SATURNE LE VORACE
𝕾𝖆𝖙𝖚𝖗𝖓𝖊 𝖑𝖊 𝖛𝖔𝖗𝖆𝖈𝖊
( 𝔄𝔩𝔩 𝔱𝔥𝔢 𝔰𝔦𝔫𝔫𝔢𝔯 𝔰𝔞𝔦𝔫𝔱𝔰 )
Seokjin avait toujours été curieux, voulait tout découvrir. Apprendre le morse n'était qu'un énième de ses hobbys. Mais bientôt, tout autour de lui - les oiseaux qui chantent, le tictac de sa montre, les bruits de pas sur le trottoir - lui murmurait en code qu'il était en danger. Que quelque chose arrivait.
seokjin
halloween oneshot
basé sur mon recueil de prompts once again !
dead dove : do not eat
horror / body horror
hallucinations
mention of gore and violence
dose of surnatural ?
song : "tonight you belong to me", dottie evans
dédicace à STARZ_13 qui a crié dans mes dm pour l'avoir mdrrr
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« Ça ne durera que 6 semaines, mec.
« Facile à dire, grinça Seokjin, ses mots noyés dans une grimace de douleur. On voit bien que ce n'est pas toi qui te retrouve coincé dans ton appart' avec un plâtre au putain de genou.
Jimin étouffa un ricanement - comme si la situation pouvait être amusante, this little shit -, avant d'aider son aîné à manoeuvrer son fauteuil roulant dans le salon. Il devrait songer à appeler Jeongguk et Bangchan pour réaménager les meubles, pousser le canapé contre le mur et dégager les étagères du passage, parce que l'espèce de char d'assaut beaucoup trop daté que lui avait prêté l'hôpital passait à peine l'embouchure de sa porte. Une chance qu'il ait loué un studio suffisamment grand quand il était arrivé sur la capitale ; s'il se retrouvait dans l'espèce de boîte à chaussures dans laquelle vivait Jimin, ça serait une toute autre affaire.
« Ce n'est pas ma faute si tu as voulu faire un vol plané au-dessus d'une voiture, répliqua l'autre dans un haussement d'épaules qui dissimulait à peine son rictus espiègle.
Il bloqua les roues, passant un bras sous les épaules du brun et le levant de son assise, le portant plus que ne le supportant pour le transférer sur le sofa. Seokjin ravala difficilement autant un grognement que sa propre fierté, accusant le coup et maudissant les antidouleurs pour avoir un effet aussi limité. Dans un dernier effort, il allongea sa jambe sur la table basse, poussant du bout du pied les magazines éparpillés pour trouver une position confortable, avant de fermer les yeux et de réguler sa respiration essoufflée.
Les paupières closes, il entendit Jimin s'afférer autour de lui - accrocher son manteau, ranger les médicaments prescrits dans le placard de la cuisine, plier le fauteuil, ajouter quelques coussins sous son pied pour le surélever, rapprocher son téléphone et la télécommande à sa portée, une danse discrète et berçante. Le jeune homme sursauta presque quand il sentit une caresse délicate s'assurer que son pansement au front tenait bien en place, oubliant l'espace d'un instant qu'il s'était salement amoché en tombant sur le bitume. Dans le silence soudain de toute l'agitation de son emménagement, il pouvait encore entendre le bruit sourd de ses os lors de l'impact de la carrosserie, résonnant inconfortablement dans sa cage thoracique.
Seokjin ouvrit un oeil, péniblement, la fatigue des dernières 24 heures et la chute d'adrénaline pesant sur ses cernes. Jimin était debout au-dessus de lui, un sourire maigre sur ses lippes, un verre d'eau et un cachet bienvenu dans sa main.
« Ça ne durera que 6 semaines, hyung, répéta-t-il plus doucement, comme s'il comprenait ses conflictions internes. Les gars et moi, on va se relayer pour t'apporter tes courses et passer du temps avec toi. Demain, je vais te ramener une chaise en plastique pour que tu puisses t'asseoir dans la douche.
« Je ne suis pas devenu infirme.
« Non, concéda-t-il avec un rictus, mais tu es bien trop borné pour demander de l'aide, alors on ne te laisse pas vraiment le choix. On a la clé d'ici, de toute façon.
Le bel éphèbe soupira de nouveau, rejetant la tête contre les coussins.
Il y eut un petit silence, avant qu'il ne chuchote, faiblement, un :
« Merci.
Tous deux savaient qu'il était seulement énervé contre lui même, les mêmes questions lancinantes tournant sans cesse dans sa tête depuis sa prise en charge dans l'ambulance, depuis qu'il s'était rendu compte qu'il ne pouvait plus bouger et qu'il avait terriblement mal. Pourquoi n'avait-il pas vu la voiture débouler à toute vitesse ? Pourquoi n'avait-il pas eu une once d'instinct de survie, un déclic, n'importe quoi, le poussant à s'écarter de sa trajectoire ? Tout le reste était encore assez flou, mais l'onde de choc qui avait transpercé son coeur dans un rire lugubre n'était pas quelque chose qu'il oublierait de sitôt.
La dernière chose dont Seokjin avait besoin en ce moment était d'un congé forcé ; c'était une chose d'être mis-à-pied pendant plusieurs semaines - sans mauvais jeu de mot, ah -, mais c'en était une autre de ne pratiquement pas pouvoir quitter son appartement. L'ascenseur de son immeuble était vétuste et difficile d'accès, il ne pouvait pas encore se servir des béquilles sans crier le martyr, et les rues étaient impraticables, quoiqu'en disent les politiques qui se complaisaient et s'auto-félicitaient pour leur pseudo inclusivité des handicaps sur l'espace public. Il y avait une certaine appréhension, aussi, qui bourdonnait sourdement sous son plâtre, à l'idée de tourner en rond et de ne savoir que faire de ses journées - mais il préféra ignorer l'angoisse naissante pour le moment. Il y avait plein d'autres choses sur lesquelles s'inquiéter en attendant.
Jimin lui pressa la main en réponse, conscient de cette gratitude silencieuse que Seokjin lui témoignait, avant que le bruit d'une notification lui fasse vérifier l'heure sur son téléphone.
« Je vais devoir y aller, hyung, grimaça-t-il dans quelque chose de désolé. Il s'est apparemment passé un truc à la fac avec un des étudiants. Tu es sûr que tu n'as besoin de rien d'autre ?
« Remonter le temps pour ne pas avoir cet accident à la con ?
Un rire bref secoua les épaules de son cadet.
« Keep up with the good mood, sourit-il avant de se pencher pour lui offrir une étreinte maladroite.
Il ajouta quelques recommandations en enfilant sa veste, lui rappela qu'il devait prendre ses comprimés à tous les repas - depuis quand s'était-il improvisé médecin ? -, et qu'il lui avait laissé dans le frigo de la soupe de nouille au poulet du restaurant d'en bas. L'instant d'après, la porte claqua derrière lui, et le silence retomba lourdement, d'un seul coup.
Seokjin soupira encore une fois.
Et maintenant, il faisait quoi ?
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Comme il s'en doutait, et comme il fallait s'y attendre, la première semaine passa d'une lenteur absolument insoutenable.
Les premiers jours, la nouveauté de sa blessure, bien que risible, lui donnait la piètre impression de rompre la routine. Il passait un temps considérable et exécrable pour la moindre des tâches ; rien que se lever de son canapé pour aller se coucher lui prenait toutes ses forces, un bon quart d'heure et quelques insultes, refusant obstinément de se servir du fauteuil roulant. Il ne s'était pas encore fait à l'idée d'être à moitié paralysé, et si Seokjin avait bien un défaut, c'était qu'il était orgueilleux - alors s'il pouvait s'éviter l'opprobre, très personnelle, d'utiliser autre chose que sa jambe valide pour se déplacer, il n'allait certainement pas se priver.
Que disait le dicton, déjà ? Que l'on appréciait la valeur des choses une fois qu'il les perdait ? Seokjin en avait vécu la douloureuse humiliation que trop de fois en si peu de temps : les joues carmin de frustration dès qu'il protégeait son plâtre d'un sac poubelle pour prendre sa douche, ou quand il avait ouvert à Bangchan et Jeongguk en caleçon parce qu'il était incapable d'enfiler même son jogging le plus large par-dessus son genou de résine. Il avait songé à aller chercher son courrier en descendant l'escalier sur les fesses, mais l'idée de croiser un voisin l'avait vite convaincu de rester au chaud chez lui.
En un mot, il comptait les jours avant sa rémission.
Son long et pénible isolement n'était qu'une toile cousue d'instants mortifiants, l'exaspération ayant raison de sa patience, et du temps qui s'étiolait avec une mollesse pesante.
Et, surtout, il se faisait incroyablement, décidément, intolérablement chier.
Ce n'était pas comme si son travail lui permettait une grande marge de manoeuvre et de possibilité de télétravail : il avait besoin d'être sur le terrain, avec ses équipes, et mis-à-part passer quelques coups de fils et répondre à deux ou trois mails, c'était davantage des vacances contraintes que l'opportunité d'avancer sur ses dossiers. Enfin - au moins, en vacances, il pouvait bouger hors de cet appartement de malheur.
Les premiers matins, Seokjin avait profité de sa grasse matinée, avant de chercher désespérément des moyens de rendre sa solitude moins morne. Il avait bingewatch une série qu'il avait eu envie de regarder depuis longtemps en même pas une après-midi, il avait fini le livre sur sa table basse qui attendait patiemment d'être fini, et il avait même réparé son four, bien qu'en équilibre sur un pied. Bientôt, même les sources de divertissement habituelles ne le distrayaient plus, et il se retrouvait simplement à contempler le soleil qui se levait et se couchait par la fenêtre.
C'était long. Ses amis lui envoyaient sans cesse des recommandations de films, ou lui proposaient même de contacter tout son répertoire pour faire des pranks, mais même ça, il n'en avait pas la force. Il ne pouvait même plus appeler son plan cul pour venir passer un peu de bon temps, parce qu'il était trop mortifié de raconter une fois encore qu'il avait été si distrait qu'il n'avait pas pu rater la putain de voiture.
Irrémédiablement, ses pensées ne pouvaient que converger vers l'objet de toutes ses ruminations, rejouant la scène de l'accident encore et encore dans son esprit, au point où le jeune homme pouvait presque ressentir la douleur comme au premier jour. C'était fatiguant, usant, tant physiquement qu'émotionnellement.
« Il faut que tu te trouves un hobby, lui avait dit Hwasa lorsqu'elle était passée prendre un café jeudi dernier. Fais des origamis, mets toi à la peinture, apprends une nouvelle langue, écris des lettres aux prisonniers, j'en sais rien moi, mais fais quelque chose, sinon tu vas devenir fou.
Seokjin avait contemplé son conseil, bien longtemps après qu'elle soit partie.
Il ne possédait pas réellement de talent manuel, ni une plume qui méritait qu'on la lise, alors il opta pour la troisième option. Il avait toujours aimé apprendre de nouveaux mots, de nouvelles intonations ; il avait appris le latin pour pouvoir mieux comprendre les poèmes de Catulle - Jimin l'avait traité de nerd, à raison -, ou encore le thaï parce qu'il avait développé une étrange obsession pour un acteur depuis qu'il l'avait vu dans une série à succès. Alors quelle serait la prochaine ? Le russe, pour pouvoir communiquer avec la petite mamie du 3e étage ? Mandarin, pour se rapprocher de Jun qui avait le mal du pays depuis qu'il avait laissé ses parents derrière lui à Shenzhen quand il avait déménagé ici ?
Ce fut en parcourant son salon du regard, d'abord inconsciemment, qu'il eut l'idée ; là, sur son étagère, deux films côte à côte.
Titanic, qui l'avait hypnotisé la première fois avec ce fameux S.O.S envoyé dans le ciel comme un cri à l'aide ; et Morse, moins connu, qu'il avait visionné avec ses potes pendant une soirée d'Halloween, sur un petit garçon qui communiquait avec sa voisine vampire par morse. C'en était presque une évidence, de les voir ainsi ensemble : car Seokjin avait toujours été intrigué par ce langage silencieux, confidentiels, digne des codes secrets et des mots de passe cryptés et des romans d'espionnage qu'il dévorait encore aujourd'hui.
Il eut presque un sourire. Ces semaines de repos imposées seraient la parfaite occasion pour se mettre à la tâche.
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Cela avait commencé innocemment au début, comme tout prélude d'une catastrophe annoncée, vile ignorance de la folie certaine et vertigineuse qui l'attendait.
Seokjin manqua de sursauter quand Jimin toqua à la porte. Il l'avait pourtant prévenu qu'il passerait dans la matinée pour lui déposer des tupperwares - Kim était un être borné, décidé à cuisiner tous ses repas, mais sautiller dans sa cuisine sur une seule jambe était plus fatigante qu'autre chose, et le plus jeune pouvait être encore plus persuasif que lui.
Les coups contre le bois résonnèrent étrangement dans le salon silencieux.
Un court, un long, puis deux courts.
Tiens, se dit Seokjin avec un haussement de sourcil amusé, on dirait un « L » ; et ce fut satisfait de lui-même d'avoir réussi à décoder une lettre après seulement quelques heures d'apprentissage du morse, qu'il ouvrit à son ami.
« Je crois que c'est la première fois depuis l'accident que je te vois aussi heureux, commenta Jimin derrière une pile de containeurs en plastique.
Le brun secoua sa tête en le laissant passer, son rictus ne quittant pas ses lèvres. Heureux était un grand mot, peut-être, mais il était indéniable que cette petite victoire avait réussi à lui tirer un maigre sourire. Au moins son confinement forcé n'était pas totalement inutile.
« Tu sais que Hwasa m'a conseillé de prendre un hobby ?
« Oui, le morse, c'est ça ?
Il eut une brève seconde où il hésita. Etait-ce ridicule ? De dire qu'il avait réussi à deviner une lettre simplement au bruit des gnons contre la porte ? Ce n'était qu'une modeste et frugale coïncidence après tout. Il savait que Jimin serait ravi pour lui, le féliciterait même, lui dirait qu'il n'aurait jamais eu le temps ou le courage de commencer son apprentissage si cela n'avait pas été pour son plâtre. Mais Seokjin avait un égo aussi grand que le Big Ben - c'est un fait que nous avons déjà abordé - alors il éluda simplement d'un mouvement de main, un mélange d'humilité, de timidité, et de quelque chose de désintéressé :
« Disons simplement que j'ai l'impression de bien progresser.
Jimin déposa les boîtes sur l'îlot central de la cuisine avec un petit rire.
« Je suis content pour toi, hyung ! Et si je fais ça, c'est quelle lettre ?
Il fit glisser ses phalanges contre le plan de travail, la chair crissant contre le gré de la cuisine. Les os frappèrent un coup, bref, puis deux nouvelles fois, longuement. Les heurts avaient sûrement été douloureux, si on en croyait le bruit creux et endolori qui avait ricoché entre les murs, mais le noiraud ne bougea pas, ses yeux résolument fixés sur son aîné. Son regard était... étrange, bizarrement intense, poussant Seokjin à se racler la gorge et se concentrer sur sa réponse comme pour l'ignorer.
« On dirait... On dirait un « E », puis un « M » ?
L'expression singulière sur le visage de Park disparut tout aussi brusquement dans un sourire, familier cette fois, ses yeux disparaissant derrière son rictus.
« Tu m'impressionnes, mec. J'ai toujours été infoutu d'apprendre une autre langue, j'ai clairement pas la patience pour ça.
Le bel éphèbe se passa la main dans les cheveux pour chasser cette sensation déstabilisante.
« On sait très bien que si t'étais à ma place, tu passerais ton temps à fumer des roulés, te branler et regarder tes émissions de merde, ricana l'autre à la place - évitant in extremis le torchon que lui avait lancé son cadet dans un hoquet de stupeur.
« Je t'apporte à manger, et c'est comme ça que tu me remercies ?
Seokjin leva les mains, signe universel qu'il se rendait, ses lèvres étirées radieusement en écoutant Jimin lui présenter chacun de ses tupperwares, avant de les ranger soignement sur les clayettes de son réfrigérateur.
« Je t'ai fait du boeuf pour au moins 3 jours, et t'as des morceaux de rôti que tu peux réchauffer avec ton riz !
Seokjin avait toujours détesté les plats à emporter et les fast-food trop gras et trop sucrés. Il pouvait boire, fumer, ne pas dormir pendant 2 jours d'affilé, mais la nourriture ? Il ne dérogeait pas à la règle, traitant son corps avec soin - du moins dans ce domaine - et ne s'autorisant que de rares écarts qui pouvaient se compter sur les doigts d'une main. Il ne suivait peut-être pas un régime aussi strict que celui de Bangchan, qui se substantait majoritairement de shakers protéines, de beaucoup d'oeufs durs et de beaucoup de poulet, mais il n'en demeurait pas moins qu'il faisait attention.
Et ça, Jimin le savait très bien. Alors, s'appuyant contre la table pour soulager la pression sur sa jambe, il grinça un sourire en guise de remerciement.
« Tu n'avais pas à faire tout ça pour moi.
« Je t'ai déjà dit que ce n'était pas un problème, éconduit-il d'un mouvement de main paresseux. Offre moi à boire et laisse moi te parler de mon plan cul d'hier, et on est quitte !
Au final, ce fut le noiraud qui fit son propre café, et les heures qui suivirent furent comblés par bien d'autres sujets que ses péripéties sexuelles, apportant un peu d'animation dans les journées moroses du blessé.
Ce soir-là, bien longtemps après que la porte ait claqué derrière son meilleur ami, Seokjin sortit un des containeurs en plastique du frigo avec un regard adouci, un regard qu'il n'avait pas eu depuis bien longtemps depuis la sortie de l'hôpital.
Sur le couvercle, un « Jour 0, rôti de boeuf. Bon appétit hyung ;) » griffonné à l'encre noire sur un post-it jaune. Pourquoi avoir commencé par le Jour 0 et non par le Jour 1, le jeune homme l'ignorait, mais il haussa les épaules pour lui-même en ouvrant le couvercle couleur fluo.
La gazinière fit trois détonations longues et sèches en s'allumant, perdues dans le fredonnement d'une musique qu'il avait entendu ce matin à la télévision, plaçant la casserole au-dessus des flammes bleuâtres. Il mit la table sur son îlot dans un équilibre précaire, bercé par le chant silencieux des étincelles qui semblait lui susurrer quelques vérités qu'il ne comprenait pas encore, avant de se frotter les yeux de fatigue dans un soupir las. Rien faire était plus usant qu'il ne le pensait.
Il envoya un message à Jimin quelques minutes plus tard, son bol de nourriture fumant sous ses yeux affamés. Le parfum était tout simplement exquis, si bien qu'il se dépêcha de finir de taper ses remerciements pour planter sa fourchette et croquer avec entrain dans le premier morceau de viande.
... Putain.
Car le doux fumet n'était que pâle introduction face à l'explosion de saveurs en bouche - délicieux, succulent, savoureux, une savante combinaison d'épices et de légumes qui le laissa pantois un instant. Par tous les saints, il ignorait que Jimin était si fin gourmet ? Qu'est-ce qu'il foutait à seulement leur offrir des pizza à moitié surgelées et des biscuits apéritifs quand ils s'empilaient tous dans son salon pour leurs traditionnelles soirées du vendredi ? Seokjin n'avait certes pas à rougir de ses talents de cuisiner, mais il semblait que le plus jeune le dépassait, et de loin.
Il grogna en replongeant de plus belle dans son repas. Le boeuf était tendre et fondait sur sa langue, la sauce était tout bonnement excellente, et il salivait presque d'avance à l'idée de goûter tous les plats qu'il lui avait préparé.
Il ignorait, à ce moment-là, que son estomac régurgiterait tout plus tard dans la nuit.
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L'air était frais. Piquant dans la façon dont il brûlait un peu sur les dents, pur, annociateur des feuilles qui tombent, du solstice qui approchait. L'air était frais, mais Seokjin n'avait ni l'envie ni la force de se lever pour fermer la fenêtre. Le vent léger lui faisait du bien, brut et clair, loin de l'atmosphère étouffante de son appartement ; depuis qu'il y croupissait, il avait la constante envie d'aérer, tant pis si cela le laissait un peu frissonnant.
Quand il était petit, sa grand-mère lui disait toujours que si un frémissement lui parcourait l'échine, c'était parce que, quelque part, quelqu'un marchait sur sa future tombe. Elle disait plein de choses sensées, sa grand-mère, mais ses parents refusaient de plus en plus ses visites, passé un certain temps.
Le tourne-disque jouait un vieux vinyle qu'il avait déniché en brocante - il se rayait parfois, sautant une chanson dans un crissement, mais le bel éphèbe avait toujours aimé les vibrations basses et le grain unique, emplissant le salon comme un manteau chaud face aux promesses de l'automne. Sur ses genoux, un livre aux pages jaunies qu'il avait dégoté sur le même vide-grenier, retraçant les affaires criminelles du 19e siècle en Europe, la brise sèche et austère jouant avec les feuillets du chapitre sur le drame de Hautefaye.
Mais Seokjin ne lisait ni son livre à la couverture de velours rouge, ni n'écoutait les notes de jazz tout droit sorties d'un film noir des années 50. Ses yeux marbrés étaient résolument fixés sur le ciel bas, miroir de son âme, teinté de cette opalescence pâle, presque blanche. Une grande main qui s'étendait au-dessus de la ville de toute sa puissance, dans sa cruauté magnanime et omnipotente, ombre diaphane et translucide qui se glissait dans chaque ruelle, dans chaque maison.
Il ne saurait dire depuis combien de temps il était resté ainsi, presque transi devant ce zéphyr impénétrable. Le froid avait eu le temps de s'infiltrer dans ses vêtements, sous son pull, serrant ses côtes dans une poigne implacable, se lovant contre son coeur comme un serpent, mais Seokjin ne ressentait rien. Ce ciel, au-dessus de lui - il n'était pas différent des autres ciels d'Octobre, et pourtant, il y avait quelque chose, derrière la brume.
Peut-être qu'il avait passé trop de temps enfermé qu'il sur-analysait tout ? Peut-être avait-il passé trop de temps loin de la foule rageuse et piétinante, pour qu'il voit tout comme un ennemi ?
Il soupira en se passant une main lasse sur le visage. Bon dieu, ce qu'il était fatigué, il débitait que des conneries.
Un corbeau se posa soudainement sur le rebord de sa fenêtre.
Le claquement d'ailes sinistre avait été si brusque que Seokjin manqua de sursauter, ses doigts osseux s'enroulant autour de son livre pour en faire un bouclier dans un réflexe répitilien. Il retint sa respiration, un, deux battements. Le temps s'étira dans une longue note agonisante, les plumes charbon jurant que douloureusement contre l'éther blanc.
L'oiseau tourna sa tête menue vers lui. Ses orbes noires, opaques, fermement plongées dans les siennes, comme s'il sondait son être. Et Seokjin, lui... Seokjin était figé. Il aurait pu se lever dans un grognement pour chasser la corneille, prophète d'un sombre destin, mais il n'y arrivait pas -quelque chose de profondément ancré en lui, l'attente insoutenable et le coeur au bord des lèvres, l'en empêcha, ne faisant qu'un avec son fauteuil et sa peur infondée et stupide.
Le tourne-disque crissa derrière lui.
Le corbeau tourna sa tête sur le côté, lentement, si lentement, sa griffe raclant le rebord de sa fenêtre, se penchant en avant, son judas brillant et insondable ne quittant sa silhouette. Comme si... Comme s'il voulait s'assurer que l'humain le regardait toujours. Comme s'il lui demandait de l'observer.
Son bec vint taper le carreau de verre.
Un coup rapide, un long, puis deux courts.
Un « L », pensa-t-il immédiatement en retenant son souffle.
Un silence, un coup bref.
Un « E ».
Le corbin releva imperceptiblement le crâne - es-tu toujours attentif ? semblait-il demander. Seokjin n'avait pas bougé, toujours fixé sur lui, car comment aurait-il pu se concentrer sur autre chose, de toute façon, que la soudaine apparition du volatile superstitieux ? La chose était tellement curieuse et incongrue, si inopinée et incompréhensible, que même s'il n'avait pas été hypnotisé par le ciel, il aurait tout de même écouté l'annonce étrange avec une certaine appréhension.
Le messager se pencha de nouveau pour taper la fin de sa missive.
Deux heurts longs, qui résonnèrent inconfortablement dans la musique grésillante du gramophone.
Un « M », devina le bel éphèbe, son esprit renvoyant presque aussitôt l'image de Jimin dans sa cuisine, le sourire illisible et ses phalanges frappant durement la même lettre.
Trois longs. Un « O », comme... comme ces trois clacs secs de la gazinière quand il avait préparé son repas la veille, comme ce Jour 0 qu'il n'avait pas compris sur le post-it de la boîte, pensa-t-il dans un moment de folie passagère.
Un long, un court, et le brun fronça des sourcils en essayant de se remémorer la lettre qu'il avait du mal à retenir. Un « N ».
Le corbeau se redressa. Il resta immobile encore un moment, veillant de son oeil vide et dur que le mortel avait bien suivi, qu'il avait bien compris, avant de croasser et de partir dans un battement d'aile, aussi abruptement qu'il était apparu.
Seokjin manqua de s'étrangler en reprenant sa respiration, une longue goulée d'air glacial et acéré, semblable à des dizaines de poignards venant se faufiler dans ses poumons. Ses doigts s'enfoncèrent dans les accoudoirs de son fauteuil, les ongles crissant le long du bois en s'efforçant de calmer son coeur emballé dans sa poitrine. D'un bond, d'une vitesse qu'il ne crut pas capable avec son genou en miettes, il se précipita pour refermer la fenêtre et tirer les rideaux, tournant le dos à la lucarne pour ne pas revivre un autre... un autre quoi, d'ailleurs ?
Qu'est-ce qu'il venait de se passer, au juste ? Cet oiseau, et surtout - ces lettres ?
C'était les mêmes passages qu'il avait entendu depuis qu'il avait commencé à apprendre en morse, que Jimin avait marqué sur sa porte, dans sa cuisine, et que la cuisinière avait ronflé dans un écho.
L - E - M - O - N.
... Un citron ? Qu'est-ce que cela signifiait ? Etait-ce des syllabes aléatoires, ou y avait-il un véritable message caché derrière ces ponctuations chiffrées ?
Non, pensa-t-il en secouant la tête pour chasser ses pensées. Ce n'était qu'une coïncidence. Il était fatigué, il avait regardé trop de films d'espionnage ces derniers jours, et son inconscient essayait par tous les moyens de trouver une façon de rendre son quotidien moins monotome, de chercher une distraction dans les détails les plus insignifiants. Il avait toujours été comme ça, de toute façon. Trop obnubilé par sa progression en morse qu'il en voyait des signes partout, témoins de son apprentissage ; mais ce que son imagination débordante prenait pour réalité n'était que cela, en fin de compte : des chimères.
Il respira encore pleinement en se dirigeant vers sa chambre avec une autre grimace de douleur. Il avait besoin de s'allonger.
Derrière lui, le gramophone crissa.
Si Seokjin n'était pas trop perdu dans ses réflexions, sûrement aurait-il reconnu un «S ».
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Cela avait commencé innocemment au début. Bientôt, bientôt, il s'arracherait la tête sous le coup de la démence aveugle et furieuse.
Il faisait sombre. Et froid.
Il ne voyait rien devant lui, mais il pouvait sentir le vent glacé sur son corps, chuchotement âpre et malsain sur le grain de sa peau, quelque chose de noir et de plus acide encore que le souffle frais de l'automne ce matin par la fenêtre. Serrant ses bras autour de son torse dans l'espoir de se réchauffer un peu - mais rien n'y faisait, car il était nu, et tout était noir autour de lui, et il avait froid.
Il savait que personne ne lui répondrait s'il appelait à l'aide, n'essayant même pas de crier dans le vide, car l'écho ne serait plus que terrifiant encore, lui renvoyant sa propre solitude au visage. Il tenta de plisser les yeux, en vain ; les ténèbres étaient fait d'un goudron poisseux et liquide qui coulait le long de ses paupières, l'emprisonnant, rentrant dans son nez, sa bouche, ses oreilles, et - là-bas.
Là-bas, au loin, s'il arrivait à se concentrer, s'il arrivait à essuyer le pétrole de sa vue, il lui semblait qu'il y ait une lumière, un reflet argenté, quelque chose d'irisé qui s'approchait lentement de lui. Il fit un pas, lévitant au-dessus du vide abyssal comme marchant sur du verre invisible ; et soudain, n'ayant le temps de cligner les cils, un grand miroir se matérialisa devant lui. Si immense qu'il n'arrivait pas à voir ou il s'arrêtait en haut, où il s'arrêtait en bas, sa silhouette flottant devant une flaque en tain prismé aussi gigantesque que l'océan... et cela lui donnait le tournis.
Sa gorge brûlait dans une flamme aigre quand il essaya de déglutir.
Tout était obscur autour de lui, affreusement lugubre et saturnien, mais le miroir était éclairé par une lumière pâle qu'il ne voyait pas, à peine un rayon reflété, et s'il se forçait à se concentrer malgré la panique, il réussissait tout de même à distinguer une forme en face de lui. S'approcha, hésitant, par peur d'être englouti par la feuille polie, par être d'être blessé, par peur de ce qu'il allait découvrir.
Le psyché lui renvoya un homme, nu également, ses bras autour de son torse. Et son visage... par le diable, son visage.
Déformé dans un masque de haine et de colère et de mille autres émotions indescriptibles qu'il n'avait jamais vu chez un homme, une moue horrible et carnivore tordant ses lèvres, ses sourcils froncés dans un masque accablant et dément. Ses yeux brillaient d'une intensité telle, d'un bûcher si mauvais que cela le força à faire un pas en arrière en retenant son souffle - les méchants des films d'horreur, ceux barbouillés d'hémoglobine et brandissant une hache ou une tronçonneuse à bout de bras n'étaient que des chatons inoffensifs comparés à cette vision.
Car cet homme-là était fou, sanglant, meurtrier - et pire que tout, il savait que c'était lui.
Il manqua de s'étrangler, quand son reflet s'approcha de lui dans la glace, son rictus se tordant davantage en quelque chose d'animalier et de sauvage, affamé. L'autre se pencha, à la limite de la frontière entre le miroir et lui, si proche de la limite qu'il crut qu'il allait le traverser pour venir le saisir à la gorge ; cette lisière entre le bien et le mal, entre la réalité et la moire - si tenté qu'il y ait quelconque réalité dans ce cauchemar affreux.
Son alter égo se pourlecha les lèvres, carnassier, avant d'épeler des lettres, ses lippes articulant ridiculeusement chaque son, poupée d'épouvante disloquée.
L - E - M - O - N.
Son oeil brilla, vif, mauvais, tourmenteur, comme s'il savait très bien la masse qui pesa soudainement en lui, un parasite lourd dans son estomac, la bile remontant le long de son gosier. Ces lettres étaient familières, étrangement familières, que même son subconscient, dans ce songe oniriquement laid, n'arrivait pas à comprendre.
Puis le fou continua.
S - T - R - E.
Il avait l'impression d'être en apnée, les larmes acides coulant le long de ses cils, lorsqu'il réalisa ce que son reflet voulait témoigner.
Le monstre.
« Le monstre, murmura-t-il en retour.
Cela fut suffisant pour que son jumeau éclate d'un rire si malfaisant qu'il lui faisait mal à sa propre poitrine. Cela fut suffisant pour que le vide explose d'un tonnerre sourd, pour que l'univers sombre se zébre d'une chorale aux cents voix crissantes, criant et vociférant une litanie de le monstre, le monstre, le monstre, le monstre, le monstre, le monstre, le mons-
Seokjin se réveilla dans un hurlement, fiévreux, le haut de pyjama trempé de sueur et tâtonnant déjà à la recherche de sa boîte d'anti-douleur sur sa table de chevet. Quand il plongea son visage dans ses mains pour calmer sa respiration halétante, ses joues étaient inondées de larmes, bien réelles, elles.
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« T'as fait quoi hier soir ? demanda Bangchan en guise de salutation le lendemain, l'oeil sceptique en voyant ses cernes l'accueillir.
Derrière lui, Jeongguk lui jeta également un regard confus, scrutant son visage, et Seokjin savait très bien ce qu'ils pensaient. Qu'il avait une sale gueule. Il manqua de leur reclaquer la porte au nez, parce que c'était absolument tout ce dont il n'avait pas besoin d'entendre aujourd'hui - il avait manqué de s'ouvrir le front sur la table basse du salon en glissant sur le tapis, avait passé une bonne demi-heure à ramasser les débris du verre qu'il avait malencontreusement lâché sur son parquet, avait eu tout le mal du monde à enfiler tant bien que mal un pantalon à peu près présentable pour sa première soirée depuis son accident, mais surtout, surtout, il avait passé une très mauvaise nuit.
Ses yeux creusés et son teint blafard n'en étaient que les tristes témoins, les vestiges de son cauchemar jouant encore au fond de ses prunelles, vil démon qui s'était rappelé à son bon souvenir ce matin-là dans le miroir et dans la bile gerbée dans ses toilettes. Il devrait appeler son médecin traitant pour lui faire part des effets indésirables de ses médicaments.
Un regard noir suffit à faire taire les nouveaux-venus, alors qu'ils s'avançaient tous deux dans son hall d'entrée avec des gestes précautionneux, comme lorsqu'on approche une bête sauvage et indomptable. Ils étaient suffisamment intelligents pour savoir leur aîné sur les nerfs - et à raison -, alors inutile de l'énerver davantage.
« T'as quand même envie d'y aller ? s'enquit Jeongguk en sortant le fauteuil roulant plié dans un coin, la voix incertaine.
Le brun réprima un frisson en croisant les bras sur son torse.
« Gguk, ça fait 2 semaines que je suis ici à me morfondre tout seul. Retrouver tout le monde et boire jusqu'à plus soif dans un appart' plein à craquer ? C'est le putain de paradis.
Bangchan eut un petit rire bref, secouant la tête, tendant une main secourable alors que le jeune homme tentait de se redresser.
« Je vois que tu n'as pas perdu ton sens de l'humour, ricana-t-il.
Seokjin lui jeta un autre regard en biais en boitant jusqu'à la porte d'entrée, bien qu'il en ait perdu tout son mordant. La perspective d'une soirée bien arrosée était de la plus belle des perspectives, car tout ce qu'il souhaitait, à présent, c'était de se changer les idées et chasser les étranges fantômes qui ne cessaient de griffer insidieusement ses poumons.
La solitude était réellement une déesse maudite.
« Bon, demanda Bangchan en se retroussant les manches. Tu es prêt ?
Le brun eut un haussement d'épaules, parce que, avait-il réellement le choix ?
Quand son ami le hissa dans ses bras, le sourire narquois qu'il voulait tant effacer face à cette démonstration de force, Seokjin ravala la boule de fierté qui lui remontait dans sa gorge - il le savait, que son immeuble était daté et inadapté, que l'ascenseur fonctionnait mal, qu'il ne pouvait descendre tout seul avec son fauteuil. Jeongguk et Bangchan ne voulaient que son bien, mais être porté bridal style dans ses escaliers par deux tas de muscles hilares, sous les yeux de la vieille mamie du 3e, n'était pas ce qui l'enchantait pour autant.
Pourtant, quand Bangchan commença à descendre les premières marches, il ne put s'empêcher de reposer la tête contre son épaule, bercé par le bruit de ses pas et par le fredonnement de Jeongguk derrière lui, portant sa chaise à bout de bras.
Etait-il trop ingrat ? Perdu dans son malheur et son auto-apitoiement, qu'il en oubliait de remercier ceux qui étaient chers à son coeur - ceux qui lui préparaient ses repas, ceux qui continuaient à l'inclure dans leurs virées entre potes malgré son accident, ceux qui venaient le chercher jusqu'à chez lui parce qu'il ne pouvait pas prendre de taxi dans ces conditions.
Apaisé par leurs conversations mondaines et par le balancier des marches, ce fut tout juste s'il remarqua qu'ils étaient arrivés en bas, ouvrant à peine les paupières en entendant le clic caractéristique de son fauteuil qu'on déplie. Bangchan le manoeuvra un instant, plus facilement maintenant qu'ils avaient compris le coche, et l'air lourd l'accueillit lorsqu'il franchit les fondations de sa résidence.
Mais à peine se retrouva-t-il dans la rue... que toutes ses angoisses resurgirent.
Au début, il essaya de se rassurer en se disant que ce n'était que la nouveauté de se retrouver dehors après autant de temps. Le bruit, la chaleur, les passants, les klaxons, le brouhaha incessant qu'il n'avait apprivoisé que depuis sa fenêtre ; un monstre ingrat, ignoble de pollution et de bruissement anxiogène. Une vague assourdissante et suffoquante qui le frappa en plein visage, bloquant sa respiration, paralysé dans sa chaise l'espace d'un instant. Ses muscles étaient tétanisés, ses yeux virevoltant sous l'agression de couleurs, de sons et de lumière comme un animal perdu, blessé, qui essaye tant bien que mal de s'adapter à son nouvel environnement. Si ce n'était pour Jeongguk qui le poussait déjà le long du trottoir, il serait resté là, figé, au pied de son immeuble, incapable de faire le moindre geste.
Avant, il adorait sortir, une boule d'énergie extravertie qui trouvait quelque satisfaction dans le fait de se mêler à la foule, de marcher sans but, de retrouver du monde. Mais maintenant qu'il était plongé tête la première dans toute cette agitation, vulnérable...
Une main se posa sur son épaule - Bangchan, il lui semblait - et réussit le sortir de sa panique vaseuse, déglutissant difficilement et clignant les cils pour se redonner un semblant de clarté.
« Ça va, croassa-t-il, tentant de se convaincre lui aussi.
Bangchan lui offrit un petit sourire apaisant et compatissant. Peut-être qu'il ne comprenait pas vraiment ce que son aîné ressentait ni pourquoi il le ressentait, et le tournant qu'avait pris sa vie depuis qu'on lui avait apposé son plâtre, mais au moins en avait-il une petite idée. Seokjin détestait qu'on lui accorde le moindre signe de pitié, mais comment le jeune homme aurait-il pu en faire autrement ? Son mal-être se lisait sur son visage, grinçant silencieusement des dents en pensant qu'ils ne pourraient le voir - en vain.
« On en a pour une quinzaine de minutes jusqu'à chez Jimin. Ça ira ?
Il lui offrit un rictus, qui ressemblait davantage à une grimace qu'autre chose, l'air de dire que ce n'était pas lui qui allait pousser son fauteuil dans tous les cas.
Le fauteuil roulant s'ébranla sur les premiers pas, les roues s'accoutumant à la rugosité du bitume, et ils se mirent en marche. La monotonie du cahut le berça, un temps, s'habituant de nouveau à la musique de la ville, à son parfum, forçant ses épaules à se détendre, forçant ses phalanges blanchies à relâcher lentement ses accoudoirs.
Il aurait aimé que cela soit aussi simple - leur laisser les rênes et apprécier la balade, mais peu importe combien il essayait de s'intéresser à la conversation derrière lui, peu importe combien il essayait de se perdre dans le vacarme ambiant, c'était peine perdue. Car c'était le vacarme, justement, qui le tourmentait : le clac-clac-clac de ses roulettes sur les pavés, le tic-tic-tic bruyant du passage piéton, les chiens qui aboient, les sonnettes des vélos - tout se mouvait, se mélangeait, se combinait pour créer une affreuse partition qui ne cessait de se répéter, de plus en plus forte, grondant le long de sa poitrine, insistante, obstinée.
Et soudain, c'était comme s'il était de nouveau dans son cauchemar atroce de la veille, dans le reflet de l'oeil creux du corbeau, dans la mélodie froide des flammes de sa gazinière ; car la cadence de l'asphalte lui ressassait, leitmotiv insupportable : le monstre, le monstre, le monstre, le monstre, le monstre, le monstre, le mons-
Mais sous le rythme saccadé, sous les points, les temps longs, les silences, les claquements secs de nouveau, il y avait d'autres lettres qui se profilaient, sournoises, s'ajoutant au code pour finir le message.
Un seul clac. Le « E », qu'il connaissait bien maintenant.
Trois bruits courts, quand Jeongguk manoeuvra son assise pour descendre du trottoir, le temps de traverser. Un « S ».
Un temps long enfin. Un « T », comme lorsque son double l'avait épelé avec un sourire morbide dans le miroir infini.
E - S - T. Le monstre... Le monstre est ? C'était donc cela le message ? « Le monstre est » ? Mais est quoi, au juste ? Qui ?
Seokjin retint de se frapper la tête - non, non, NON ! Il devait arrêter de penser à cela, il se l'était promis, il se l'était juré, même.
Il n'y avait pas de message. Il n'y avait pas de code. Il n'y avait que des signes éparses, des bruits qu'il prenait pour des lettres, des sons que son obsession pour son nouveau hobby voulait à tout prix transformer en quelque chose de plus. Il n'y avait que des rêves - malheureux, certes -, mais rien de prémonitoire, rien d'une prophétie, rien d'une apocalypse. La solitude, le reclus, et un trop plein de temps libre sur les bras le rendait fou, prêt à s'agripper à n'importe quelle forme de récréation. Il le savait. Il fallait qu'il s'en fasse une raison, avant qu'il ne présage la fin du monde ou son propre internement dans un hôpital psychiatrique.
Il déglutit difficilement. Il fallait vraiment qu'il appelle son médecin, qu'il vérifie que ses comprimés anti-douleurs n'avaient pas quelques effets secondaires hallucinatoires.
Mais quand ils arrivèrent enfin chez Jimin, ses amis l'accueillant chaleureusement depuis tout ce temps, lui faisant une place sur le canapé rembourré, lui servant d'ores et déjà un verre et lui présentant un plat de biscuits apéritifs... il se colla un semblant de sourire sur les lèvres.
En espérant que personne ne devinerait son envie de vomir.
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Il en était à attendre les prochains signes. Prostré dans son canapé, les yeux rivés sur son écran éteint de télévision, s'efforçant à rester immobile. La gazinière était éteinte, le gramophone était vide, la fenêtre était fermée, son téléphone était en mode silencieux, et il attendait.
Quoi, au juste, Seokjin ne saurait vraiment le dire ; mais un indice, un bruit, un murmure du vent, n'importe quoi qui lui permettrait d'achever le message.
Le monstre est...
Le jeune homme avait passé la soirée chez Jimin à essayer de deviner la suite, le coeur serré à l'idée de retourner chez lui et de repasser sur ses pavés, sur ces passages piétons, pour qu'ils lui murmurent la suite de l'énigme, et qu'ils le délivrent enfin de son anxiété grandissante - avait-il réellement envie d'en connaître la fin ?
Il avait alors occulté les conversations de ses amis, se contentant de sourire de temps en temps et d'accepter les verres ou les amuse-bouches qu'ils lui tendaient. Perdu dans ses pensées, grignotant du bout des dents un mini-burger fait maison, il ne pouvait s'empêcher de se demander pourquoi maintenant. Pourquoi ce code, pourquoi ces étranges manifestations - fallait-il attendre qu'il se blesse pour qu'il réalise qu'il était fou, schizophrène, ou peu importe le trouble que les spécialistes pourraient lui découvrir en découvrant ses visions hallucinogènes ?
Ces questions n'avaient cessé de le hanter même lorsque Bangchan et Jeongguk l'avaient ramené chez lui - bien qu'un peu plus maladroits, enivrés par l'alcool joyeux et se reprenant à trois fois pour le hisser dans leurs bras jusqu'à son étage.
Au contraire, maintenant qu'il était de nouveau seul, en proie au silence, en proie à lui-même... Il avait beau chercher, creuser, il n'avait pas la moindre idée de ce qui avait pu lui procurer de tels présages. Dehors, les feuilles d'automne rougissaient, les corbeaux claquaient leurs ailes dans l'air frais, et les enfants commençaient déjà à accorcher des citrouilles à leurs portes - peut-être que, trop bercé par les mythes des fantômes, des vampires et des gentilles petites sorcières, des les dessins animés qui passaient toujours à la télévision sur des enquêteurs de paranormal, peut-être qu'il en avait crée lui-même son propre conte...
L'appartement, auparavant chaleureux et bienvenu, réconfortant lors des froides journées d'hiver, n'était devenu qu'une coquille vide et austère. Un endroit où il ne faisait que frissonner. Il regardait son couloir plongé dans la pénombre, persuadé qu'une silhouette squelettique aux paupières cousues de sang et au sourire découpé au couteau viendrait racler ses grandes griffes sur son parquet. Il regardait sa cuisine éteinte en s'attendant à la vision d'un pendu décomposé se balançant devant son frigidaire.
Vous souvenez-vous, enfant, de ces quelques secondes d'angoisse qui vous serre la poitrine, vous mettant lentement à genoux et prenant votre courage à deux mains pour regarder ce qu'il y avait sous votre lit... pour ne découvrir que du vide ? Vous souvenez-vous de cette peur noire qui parcourt votre échine, essayant de vous rassurer qu'il n'y a rien ici... mais peut-être ailleurs ? Dans votre placard ? Derrière le fauteuil ? Vous souvenez-vous, prostré contre les oreillers, à attendre en se cachant les yeux de vos petites mains frêles, avec quelque chose de redouté et d'impatient, que le monstre surgisse enfin ? Juste pour vous rassurer que ce n'est pas juste «votre imagination débordante », comme le disent vos parents ? Juste pour vous rassurer que vous n'êtes pas fou ?
C'était drôle, pensa-t-il pince-sans-rire, parce que Hwasa lui avait justement conseillé de prendre un hobby pour ne pas sombrer dans la démence que lui offrait sa solitude...
Seokjin ne se rendit compte qu'il avait fermé les yeux que lorsque la télévision s'alluma brusquement, dans une invocation silencieuse. La voix de la présentatrice le réveilla, papillonnant des yeux en grognant - chassant les souvenirs des monstres sous le lit, chassant les réminiscences de son double dans le miroir, chassant tout ces mauvais rêves qui se rappelaient sans cesse à lui une fois envahi par l'obscurité.
Un grognement lui échappa en découvrant l'écran illuminé par une chaîne d'information en continu.
« ... -e groupe pharmaceutique rappelle des milliers de médicaments défectueux, les causes en sont encore e-... »
Il fronça des sourcils en se redressant comme il le put sur son sofa, encore engourdi par son sommeil tourmenté. Avait-il appuyé sur la télécommande sans s'en rendre compte lorsqu'il s'était assoupi ? La journaliste - une belle femme qui aurait tout a fait été son genre - expliquait des chiffres qu'il n'écoutait que d'une oreille, tâtonnant autour de lui à la recherche de la manette, pestant en réalisant qu'elle était sûrement tombée entre deux coussins.
« ... -ransition, nous sommes toujours sans nouvelle du jeune étudiant Hwang Hyunjin, porté disparu depuis deux semaines. Il a été vu pour la dernière fois non loin de son université, mais la poli-... »
Il réussit enfin à effleurer la télécommande du bout des doigts, grinçant des dents quand un nouvel éclair de douleur lui lésa son genou ; mais lorsqu'il la tendit pour éteindre la projection... celle-ci grésilla. L'écran clignota, des barres grises barrant l'écran dans un glitch lumineux, l'image de la présentatrice se déformant et se tordant dans quelque chose de si grossier et de si difforme, et Seokjin ne put que retenir son souffle. Cela ne s'était jamais produit avant, et ce n'était certainement pas les petites pluies que la ville avait essuyé ces derniers jours qui interféraient sur ses fréquences.
Etait-ce... ?
Il écouta, le coeur battant. Prêt à recueillir le moindre indice que l'univers lui envoyait, que son reflet cauchemardesque lui susurrait, tendant son esprit vers tout ce qu'il y avait d'étrange et de sinistre qui l'attendait malgré tout, vers ce monstre aux dents écaillés et vers ce pendu encore frémissant, vers son jumeau atroce dans le miroir.
Le profil de la journaliste vacilla une fois, brièvement. Un « E », et Kim crut que cela n'allait être qu'une répétition de ce qu'il avait vécu lors de sa première sortie dehors, en présence de Bangchan et de Jeongguk - ce qu'il avait cru entendre, du moins, se dit-il les dents serrées en se forçant à admettre que ce n'était qu'un mirage qu'il s'inventait.
Il avait l'impression que le canapé l'aspirait. Avait l'impression que son studio tout entier voulait le torturer, de ces visions spectrales qu'il redoutait de voir, de ce lit qui voulait l'engloutir vers un Eden supplicieux ; de ce divan qui cherchait à tisser ses fils dans sa chair, de broder son rembourrage dans ses veines, d'ourler son tissu le long de ses joues et d'agrafer son visage contre l'accoudoir, là où il ne pourrait plus jamais partir. Un peu comme Ed Gein, se nourrissant de cuir humain pour se construire, se délectant de son coeur et de tout ce qui pouvait être craint.
Mais c'était sans compter le cillement plus long sur l'écran trop lumineux, suivi d'un court, comme lorsque la corneille avait tapé à son carreau de son bec ébène. Un « N ».
Et avant qu'il n'ait eu le temps de faire quoique ce soit, de respirer ou de cligner des yeux, de comprendre cet énigmatique « le monstre est en... », le téléviseur s'éteignit d'un coup sec, aussi brusquement qu'il s'était allumé.
Seokjin se redressa d'un coup, ignorant la douleur, si vite qu'il en eut le vertige. Jusqu'à présent, les lettres ne se manifestaient que sous forme de bruit, de sons, de clics et de clacs, dans le grincements de sa porte d'entrée et dans le cri des passants dehors. Mais il y avait eu son reflet, son horrible reflet qui avait épelé le mot, aussi ; et maintenant, il s'en prenait à ses meubles, à ses objets, à tout ce qui l'entourait. Bientôt, il y trouverait quelque signification dans la vibration de son réveil, dans la cadence des phares qui illuminaient sa fenêtre le soir.
Bientôt, même sa propre respiration serait son ennemie.
La lèvre tremblante, la vision embrumée, il manqua de s'effondrer en se dirigeant avec hâte dans la cuisine, se retenant de justesse contre le plan de travail. Il fallait qu'il mange quelque chose, qu'il reprenne des forces, parce que ce soudain « don » qui l'oppressait et l'obsédait lui drainait toute son énergie.
Vacillant, il saisit l'un des tupperwares de Jimin dans son frigo d'une main faible, hésitant même à manger la viande froide, là, comme ça, directement dans le containeur, à peine adossé contre l'un de ses placards.
Il resta figé de nouveau une seconde, contemplant un instant la proposition, salivant d'ores et déjà - avant de secouer la tête, ouvrant la porte de son micro-onde pour réchauffer le plat. Ce n'était pas un animal, bon sang, qu'est-ce qui lui prenait ?
La minute s'étiola lentement, se rongeant les ongles en voyant les secondes défiler sur l'écran vert ; et quand enfin la sonnerie résonna dans l'appartement silencieux, une longue sonnerie qui était toujours beaucoup trop bruyante, le jeune homme ignora délibérément la lettre « T », même si son inconscient lui hurlait d'écouter les prochains avertissements.
Non, se jura-t-il en s'installant à table. Il ne s'adonnerait plus à ce petit jeu des devinettes, et il jetterait même son manuel de morse après le dîner pour bonne mesure. C'en était fini.
Oh, si seulement Seokjin savait.
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Le morse se tut deux jours durant ; et durant deux jours, Seokjin attendit. Le coeur battant. La respiration courte. Mais aucun signe, aucun bruit, aucune télévision qui s'allume soudainement, et entre la multitude de signes qui le rendait fou ou rien du tout, il ne saurait dire ce qui était le pire.
Il y avait une masse noire et parasite qui prenait toute sa place dans sa poitrine, une araignée paranoïaque qui étendait ses pattes le long de sa cage thoracique.
Il avait brûlé son manuel sur le bord de sa fenêtre, regardant d'un oeil terne les dessins de points et de tirets disparaître sous les flammes comme les sorcières sur les bûchers.
Il en était venu à taper du bout des ongles les lettres qu'il se répétait sans cesse, le L et le E et le M de monstre, traçant les mots sur le bord ébréché de son verre jusqu'à ce qu'il s'en coupe la pulpe. Comme s'il y avait quelque chose qui l'attendait dans son appartement, au fond de son coeur, quelque chose qui pesait sur ses intestins et qui le forçait à se réveiller en plein milieu de la nuit.
Enfin... s'il se réveillait dans son lit.
Le brun n'avait été qu'une seule fois somnambule, selon son père, quand il était môme et qu'il avait une horrible rage de dents que la fièvre avait rendu délirant. Mais cela ne s'était jamais reproduit, pas durant ses années lycée, pas quand il cohabitait avec Bangchan, pas plus aujourd'hui. Pourtant... il le voyait, le matin, quand le sommeil épaississait encore ses cils.
Les restes de nourriture dans les boîtes en plastique qu'il savait qu'il n'avait pas mangé.
Les traces de dentifrice et de sang dans son lavabo qu'il savait qu'il n'avait pas craché.
Les pages internet sur la disparition de cet étudiant qu'il savait qu'il n'avait pas cherché.
Les restes de sa boîte de médicament qu'il savait qu'il n'avait pas déchiré...
... consciemment, du moins.
Malgré tout cela - aucun claquement. Aucun bruissement. Aucun bourdonnement. Aucun chuintement.
Pendant un instant, Kim crut que cela se serait enfin fini. Que le morse s'était tut, que tout cela n'était que le fruit de son imagination ; et, encore crispé par les évènements, il se força à se détendre. A s'allonger sur son lit, malgré ses muscles tendus, malgré sa mâchoire serrée, et s'obligea à fermer les yeux. Tout était fini.
Oh, si seulement il savait.
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L'homme sait-il qu'il est fou uniquement quand il est enlacé par l'hystérie fiévreuse ? L'homme sait-il qu'il est drogué lorsque sa réalité n'est plus que visions apocalyptiques et désastreuses ? L'homme sait-il qu'il sombre, lentement mais sûrement vers la démence, lorsqu'il ne reconnaît à peine ses amis à sa porte ?
Seokjin dût se frotter les yeux, le talon de ses paumes creusant ses orbes jusqu'à ce qu'il ne voit plus que des points blancs de lumière, alors que Jimin se tenait dans sa cuisine avec un sourire étrange. Dans ses rêves lucides qu'il avait même les prunelles grandes ouvertes, son meilleur ami était toujours vêtu d'un sourire sinistre qu'il en était sanglant à lui tout seul, les commissures de ses lèvres remontant bien haut jusqu'à ses orbes, les dents allongées et acérées. Mais lorsqu'il ouvrit les paupières, le garçon en face de lui n'était plus que le profil qu'il avait toujours connu. Il devait s'en convaincre : il n'y avait pas de lueur innommable au fond de ses pupilles, il n'y avait pas quelques reflets dangereux luisant le long de son iris.
« Tu es sûr que ça va ? demanda-t-il à la place.
Le brun papillonna entre l'inquiétude le long de son front et le rictus patibulaire sur ses lippes, hésitant. Est-ce qu'il allait bien ? Non, de toute évidence.
Allait-il bien, alors qu'il s'était réveillé en gravant le mot monstre aux ciseaux sur sa table de nuit, lâchant la lame avec un hoquet d'effroi en réalisant, se demandant dans un sanglot ce dont il serait capable une fois endormi ?
Allait-il bien, alors qu'il avait fixé son miroir pendant une longue heure, dans l'espoir de revoir le visage qui était à la fois sien et inconnu ?
Allait-il bien, alors qu'il scrutait les oiseaux dans le ciel en espérant comprendre quelques indices dans leur danse funeste ?
Allait-il bien, alors qu'il ne se souvenait pas réellement de tous ces épisodes de transe ? Allait-il bien, alors qu'il ne se remémorait même pas s'être brossé les dents ou avoir enfilé ses chaussettes, son esprit en hypervigilance au moindre signe, au moindre esprit qui viendrait enfin le délivrer de son tourment, qu'il en occultait complètement le reste de sa journée ?
C'était à peine s'il se souvenait qu'il s'était blessé, redécouvrant avec une stupéfaction légitime le plâtre à son genou lors d'une vague de douleur engourdie.
Pourvu que ça cesse.
« Ça va, croassa-t-il à la place en se raclant la gorge, car aurait-il avoué cela à Park, que l'autre l'aurait aussitôt envoyé en psychiatrie.
Le cadet lui jeta un dernier regard sceptique avant de déposer sur le plan de travail une série de légumes et d'ingrédients pour le dîner du soir. L'espace d'un instant, Seokjin eut envie de le baffer, juste pour effacer cette pitié maladive et douteuse qu'il portait comme un masque - avant de se reprendre brusquement, perplexe et clignant des yeux, mordant l'intérieur de sa joue jusqu'à ce qu'il sente le goût métallique du sang.
Que lui prenait-il ? Il ne s'était jamais montré violent, envers quiconque et encore moins envers Jimin, alors...
« Tu as fini tous les tupperwares ?
La question eut le mérite de le sortir des méandres de son esprit - bon sang, ressaisis-toi putain -, se tournant abruptement vers le jeune homme. La lumière de son réfrigérateur couvrait ses mèches ébènes d'une lueur bleutée et froide, quelque chose d'eerie qu'il n'arrivait pas à nommer.
« Euh... oui ? Désolé, j'avais trop faim, et tes plats sont vraiment délicieux.
« Non, non, ne t'excuse pas, répondit simplement l'autre d'une voix légère, un rictus discret rien que pour lui-même.
Sûrement que le Kim d'avant l'accident aurait confondu son expression pour de la fierté.
Il resta là, les bras ballants et tremblant un peu de froid, le coin de la table appuyant inconfortablement dans sa hanche pour le garder en équilibre, alors que Jimin commençait à s'affairer - son petit fredonnement, qui devait s'apparenter à un air d'opéra, était accompagné du bruit de la planche à découper en bois contre le granit de son îlot, du scintillement de la lame aiguisée de son couteau.
Le voyant toujours là, il lui demanda :
« Tu veux t'installer sur le canapé pour allonger ta jambe ? J'en ai pas pour très longtemps, tu peux nous trouver un truc à regarder pour ce soir en attendant.
Le blessé hocha la tête par pur automatisme, avec l'impression de ne plus maîtriser grand chose dans son corps. Comme si ces derniers jours, son cerveau s'était mis en pause, hypnotisé par le surréel de tout ça, léthargique et narcotique.
« Je peux te prendre une cigarette ?
L'éphèbe releva la tête, confus.
« Je croyais que tu avais arrêté.
Seokjin haussa des épaules, comme si c'était suffisant comme réponse, et Jimin ne chercha pas plus, pêchant dans sa poche arrière et lui jetant son paquet à travers la pièce sans un mot.
« Merci, murmura-t-il avant de clopiner vers son sofa.
Il retint un grognement en se laissant tomber plus que ne s'asseyant dans son canapé, fermant momentanément les yeux - si les médicaments ne faisaient plus effet, peut-être qu'un peu de nicotine, paradoxalement, lui permettrait d'avoir les idées claires et de profiter de cette soirée.
Le briquet sur sa table basse qu'il utilisait pour allumer ses bougies était quelque peu rouillé, et dans le bourdonnement de la télévision qui se réveille, il s'y reprit une, deux fois, secouant son feu dans l'espoir d'y voir une flamme - l'étincelle crépita enfin, et il put allumer sa clope avec une taffe bienvenue.
Ses pensées prirent la voix de Jimin lorsque le morse lui chuchota la lettre au creux de son oreille.
Il se raidit, la tige au bord des lèvres. Son studio était ouvert et lumineux, dans ce style new-yorkais où le salon et la cuisine n'étaient qu'une seule et même pièce de vie, et même dos aux fourneaux, il pouvait entendre le bruit des poêles et le tintement des pots d'épices. Pourquoi était-ce si dur pour lui de comprendre que tout cela se passait dans son imagination - que Jimin ne s'était pas glissé derrière lui pour lui susurrer des secrets que même lui ignorait ?
Pourquoi était-ce si dur d'accepter que ce n'était que sa solitude qui lui renvoyait une quelconque diversion artificielle ?
Parce que cela serait admettre qu'il était fou, lui rappela la seule partie, toute petite, encore rationnelle de lui-même.
Il inhala plus que de raison sur sa cibiche, rougeoyant dans la lumière déclinante du jour.
De l'autre côté, l'écran plat diffusait la même nitescence opale qui avait couronné son invité d'une auréole singulière. C'était la même chaîne d'information que celle lors du glitch qui l'avait figé quelques jours auparavant, et c'était la même journaliste à la chevelure hypnotisante qui présentait les dernières nouvelles.
« ... -utorité gouvernementale interdit désormais la prescription du kétoprofène suite au défaut de fabric-»
Il se força à recracher le nuage de fumée avant qu'il ne ronge ses poumons, les cendres se mêlant aux premières notes de parfum du repas, avant de rejeter sa tête contre le dossier de son divan. Le smog n'était qu'un voile opaque autour de lui, s'imprégnant dans ses cheveux et sous ses ongles, tout comme il avait imaginé les fils du canapé ne faire plus qu'un de sa chair. Putain, ça faisait du bien.
Un ricanement manqua de lui échapper, parce que, par les cieux, s'il avait eu ces hallucinations uniquement parce qu'il était en manque...
Il ferma les paupières, s'obligeant à détendre la tension rigide entre ses épaules, bercé par le fredonnement derrière lui, par le tictac de son horloge murale et par la voix de la présentatrice - ignorant la façon dont elle fut coupée par une longue onde statique, ignorant la façon dont son timbre fut assourdi par un bref bruit blanc. Il ignora tout cela, tout comme il avait ignoré la lettre que le briquet lui avait murmuré.
Les monstres n'étaient réels que si on y croyait, lui avait murmuré sa grand-mère une fois, juste après lui avoir parlé des frissons et de la tombe, dans cette citation qui l'avait hanté pendant longtemps. Les monstres n'étaient. pas. réels.
S'il se forçait à prétendre que tout était normal, alors ils disparaîtraient.
... N'est-ce pas ?
Ce fut tout juste s'il entendit Jimin poser les bols sur la table basse, sursautant et manquant de se brûler avec son mégot de cigarette, réprimant un frisson sec le long de sa colonne vertébrale. Il lui offrit un autre de ces regards en biais, de ces rictus bizarres, mais Seokjin devait sûrement avoir une sale gueule, alors bon.
« Tiens, présenta-t-il en lui tendant sa part. C'est assez simple, du boeuf avec du riz sauté aux légumes, mais au moins tu reprendras un peu des couleurs.
« Merci, murmura-t-il en baissant la tête.
« Hmm.
Le noiraud s'installa à ses côtés, s'assurant que son aîné ait tout ce dont il avait besoin à portée de main - mais il y avait toujours cette sensation, étrange, indescriptible, sentant son regard lourd fixé sur ses traits alors qu'il prenait la première bouchée. Avait-il peur qu'il n'aime pas ? Il avait bien vu la façon dont tous ses tupperwares avaient disparu, avait bien compris qu'il s'était relevé dans la nuit pour rassasier sa faim.
Seokjin prit son temps, laissant les oignons fondre sur sa langue, mâchant doucement le morceau de viande tendre, et cela sembla satisfaire le plus jeune.
Jimin fit un claquement de dents, un de ses tics qu'il faisait régulièrement, mais... c'était un «O ».
Il ne pouvait s'en empêcher - ne pouvait s'empêcher de penser que le message était incomplet, qu'il y avait une suite qui l'attendait quelque part, qu'il était condamné à attendre et à se laisser tourmenter par son imagination s'il voulait en connaître la fin. Et, alors que son genou le lançait de nouveau dans un frisson pernicieux, il ne pouvait s'empêcher de penser que c'était un « O ».
« On peut laisser les infos ?
« Hmm, répondit-il, distrait, le regard partout et nulle part à la fois.
Il avala enfin sa première bouchée, contemplatif.
«...-uveaux éléments dans l'enquête de la disparition de Hwang Hyunjin, la police a organisé ce matin une battue près de l'universi-...»
Le reportage zooma sur un cliché du garçon, son sourire attendrissant et son menton fier, quelque chose de juvénile et de sûr glissant sur ses traits.
« C'était un gamin de ta fac, c'est ça ?
Jimin hocha simplement la tête ; se redressa pour s'asseoir au bord du canapé, se pencha en avant pour saisir la télécommande et monter le son, les coudes sur les genoux. Son ongle tapa méthodiquement sur le moniteur.
Tic, tic.
Il y eut un grand silence.
Et Seokjin ne put que pâlir, livide.
Tic, tic, avait-il fait.
Un « I ».
Il ne sut si c'était la sauce légèrement relevée, si c'était la cigarette ou si c'était simplement une autre de ses crises de paranoïa, mais il sentit son coeur s'alourdir, les muscles rigides - déglutissant avec difficulté son morceau de viande, dans ce qui semblait être un étranglement.
Un « I ». Le « I » du mot « toi ».
Le monstre...
Le monstre est en toi.
Quelque chose pesa dans ses intestins, quand il baissa son regard, au ralenti, dans une appréhension affreuse, vers son plat entre ses mains.
« Jimin ? souffla-t-il d'une voix lointaine, étrangère à ses propres oreilles comme lorsqu'on a la tête sous l'eau, la langue pâteuse.
Mais Park ne broncha pas, fermement fixé sur le téléviseur, sur la photographie de cet étudiant en sortie scolaire.
« Jimin, répéta-t-il, faible. Tu... Tu m'as dit que tu avais trouvé ta viande où, déjà ?
Lentement, tout aussi lentement, de cette lenteur qui laisse présager le pire et pour lequel rien ne peut nous y préparer - cette lenteur lugubre et effroyable, le tictac de son horloge et sa respiration s'emballant -, le jeune homme tourna son regard vers lui, à l'instar d'une poupée désarticulée, les os qui craquent, et le sourire...
Par le diable.
C'était le même sourire mauvais, dangereux, létal, carnassier que son reflet lui offrait dans son reflet, c'était le même rictus grossier de cette créature mythique aux longues griffes dans son couloir. C'était le même oeil noir du corbeau, c'était la même prunelle vide du pendu qu'il imaginait devant son frigo.
« Je ne te l'ai jamais dit.
A ce moment-là, Seokjin comprit.
Il ne sut trop comment, quelle réponse il y trouva dans ses orbes sans fond, mais il comprit. Il comprit, la bile acide et impardonnable remontant le long de sa gorge.
Pourquoi il avait toujours envie de vomir.
Pourquoi il crachait sans cesse du sang.
Pourquoi il se relevait la nuit pour dévorer le reste du repas.
Pourquoi il en était obsédé au point de vouloir manger froid, sans attendre.
Pourquoi il ne faisait que cauchemarder.
Pourquoi il devenait fou.
Le monstre est en toi.
Il y avait le noiraud, et il y avait derrière lui le visage de Hwang Hyunjin figé sur la télévision.
Le monstre est en toi.
Il y avait le noiraud, et il y avait derrière lui le visage de Hwang Hyunjin - l'étudiant qu'ils ne retrouveraient jamais.
Le monstre est en toi.
Parce que Hwang Hyunjin... Jimin le lui avait donné à manger.
Le monstre... c'est toi.
Et quand Jimin bougea enfin, Seokjin comprit également pourquoi il ne cessait de frissonner au sein de son propre appartement.
.
seokjin dans mes os il bouffe de ces trucs t'as pas envie de connaître l'état de son estomac (lisez "silhouette obsessionnelle" si vous avez pas la ref mdrrr)
la réelle question : est-ce qu'il a vraiment été cannibale contre son gré, ou est-ce que c'est juste lui qui devient complètement parano ? vous avez 4h hihi
j'essaye de mettre de plus en plus de petits easter egg dans mes os (ça a vraiment commencé avec "sanguinaris"), et celui-là ne fait pas exception !
saturne : vous aurez peut-être reconnu la référence au tableau "saturne dévorant l'un de ses fils" de goya dans le titre ! saturne ou chronos pour les grecs, est un titan qui a enfanté bon nombre des dieux de l'olympe tels qu'on les connaît aujourd'hui. selon la prophétie, il devait être renversé par un de ses fils qui aurait pris sa place en tant que souverain ; pour le contrer, saturne décida de dévorer tous ses nouveaux-nés dès leur naissance.
affaire de hautefaye : (quand Seokjin se fait surprendre par le corbeau) fait divers criminel de 1870 où Alain de Monéys, un notable français, a été pris pour un Prussien ; il a été frappé, supplicié, brûlé vif par les villageois, et on dit même qu'il aurait été mangé par la foule.
j'avais très envie de faire un os pour halloween, et même s'il arrive un peu tard (techniquement on est toujours le 31!), j'espère tout de même qu'il vous aura plus !! ça m'a fait très plaisir d'écrire cette histoire que j'ai en tête depuis quelques temps déjà, n'hésitez pas à me faire part de vos réactions ! est-ce que vous vous attendiez à ce qu'on arrive sur cette fin ?
merci d'avoir lu jusqu'au bout, n'oubliez pas de commenter, voter et partager, ça me ferait super plaisir !!
love you,
champagne
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