer à écouter, se penchant à quelques centimètres de son visage pour ajouter, dans un conciliabule feutré qui semblait être une confidence :
« Ne te méprends pas sur mes intentions. Les dieux savent que tu es l'un des hommes que je respecte le plus ici-bas.
« Et je suis honoré de ta confiance, San, chuchota le noiraud en retour, mais—
« Mais entends-moi bien : entre mon respect et notre survie à tous, je choisirais toujours notre peuple. Toujours. Souviens-toi en.
Ses ongles lui firent presque mal, s'enfonçant dans sa chair et les brûlures dansant sur sa peau pour marquer le poids de ses mots. L'espace d'un instant, ce n'était plus qu'eux deux, celui qui protégeait des menaces physiques et celui qui protégeait des menaces psychiques, au diable les figures bleu indigo derrière lui qui essayaient tant bien que mal d'entendre leurs échanges.
Jisung ravala son mécontentement tant bien que mal.
« Alors tu dois me croire quand je te dis que je n'aurais jamais osé mettre en péril notre tribu.
« Je sais, concilia le shōya. Je n'y comprends pas plus que toi. C'est pour ça que le Samouraï Bang va t'accompagner pour te prêter main forte.
« San—
« C'est un ordre, lui rappela-t-il en se redressant et en lâchant sa manche. Tu es peut-être Porteur de Lumières, mais tu dois t'y conformer, au même titre que le potier ou le forgeron.
Sans un mot de plus, son chef se retourna vers son trône, lui tournant le dos, sonnant la fin du Conseil dans une étrange finalité formelle et pesante. Et le noiraud ne pouvait que rester là, une seconde, sous le regard médisé à peine camouflé des grands sages, s'obligeant à délasser ses épaules et à chasser toutes les réprimandes qui secouaient son torse. Avant de tourner les talons, lui aussi, son haori lâche claquant derrière ses pas et le chant métallique de ses sabres.
Trop perdu dans ses pensées et ces mille questions qui avaient un goût de fer dans sa bouche, ce fut tout juste s'il entendit les pas feutrés du missionnaire derrière lui.
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Le crépuscule avait une saveur étrange ce soir-là.
Les autres nuits, il y avait cette peur sourde et pesante dans ses intestins, qu'il chassait bien vite par la montonomie de sa tâche, allumant scrupulusement chacun des tōrō de ses flammes verdâtres. Mais aujourd'hui, après l'attaque inopinée des Ombres sur ce qu'il avait réussi à transformer en paix précaire, la peur n'était plus qu'une sensation métallique immonde sur sa langue. Il s'était rincé sa bouche plusieurs fois avec des feuilles de thé, espérant chasser la bile acide, sans succès.
Quand il ouvrit la porte de son kominka, le demi-jour avait chassé le rose et le bleu et le orange du crépuscule pour n'être plus qu'une chappe de béton noire au-dessus de sa tête.
Au loin, il pouvait apercevoir les lanternes encore allumées près du cimetière. Plus tôt dans la journée, les villageois avaient enterrés Asa, leurs pleurs et leurs chants rituels se faufilant jusqu'à chez lui alors qu'il polissait la lame de ses sabres. Ses camarades de jeux avaient dessiné des soleils et des fleurs sur du papier de prière. Sa mère avait noué des chrysanthèmes et du lotus dans ses cheveux. Ses proches avaient raconté la façon dont elle avait recueilli un petit canard blessé, qu'elle avait baptisé « Champignon ». Son père avait sculpté des figurines de bois qu'il avait glissé dans ses poches — un bateau, un cheval, une couronne, une baleine, un ornithorynque, une étoile — en hommage à tous ces récits d'aventure qu'elle affectionnait tant.
Jisung serra la lanterne verdâtre entre ses mains osseuses avec une fermeté toute nouvelle.
Le surréel de la journée — le cri de la tribu, les accusations de Tzuyu, l'ordre de San — lui avait presque fait oublié l'horreur de la chose. Trop concentré sur sa propre innocence, sur les mots agressifs, sur le toisement des grands Sages, pour réaliser qu'il avait commis l'irréparable.
Il avait failli à sa mission.
Une mission ancêstrale qui était si étroitement et intriquement cousue à son nom, un titre dont il ne pourrait se défaire même une fois qu'on le mettrait en terre, lui aussi.
Et hier soir... Hier soir, il avait failli. Une fillette était morte, par sa faute, parce qu'il n'avait pas été capable de protéger son clan.
Le pire dans tout cela, sûrement, c'était qu'il n'y comprenait rien. Il avait correctement allumé les 99 tōrō de bronze, méthodiquement, un à un, comme toutes les nuits depuis qu'il avait revêtu ce kimono noir et qu'il avait empoigné ce sabre. Le pire dans tout cela, c'était qu'il ne comprenait pas où il avait flanché, se retraçant son parcours encore et encore pour voir où il aurait pu commettre une faute... en vain. Aurait-il combattu une créature qui se serait inopinément échappée pour dévorer les pauvres âmes, que certainement la culpabilité aurait été plus facile à accepter. Que certainement il aurait courbé l'échine, présentant son katana à son chef pour qu'il lui tranche la nuque en signe de repentance.
L'espace d'un instant, un bref instant qui lui paraissait une éternité, il divertit l'idée que ses pouvoirs lui échappaient peut-être ; et cette simple pensée était aussi terrifiante qu'un vent de panique dévastateur, aussi terrifiante que de savoir que les Ombres attendaient leur heure. Car si les dieux destituaient Jisung de ses dons, qui diable pourrait garantir la survie de sa caste ?
Il s'arrêta dans ses pas, ses sandales crissant contre les petits galets, pour se masser son sternum douloureux, ravalant difficilement la boule de nervosité qui grimpait le long de sa gorge. Il remercia un instant les cieux pour le silence qui accompagna ce moment de faiblesse, car il n'aurait pas donné cher de sa peau si les autres habitants l'avaient découvert en proie à un tel doute. Ils en auraient profité pour le réduire en pièces, réclamant du sang, puisqu'une seconde d'égarement était comparable à un aveu de remords — avant, eux aussi, de sombrer dans la triste folie alarmiste et viscérale.
Il s'immobilisa sèchement en entendant un cliquetis d'armuren derrière lui.
Jisung cligna des yeux une, deux fois, avant de couvrir son pâmoison par un masque plus dur — un masque de Samouraï, un masque digne, un masque qui n'avait pas peur.
« Tu ne devrais pas être ici, lâcha-t-il sobrement, le vent portant sa voix fort et clair sans même se retourner.
L'armure fit un autre bruissement, et Chan s'avança lentement dans la lumière de son chōchin.
« Ordre du shōya, dit simplement le guerrier avec un haussement d'épaules désintéressé.
Le Porteur de Lumière le toisa un instant — grand, brutal, les mèches encore plus sombres que ses propres éclats corbeau, tombant mollement sur ses prunelles callous et hégémoniques. Etait-ce donc le soldat dont son peuple chantait les louanges, ses prouesses physiques et son génie militaire, fidèle compagnon de leur leader ? Etait-ce le garçon d'étable dont son peuple chantait sa puissance et sa noblesse, calmant la foule furibonde d'un coup d'oeil et aidant les vieilles grands-mères au marché ?
Jisung ne l'avait croisé que peu de fois pour vraiment lui adresser la parole, leurs regards se croisant simplement avec quelque chose d'indifférent et de presque détestable, et ce fut avec toute la colère renouvellée à l'idée d'avoir un garde du corps qu'il cracha presque :
« Tu devrais rentrer.
En guise de réponse, Chan se contenta de croiser les bras sur son plastron en cuir brun. Son parfum était comme une forêt ancienne au lever du jour, où le bois respire encore la pluie de la veille ; un mélange de force et de discipline, ancré dans les notes de tanin et d'acier, portant encore sur lui un soupçon de feu éteint et de terre battue.
« Que tu le veuilles ou non, Han, j'ai l'obligation de te suivre jusqu'à nouvel ordre. Choi m'a missionné pour découvrir pourquoi les Ombres ont pu franchir le périmètre, et je ne pense pas que tu sois en mesure de refuser une quelconque aide.
Ce fut au tour de Jisung d'hausser un sourcil, piqué.
« J'ai vu tes cicatrices, répliqua Chan avec un autre mouvement d'épaules désinteressé.
Le jeune homme fit rouler sa langue contre sa joue, courroucé, avant d'hisser :
« Me traites-tu de faible ?
« De préoccupé, disons, éluda-t-il diplomatiquement.
L'autre serra son poing autour de son pommeau enroulé de corde tressée. C'était la seule réponse qu'il connaissait, et c'était la seule réponse qui ait de son importance dans ce bas-monde. La seule réponse qui était nécessaire face à toute cette violence.
« On peut discuter toute la soirée, si tu le souhaites, poursuivit le soldat de ce même ton flegmatique et insupportable. Mais la Lune commence à monter dans le firmament, et il vaudrait mieux que tu te mettes au travail, si tu ne veux pas assister à de nouvelles funérailles.
Le shaman leva abruptement le regard vers la silhouette assombrie des montagnes, avant de presser le pas sans plus attendre, les grands tōrō se profilant dans les éclats de leurs lanternes.
Le sous-bois semblait plus opressant que jamais, lorsqu'il ouvrit la première porte du foyer pour y allumer la mèche. Mais ce soir-là, ce n'était pas uniquement les monstres qu'il devinait de l'autre côté de la lisière qui lui faisait grincer des dents ; c'était aussi la présence de Chan derrière lui, immobile mais suffocante, sentant son regard de souffre percer entre ses omoplates. La monotonie de sa tâche lui permettait de se concentrer sur autre chose que la proximité du Samouraï, mais il ne pouvait s'empêcher de marmonner les incantations plus que de les chuchoter.
San, Chan, les Aînés, les autres vieux fous qui avaient soutenu cette décision de le mettre en probation — croyaient-ils réellement que le prétendu « soutien » d'un militaire à ses côtés, homme parmi les hommes, mortel parmi les mortels, allait l'aider à combattre des créatures venues de l'au-delà ?
Ne voyaient-ils pas que si cela était aussi facile qu'ils le prétendaient, d'autres pourraient prendre le relais pour qu'il puisse enfin se reposer ? Il n'y avait, aussi tristement que cela puisse paraître, que lui qui pouvait les sauver. Et il comptait bien achever sa mission, au diable Asa et Chan.
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Jisung découvrit, bien malgré lui, que les fonctions de gardien de Chan — de gardien de prison — allaient jusqu'à l'escorter jusqu'à son kominka, sourd à ses potestations et à ses injures, cet indélibile regard indifférent portant loin devant lui.
Le bel éphèbe marchait quelques pas devant, son chōchin bas, son long kimono brodé de noir claquant mollement derrière lui, n'ayant cure de vérifier si le soldat le suivait ou non. Son esprit n'était qu'un étrange mélange de questions sans réponses et de ruminations amères, qu'il essayait pourtant désespéremment de chasser. Il avait besoin de méditer, de fumer sa pipe, de s'entraîner jusqu'à ce que ses muscles crient pitié et que ses pensées se taisent. Il avait besoin de—
Son pas se figea soudainement. Ses sens en alerte.
Jisung huma l'air. Il n'y avait que le silence, lourd et écrasant, rien de plus que l'écho de leurs respirations dans le crépitement du vent. Mais quelque chose, là, dans ce village mort, était... différent.
Léthalement différent.
Il entendit Chan faire halte à ses côtés, ses muscles se vérouillant le long de son dos. Pouvait-il sentir cette tension bourdonner dans l'air, cet orage silencieux envelopper leurs coeurs ?
Quelque chose arrivait, et ils étaient les seuls à pouvoir le combattre.
« Prépare-toi, murmura-t-il d'une voix rauque, dégainant ses sabres.
Le fil de ses lames scintillèrent dans un éclat argenté, et ce fut suffisant pour que Chan, les dents serrées, ne raffermisse sa posture souple mais assurée à son tour.
« Je n'ai pas peur des fantômes, gronda-t-il.
Ses épaules se tendirent sous son armure noire, l'odeur de terre et de fer le confortant dans sa force, mais ce n'était rien comparé à ce qu'il avait déjà traversé.
Et, comme une invocation, une Ombre apparut.
Elle ne vint pas avec un cri, hurlant des mélopées funèbres comparable à une banshee, mais dans un souffle. Dans un murmure des ténèbres, ponctué de ce clic clic clic crissant, se tordant et s'élevant de la terre boueuse. Une forme indistincte, qu'ils auraient eu peine à distinguer si ce n'était pour la faible lueur verdâtre que Jisung avait lâché par terre.
Sa respiration s'emballa. Il avait vu ces hydres laides une fois, une seule fois, et il n'avait pas oublié. Sa peur non plus.
L'Ombre n'était pas une créature de chair, il le savait : rien qu'un spectre, une chimère d'haine, une brume qui dévore tout sur son passage, une abîme faite de vide et de silence et de désolation. Dansant, changeant, irréelle devant eux, les membres grotesques tendus dans une invitation pour l'au-delà.
Le jeune homme sentit la chaleur de son corps se condenser dans un point comme une fièvre le terrassant, rayonnant autour de sa brûlure le long de son torse.
Elle bougea tout aussi brusquement qu'elle était appararut : avant même que Jisung n'eut le temps de prévenir, d'ordonner à Chan de se mettre en garde, l'Ombre attaqua. Comme une vague, dans un mouvement fluide, aussi gracieuse que le cours d'eau mais aussi léthale que le tsunami. Le Porteur de Lumière fit un pas en avant, levant ses katana pour intercepter l'attaque, mais comment combat-on la fumée ? Comment combat-on l'invisible ?
Car le monstre se dissipa dans un soupir, fuyant les coups avant de se reformer juste derrière lui — élastique, insaisissable : ce n'était pas une créature physique, rien sur quoi se concentrer, juste une entité d'effroi, un tourbillon d'obscurité. Ses griffes s'enfonçaient dans la nuit comme des épées sans poignées, et Chan lui, n'était qu'un pauvre épouvantail au milieu du smog.
Ses attaques, pourtant milimétrées, ne frappaient que néant, tombant dans le vide au moment même où il pensait pouvoir la toucher ; se glissant entre ses mouvements, entre ses insultes, se jouant d'eux comme un apex s'amuse avec sa nourriture avant de les engloutir.
Un coup, un échec, un juron. Une sensation de danger de plus en plus oppressante qui se refermait sur eux comme une cage dorée.
Sous la sueur de ses attaques et le palpitant du danger, sous la brûlure qu'il manqua de ressentir lorsque l'Ombre passa près, trop près de son épaule, Jisung sentit la chaleur de ses pouvoirs se renforcer. Ferma les yeux un instant, lutta contre son esprit qui lui disait que ce n'était qu'une grossière erreur, une folie pure que de quitter la bête insaisissable des yeux — et soudain, son esprit n'était plus qu'une mer d'huile, les murmures anciens résonnant sur l'eau avec grâce. Des mots oubliés, des incantations gravées dans sa chair au prix de sacrifices bien trop lourds.
Quand il rouvrit ses paupières, en transe, un flash verdâtre se tordait et distordait le long de ses yeux. Le tonnerre gronda quand il empoignit son pommeau à deux mains, l'atmosphère chargée d'une énergie brutale et pure et vibrante. Il n'eut besoin de se tourner vers Chan pour savoir qu'il était prêt, et dans un éclair furibond, les sabres frappèrent, soeurs, jumelles.
La lumière éclata.
L'Ombre se déchira.
Elle hurla une dernière fois, dans un cri qui n'avait ni voix ni substance, juste un clac clac clac grinçant, puis se désintégra en une brume glacée.
Jisung tomba à genoux, les mains s'égratinant contre le sol, le goût de la gerbe dans la bouche et son coeur qui tambourinait si fort dans sa poitrine qu'il crut qu'il allait le transpercer. La douleur entre ses côtes, familière, brûlait encore incandescement ; et celle, plus âpre et fantomatique contre son épaule, le lancinait terriblement.
Chan se tourna vers lui, essuyant la lame de son sabre contre sa manche avant de le rengainer dans son fourreau, méthodique mais tremblant encore d'adrénaline, lui aussi.
Le silence retomba, lourdement, d'un coup. Comme si tout cela n'avait été qu'un mirage, une simple hallucination, et tous deux durent cligner des yeux pour s'habituer à ce changement rapide.
« C'est fini, dit-il simplement, les yeux frémissants d'une lueur étrange, un respect colérique et conflictuel envers son cadet.
Mais le noiraud savait que ce n'était que le début, que ce n'était qu'un répit : il y avait d'autres Ombres, là-bas, d'autres ténèbres, et ce n'était que le préambule d'une guerre bien plus vaste, une guerre qu'ils ne pensaient jamais devoir recombattre. Il effleura du bout des doigts la cicatrice lancinante sous son kimono, inspira profondément avant de se relever.
« Que tu crois.
Il avait vu l'Ombre.
Et l'Ombre, elle, ne l'oublierait pas.
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un grand merci à kimgoldessstories de m'avoir accueilli sur son petit défi, à savoir la 2e édition sur les tropes inversés ! n'hésitez pas à lire les chefs d'oeuvres des autres participants, à retrouver sur son recueil de concours !
c'est la première fois que j'écris full sur un ship de stray kids, alors j'espère sincèrement que vous aimerez, j'ai hâte de voir vos petites réactions et de lire vos commentaires !
ça a été un vrai plaisir de développer le lore de cet univers (on en apprend en même temps), et c'est loin d'être fini parce que la suite, à mon avis, sera aussi assez conséquente !
il se peut par ailleurs que cette partie soit légèrement modifiée par la suite (j'ai speed run pour finir cet os dans les temps ptdrrr)
je me permets de vous glisser par ailleurs un petit lexique :
chōchin : lanterne japonaise, avec un cadre en bois et une toile de papier ou de soie
tōrō : littéralement "panier à lumière, phare", lampion en bois, métal ou pierre, suspendu ou non, généralement sous forme de petits lampadaires
mura : village en japonais, représentant les villages de l'ère édo
kominka : maison traditionnelle japonaise
haori : veste traditionnelle, qui descend jusqu'aux hanches ou jusqu'aux genoux, qui se porte par-dessus un kimono
bushi : littéralement "guerrier gentilhomme"
shōya : chef, commandant, général
shogun : général, chef militaire
love you et see you très soon !!
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