SANGUINARIS, OU LA PROPHETIE DU DRAGON (part 2)


𝕾𝖆𝖓𝖌𝖚𝖎𝖓𝖆𝖗𝖎𝖘, 𝖔𝖚 𝖑𝖆 𝖕𝖗𝖔𝖕𝖍𝖊́𝖙𝖎𝖊 𝖉𝖚 𝖉𝖗𝖆𝖌𝖔𝖓
( 𝔇𝔬𝔢𝔰 𝔰𝔥𝔢 𝔨𝔫𝔬𝔴𝔰 𝔱𝔥𝔞𝔱 𝔴𝔢 𝔟𝔩𝔢𝔢𝔡 𝔱𝔥𝔢 𝔰𝔞𝔪𝔢 ? )


PART II :
TONIGHT OR FOR A HUNDRED YEARS


Ce cœur, qui bat-là — il appelle le mien.


other warnings :
angst
flashbacks
semi dragon smut



(ndla : référez-vous au précédent chapitre pour la signification des villes !)



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Le chasseur n'aurait pu imaginer de ville plus triste, plus abandonnée, plus désolée et désolante que Sero.

Que c'était étrange, de voir cette ville sombre se dresser au milieu de la vallée ocre désertique, comme un mirage ténébreux ou un sombre cauchemar, il ne saurait vraiment dire. La cité devait être magnifique, jadis, avant que la dynastie Jeon la sacrifie, si cela assurait la liberté et la sécurité du reste de Trajan. Les grandes tours des miradors se dressaient, droites et fières, mais la cendre et la suie les avaient rendues mauvaises et pernicieuses, comme des griffes plantées dans la terre sèche. Zmeï, Diyu-Men, et tous les autres villages qu'ils avaient traversés depuis le début de leur épopée — il y avait toujours de la vie, des traces d'humanité, quand ils les voyaient enfin au loin. Un drapeau hissé bien haut, du linge suspendu, les feux de cheminée, le piétinement des gardes devant la porte.

Là... Ce ne fut que le vent hurlant qui les accueilli. Pas un mouvement, pas un cri, rien, qui pouvaient leur indiquer la présence des derniers humains sur Agma. Taehyung jeta un coup d'œil à Jimin, incertain. Et s'il n'y avait personne ? Et s'ils étaient tous morts ? Quand était-ce, la dernière fois que le royaume avait eu de leurs nouvelles ?

Ils n'avaient pas fait tout ce chemin pour faire marche arrière, même si leurs chevaux sous eux vibraient d'une énergie nerveuse, trépidant d'anxiété.

"Je ne comprends pas comment ils sont restés ici depuis tout ce temps, murmura pensivement l'argenté alors qu'ils continuaient d'avancer, prudents. Je serais parti depuis bien longtemps.

Le noiraud ne dit rien pendant un instant : sûrement était-ce là la terre de leurs ancêtres, qu'ils étaient peu enclin à laisser derrière eux, mais entre la vie et les traditions, il lui semblait que le camp était vite choisi. Aurait-il été dans une telle situation, aurait-il été habitant de Sero ou même des plaines qui s'étendaient derrière la cité, serait-il devenu chasseur de dragons également ? Ou peut-être, avec la présence quotidienne des sauriens autour de lui, étouffante et effrayante, aurait-il refusé de voir les affreux yeux jaunâtres d'encore plus près, en particulier dans ces instants où il tutoyait la mort ainsi. Toujours plus proche de cette ligne fine entre les vivants et le monde du trépas.

Mais à la vue de cette ville, si sombre et pourtant si vaillante dans ce territoire hostile, Taehyung ne put que serrer la mâchoire, rouler les épaules pour sentir son sabre dans son dos, comme une présence rassurante au milieu de ces Enfers. Il claqua ses rennes pour avancer.

Ils gagnèrent les portes de la cité plus rapidement qu'ils ne le pensaient, leur rappelant cruellement ô combien Agma était un royaume de mirages et de fantasmes douloureusement pessimistes, leur rappelant cruellement ô combien ils devraient redoubler de vigilance pour traverser les dunes arides et infestées de ces contrées jusqu'à Sanguinaris.

Lorsqu'ils avaient vu Sero pour la première fois, en sortant des montagnes, la bastide n'était qu'un amas de cendres et de tristesse ; maintenant qu'ils étaient plus près, ils pouvaient observer avec un froncement de sourcils l'épais tissage de chaînes qui recouvraient ses grandes murailles, comme un dôme, une toile d'araignée.

"Qu'est-ce que c'est ? demanda Jimin avec un froncement de sourcil, portant sa main en visière pour se protéger des rayons impitoyables du soleil. On dirait une sorte de moustiquaire.

"Je pense que ça doit empêcher que les dragons ne viennent se poser à l'intérieur, supposa son frère en l'imitant. Dans un royaume comme Agma, quand ils sont en supériorité, ils n'ont certainement pas peur des hommes.

"Ils n'ont jamais peur des hommes, répondit l'autre bassement.

Pas faux.

Ils atteignirent les grandes portes en bois, renforcées d'acier, et ne purent contenir leurs grimaces en voyant les silhouettes humanoïdes que le souffle de feu avait décalquées sur les murs de pierre. Pauvres êtres sans défense qu'ils étaient, à peine armés de conviction et d'une lueur d'espoir, bien vite anéanties face à la supériorité manifeste de leur plus grand prédateur. Alors que le bel éphèbe allait se retourner vers Jimin, une voix gronda au-dessus d'eux, les tirant de leurs pensées lugubres :

"Veuillez décliner votre identité.

Ils levèrent le regard ; là-haut, derrière les meurtrières, une poignée de soldats les avaient en ligne de mire, leurs arcs menaçant bandés en leur direction. Leurs regards, derrière leurs casques cabossés par les dangers de l'extérieur, étaient durs, froids, colériques même, bien loin des yeux simplement blasés que les gardes de Zmeï portaient en eux. L'homme qui avait parlé — certainement le commandant de l'escouade, au milieu de ses hommes, au vu de ses insignes sur son plastron — avait la moitié de son visage brûlé, rendant sa grimace encore plus terrifiante qu'elle ne pouvait l'être déjà. Ses sourcils, ses cheveux, le délicat de ses joues, tout ; l'épiderme s'était ramassé sous la chaleur des crachats de flammes, ne lui ôtant pas tout à fait la vie mais ne le rendant pas au reste du monde indemne pour autant. Taehyung s'empêcha de grimacer en repensant à la blessure prurit qui zébrait la cuisse de son frère, ni à l'instant gravé à jamais dans sa mémoire où il avait cru perdre son seul ami à tout jamais. A la place, il chassa d'un mouvement de tête imperceptible ses pensées, pour clamer avec une certaine assurance :

"Park Jimin et Park Taehyung, premiers du nom, fils de Kal de la Tribu de l'Est. Nous sommes des pourfendeurs de dragons, mandatés par l'Empereur Jeon.

Les soldats se jetèrent un regard interloqué entre eux — "des pourfendeurs ? encore ?" murmurèrent-ils entre eux. Mais avant que les compagnons de cœur et d'armes ne purent répliquer, le commandant claqua des doigts, et la lourde porte devant eux s'ouvrit lentement, dans un grincement d'outre-tombe qui fit même frissonner sa monture sous lui. L'espace d'un instant, le chasseur crut que le bruit allait attirer les bêtes ailées et cracheuses du feu.

Jimin inspira profondément avant de lâcher une insulte à mi-voix, comme pour se redonner contenance face à ce qui les attendait, peu sûr de l'accueil que leur réserverait un peuple aussi abandonné que celui qu'ils s'apprêtaient à rencontrer. Le sang tambourinait bassement dans ses veines. Dans un fracas d'armures, la cohorte se présenta à eux, méfiants ; le militaire à la tête du bataillon tendit une main exigeante en leur direction, et Taehyung leur fournit le laisser-passer que leur avait donné Kim Seokjin, gardé précieusement dans la poche intérieure de sa veste.

"Vous avez dit "encore des pourfendeurs", demanda Jimin alors que les yeux de l'homme glissaient sur le parchemin, comme une question qu'il ne pouvait se sortir de l'esprit. Qu'est-ce que cela veut dire ?

"Vous êtes le cinquième groupe à venir jusqu'ici, claqua le Commandant, le visage fermé, sans même leur adresser un regard.

Puis, avec un petit hochement de tête satisfait, enroula de nouveau le manuscrit pour le rendre au cadet, avant d'ajouter, le rictus mauvais :

"Le dernier est parti en direction de la grotte il y a plus d'une semaine de cela.

Les frères s'échangèrent un regard discret : Yoongi ne leur avait-il pas parlé de trois commandos... ?

"Et combien de temps faut-il pour aller jusqu'à Sanguinaris ? interrogea Taehyung, la langue soudain sèche dans sa bouche.

"Quatre, aller-retours.

Ah, pensa-t-il, le sang tambourinant de plus en plus dans ses tempes comme un bruit sourd. Ils savaient que d'autres allaient venir les dépasser, se souvenait du sentiment indescriptible qui l'avait saisi en s'imaginant d'autres prendre ce qui lui revenait de droit. Il serait idiotement arrogant de penser qu'ils étaient meilleurs que les autres. Bien sûr que non. Il savait que ceux qui les avaient précédés étaient le fleuron des braconniers — Hoseok leur avait parlé de Wonho, le guerrier à une main qui réussissait à abattre des dizaines d'hydres à lui seul, ou Jongho l'interpide, qui avaient accepté la missive de Sa Majesté Jeongguk. Ceux qui avaient osé franchir le col d'Othrys étaient dotés d'un incroyable courage, il en était certain, car même les hommes comme Yoongi, qui pourtant se remarquaient par leur sournoiserie mutine, ne préféraient pas tenter ce voyage à sens unique.

"Enfin bon, grommela l'officier, peut-être que vous allez être nos valeureux héros sur ce coup-là.

Son sourire — ou manque de sourire, pour être plus exact — trahissait en revanche le fond de sa pensée.

"Restez pas plantés là, conclut-t-il en fixant suspicieusement le ciel. Rentrez, vous serez plus à l'abri.

Le régiment se mit en marche de manœuvre, conduit par l'homme au visage calciné, laissant les deux Trajaniens derrière eux emplis d'une certaine perplexité.

"Pourquoi ont-ils l'air si peu contents de nous voir ? hissa Jimin en sa direction.

Taehyung jeta un coup d'œil inquiet en direction des soldats devant eux, avant de comprendre que son frère lui avait parlé dans le dialecte de la Tribu de l'Est, la voix grave et presque gutturale, les syllabes longues et languissantes — ô, qu'il aimerait entendre encore une fois les comptines de leur père, sa voix forte et étonnement douce les guidant dans un sommeil réparateur. Maintenant, c'était cette voix mystérieuse qui berçait ses nuits sans rêves.

"Peut-être parce que quand tu passes autant de temps sur Agma... Tu perds tout espoir d'être sauvé. Nous sommes les sixièmes à venir jusqu'à eux ; sûrement que l'expectative des premiers s'est envolée en ne les voyant pas revenir.

L'écho de leurs sabots ricocha entre les murs austères, si bien que Taehyung crut un instant que la ville était complètement déserte, aussi désertique que pouvait être la lande abandonnée de l'autre côté de la muraille. L'enceinte de Sero était aussi sombre que les steppes arides pouvaient être aveuglantes de lumière, et les deux chasseurs mirent un moment à cligner des yeux pour habituer leurs pupilles.

Zmeï rayonnait de fantasques, de joyaux et de vie, de gaieté et d'enthousiasme à couper le souffle.
Diyu-Men était froide, dangereuse, carnassière, cousue dans les pêchés et dans le crime.
Et Sero, elle... était un cimetière à ciel ouvert. Ruinée. Solitaire. Endeuillée.

Et malgré le grand cagnard qui tapait sur leurs crânes, Taehyung avait envie d'enfiler ses fourrures par-dessus ses épaules pour réprimer le frisson qu'il ressentit en passant les grandes portes. C'était étrange, en réalité, de voir la ville d'aussi près, de l'intérieur : il avait entendu parler de sa forteresse, quand leur père leur racontait les histoires de leur royaume en cachette alors que leur mère le lui interdisait, certaine que ces récits de chevaliers et de monstres les empêcherait de dormir le soir — et elle n'avait pas tort.

A ses côtés, Jimin était pire que lui, si cela était un tant soit peu possible ; les épaules contractées et prêt à bondir mais les yeux papillonnant de part en part, mémorisant chaque détail, chaque recoin, chaque faille dans les maisonnées aux toits béants pour pouvoir le conter à son tour à son retour à la capitale, dans l'auberge d'Hoseok. A moins que ce ne fût pour évaluer les possibilités de fuite, en cas d'attaque surprise des bêtes... ou si les hommes qui les escortaient n'étaient pas aussi plaisants qu'il n'y apparaissait.

Le noiraud crut voir des visages d'enfants barbouillés de suie les épier aux fenêtres, mais aussitôt tournait-il la tête qu'ils disparaissaient dans un chuchotement rapide. Il avait mille et une questions, se mordant la langue pour ne pas les poser au brigadier qui menait la troupe d'un pas ferme, tentant de réfléchir à des réponses par lui-même.

Pourquoi n'y a-t-il pas de vitre aux fenêtres ? Car les crachats de feu les font exploser.
Pourquoi les maisons ont-elles l'air recouvertes d'argile ? Car, avec la pierre, c'est la seule combinaison qui résiste aux flammes.
Comment font-ils pour faire pousser de la nourriture ? Sûrement que chacun avait son potager personnel, à l'intérieur des cabanes, à l'abris de l'environnement ambiant hostile.

Il n'y avait personne dans les rues, et malgré le cliquetis du filet de chaînes au-dessus de leurs têtes et le vent hurlant dans le plus hostile des murmures qu'il soit, il se sentait étrangement exposé, beaucoup plus que lorsqu'il était à Trajan. Il comprit pourquoi les soldats marchaient d'un pas aussi décidé — car ils voulaient se mettre à l'abris le plus vite possible.

Mais soudain, la garnison quelque peu décimée s'arrêta au détour d'une ruelle, et le défiguré se retourna vers les deux trappeurs.

"Donnez vos chevaux, indiqua-t-il en donnant un coup de menton en direction de l'un de ses hommes, et suivez-moi.

Taehyung se retint de jeter un énième regard à son frère, et, interdit, obéit à l'ordre dissimulé, caressant une dernière fois son destrier avant de suivre l'officier dans le bâtiment. Le noiraud se surprit à baisser légèrement la tête pour passer l'embouchure épaisse, et fut tout autant surpris en ressentant la fraîcheur qu'apportaient les murs de chaux. A l'intérieur, une vaste pièce, sûrement le quartier général du dernier bastion de l'armée impériale qui restait dans ce royaume, la bibliothèque et l'immense carte de Sheng-Long accrochée au mur éclairées par seulement quelques bougies.

Leur guide s'installa à l'extrémité de la grande table qui trônait au centre dans un soupir, balayant d'un revers du bras désintéressé les parchemins enroulés devant lui pour y poser ses bottes poussiéreuses.

"Je ne sais pas ce qui vous amène ici, pourfendeurs, lorgna l'homme en acceptant le verre de vin que lui apportait l'un de ses subordonnés, mais ce n'est certainement pas l'argent. Il faut être fou pour entreprendre un voyage jusqu'à Sanguinaris.

"Pas aussi fou que de rester vivre 20 ans dans un royaume comme Agma, contrecarra Jimin, la voix neutre.

Taehyung manqua de lever les yeux au ciel face à l'insolence de son frère derrière lui. Par tous les diables, ne savait-il pas tenir sa langue ? Encore plus auprès d'un peuple qui ne voulait de toute évidence pas de leur aide, pas quand ils avaient été laissés pour compte depuis tant de temps ? Mais le gouverneur devant eux ne sembla pas fourvoyé de cette effronterie, préférant boire une gorgée de son nectar sans quitter des yeux les inconnus.

"Park Jimin, je suppose, devina-t-il simplement en reposant sa coupe.

Le bel éphèbe devina le hochement de tête sec de son compagnon d'armes.

"Colonel Seo Chang-bin. Kim Seokjin m'a envoyé un corbeau pour m'informer de votre venue.

L'orphelin se dit, l'espace d'un instant, qu'Hoseok devait avoir de sacrées relations pour que le premier Intendant de l'Empereur aille jusqu'à faire parvenir des missives de leur arrivée. Il savait qu'ils commençaient à se tailler un nom dont il ne fallait en aucun cas rougir dans les plaintes verdoyantes de Trajan, mais à ce point ...?

Avant qu'il n'eût le temps de demander de plus amples informations sur ce que les hautes autorités avaient pu dire sur eux, le Colonel se redressa pour se diriger vers la carte, quelque peu abîmée, accrochée à même le mur. Jamais Taehyung n'avait vu de cartographie aussi détaillée d'Agma ; les seuls registres qui portaient sur la géographie du royaume de feu remontaient d'avant la Grande Guerre, quand les deux peuples étaient encore unis, mais à l'évidence les dernières populations présentes sur le territoire maudit avaient profité de leur isolation pour actualiser leurs découvertes. Il y avait des croix, des symboles qu'il ne reconnaissait pas, des annotations détaillées, des schémas, mais il n'avait pas besoin d'avoir été enfermé à Sero pendant deux décennies pour reconnaître les principaux reliefs.

Un peu plus à l'est de la ville, il y avait cette Tribu sans nom, les premiers cannibales de Sheng-Long, murmurait-on. Si l'on en croyait les runes gribouillées autour sur la carte, l'escouade de Chang-bin refusait catégoriquement de s'y rendre. Au nord, une grande plaine asséchée, à perte de vue, s'étendant sur des heures de marche, sans l'ombre d'un arbre, sans l'ombre d'un abris, prisonniers du soleil glouton et inflexible. Puis, aussi soudainement que le climat de ce monde pouvait l'être, se dressant comme un mirage étrange au milieu de ce sable, une grande forêt de sapins — repère des démons qui n'avaient pas tout à fait la forme de dragon, des créatures encore plus sournoises et intangibles que ce qui les traumatisaient là-haut dans le ciel.

Et puis, comme la dernière épreuve avant de rejoindre les dieux, béante et dangereuse... se trouvait la grotte de Sanguinaris. Les légendes racontaient que c'était ici, que les premiers hommes avaient commis le premier pêché, le plus sanglant de tous — prenant la vie de l'autre par pur plaisir, les yeux fous à la vue de l'hémoglobine. Ce n'était pas étonnant que la créature abominable qui terrorisait Sero s'était recueillie ici, sur cet autel de magie noire.

Quand ses yeux de jais se posèrent sur le dessin de leur destination, il lui sembla un instant que la voix de ses rêves lui revint dans un cri, contractant les muscles pour ne pas sursauter et fermant un instant les paupières pour calmer sa respiration. Les soldats ici les prenaient déjà pour des couilles molles — même s'ils avaient jaugé, avec un mélange d'admiration et de dégoût, la balafre qui barrait son œil et les cicatrices qui dépassaient des manches de la tunique de Jimin, croisés sur son torse avec méfiance —, alors inutile de leur donner davantage de matière pour les mépriser.

Son sang battait fort, encore et toujours plus fort dans ses tempes, mais il s'efforça d'écouter Seo leur donner des indications sur le chemin à suivre, ceux à éviter, et les conseils de survie pour espérer pouvoir atteindre la grotte avant de finir en poussière d'os dans le désert. Il espérait que Jimin prenait des notes mentales.

"—os hommes sont prêts à vous attendre au lac dans quatre jours, en cas de renfort ou de premiers secours. Passé ce délai, nous vous considérerons comme morts, et je me ferais une joie d'envoyer votre nécrologie à l'Empereur, conclut-il avec une mine sombre.

L'argenté se passa la langue sur ses dents dans un bruit désapprobateur.

"Vous avez des questions ?

Sûrement avait-il eu affaire à des chasseurs valeureux qu'en apparence, s'attendant probablement à ce que les deux braconniers devant lui ne démontrent quelconque signe de faiblesse, de couardise lâche ; mais à la place, Taehyung le prit de court, un mouvement de menton en direction du Colonel pour attirer son attention.

"Le dragon. Vous ne nous avez pas dit de quelle espèce il était.

Le rictus presque animal s'étira de la plus horrible des façons sur la peau calcinée de Chang-bin.

"Un rouge des magmas.

Et merde.

---

Douleur. Vive. Brusque.
Douleur le réveiller. Lui ouvrir l'œil.
Douleur dans la poitrine. Lui griffer ses écailles. Lui pas réussir à arrêter douleur.

Voix dans sa tête. Autre douleur. Lui grogner.
Voix dans sa tête. Mots ne pas comprendre.
Lui se lever. Lui instinct mauvais. Lui pas aimer.

Voix plus forte. Douleur plus forte. Lui veut s'arrêter.
Lui gronder plus fort. Lui vouloir dormir.
Voix et douleur veut rendre lui méchant. Instinct pas vouloir.

Douleur. Douleur douleur douleur douleur douleur douleur douleur.

Lui vouloir cracher.
Instinct pas d'accord.

Lui vouloir s'arrêter.
Lui pas aimer.
Lui vouloir dormir.

Douleur douleur douleur douleur douleur douleur douleur douleur douleur.

Lui céder.
Lui cracher.


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"Tu peux me passer l'eau ? demanda Jimin en grinçant des dents.

La chaleur d'Agma était absolument étouffante. Les premiers pas qu'ils avaient fait sur le territoire en sortant des montagnes, et les quelques lieux qu'ils avaient parcouru jusqu'à Sero n'étaient absolument rien comparé à ce qu'ils ressentaient à présent. Ils avaient recouvert leurs têtes d'un tissu léger qu'ils avaient acheté à Port Alice, imbibé dans l'eau pour leur permettre de ne pas perdre l'esprit face aux rayons vifs et cuprifères de l'étoile implacable dans le ciel. Les gardes de Chang-bin leur avaient donné des provisions d'eau et de quoi manger, mais ils venaient à peine de débuter leur voyage et les gourdes s'asséchaient beaucoup trop vite à leur goût.

Devant, derrière, sur les côtés ; ils étaient entourés de désert, de sable, d'arbres morts, de terre craquelée. Ainsi que d'autres découvertes funèbres, qu'ils observaient un instant en serrant la mâchoire — la carcasse d'un homme à moitié dévorée par les vautours, un squelette de dragon recouvert d'excréments séchés, des traces sur le sol qui ressemblaient suspicieusement à du sang coagulé. Des silhouettes macabres marquant le chemin d'une pierre blanche, comme pour les rassurer aussi qu'ils n'étaient pas fous et qu'ils ne faisaient pas du sur place, tournant en rond sans jamais trouver la sortie de ce labyrinthe fiévreux.

Car le paysage devant eux semblait s'étirer à l'infini, se perdant dans les limbes du perpétuel pour n'être que toujours le même, et Taehyung comprit, à cet instant, pourquoi il était aussi facile de se perdre dans les plaines abandonnées d'Agma. Pourquoi il était aussi facile pour des chasseurs expérimentés de ne pas revenir au bout de 4 jours de voyage. Pourquoi il était aussi facile pour des peuples qui y avaient vécu toutes leurs vies comme les habitants de Sero de perdre la face. Car comment ne pas devenir dément, quand il ignorait si cela faisait une journée qu'il marchait, ou quelques minutes à peine ? Le temps se jouait d'eux, s'enroulant autour des statures fatiguées de leurs chevaux pour laisser quelques rires graves et sadiques sur leurs joues, ralentissant leurs pas, les accélérant, se moquant d'eux lorsqu'ils sortaient la carte pour vérifier leur emplacement, encore et encore et encore et encore.

Agma, plus que jamais, n'était pas un endroit pour les hommes, pas plus encore pour des pourfendeurs comme eux, qui avaient vu les effets désastres de la déesse Nature — et de ses créatures les plus monstrueuses. Cet endroit était devenu le repère des dragons, au point que même leur environnement, les propriétés magiques du ciel et de la terre, criaient aux visiteurs qu'ils n'étaient pas les bienvenus, qui leur fallait partir.

C'était étrange, de se dire qu'ils étaient les seuls au milieu de cette immensité. Un dragon comme nul autre pareil, un rouge des magmas, par tous les dieux, était là, quelque part, terrorisant les derniers peuples d'Agma... et s'il réussissait à passer Othrys — car même les montagnes ne résisteraient à sa puissance — , alors Taehyung ne donnait pas cher de la peau des siens. Mais où étaient les armées ? Où étaient les artilleries et les canons et les sabres et le son des tambours lancinants ? Tout ce qu'il y avait, c'était eux, deux frères assez fous pour tenter ce voyage, avec juste le hurlement du vent et les croassements des charognards au-dessus d'eux comme compagnons de fortune. De toute manière, les Trajaniens étaient trop égoïstes pour traiter la menace avec le sérieux requis — n'avaient-ils pas chassé les sauriens de l'autre côté des sommets, sacrifiant et condamnant le royaume de feu sans se soucier des femmes et des enfants qui restaient ?

Taehyung prit une gorgée d'eau tiède dans l'espoir de dissiper le goût amer sur sa langue.

Sero avait disparu de leur champ de vision depuis bien longtemps lorsqu'ils s'arrêtèrent une première fois, ralentissant à la vue du lac. Aussi clair et aveuglant étaient les alentours, l'eau du lagon paraissait presque noire, ses rivages calmes, immobiles, lisses, sans un souffle de vent venant rider sa surface, comme un immense miroir hypnotisant. Se pouvait-il qu'il y avaient des sirènes maléfiques, nageant lassement dans les fonds marécageux en attendant leur prochaine proie, attendant un pauvre voyageur venu se désaltérer pour chanter mille et unes fausses promesses de leurs sourires aux dents acides et aiguisées ? Ou des merrows, des créatures encore plus laides et effrayantes que les séductrices maléfiques des profondeurs, leurs cheveux rêches s'enroulant autour des jambes d'un nageur désespéré de quitter la chaleur étouffante des alentours ?

Taehyung n'avait pu s'empêcher de fixer l'eau en descendant de son destrier sans un battement de cils, se faisant une note mentale d'empêcher leurs yearlings de trop approcher les bords — finir le voyage à pied parce que son étalon s'était fait bouffer n'était pas dans ses plans.

Sur l'autre rive, la Grande Forêt se dressait, imposante et menaçante, son aura sombre et perfide jurant avec le danger qu'apportaient les terres de sang, tout aussi sinistres. Les arbres étaient denses et lourds, si bien qu'il leur était impossible de voir plus loin que les premières lignes, réprimant un frisson malgré la chaleur du soir en se demandant ce qui pouvait se cacher sous les frondaisons basses. Quels esprits. Quels démons.

Quel destin, aussi.

Ils avaient installé leur campement pour la nuit à distance raisonnable du clapotis presque invisible, pour ne pas se réveiller avec une mauvaise surprise le lendemain. Jimin avait insisté pour préparer un feu de bois — marmonnant quelque chose comme quoi ils pouvaient fermer les yeux et s'imaginer la chaleur de la cheminée chez Hoseok ou chez leurs parents. Le noiraud avait persiflé, moqueur, qu'ils avaient suffisamment chaud pour en rajouter une couche.

Mais, alors que la nuit sans étoiles s'étalait au-dessus d'eux et que Jimin se pressait à ses côtés, endormi, Taehyung ne parvint à trouver le sommeil — et en vint à se demander, pensif, s'il ne serait pas préférable d'entendre la voix qui le hantait tant, pour bloquer les bruits nocturnes. Des cris, derrière les premières frondaisons de la forêt, presque humains mais pas suffisamment pour qu'il se précipite, sabre à la main, pour défendre quelconque mirage l'avait attiré, naïf, dans les serres des démons.

Il ne dormit que quelques heures cette nuit-là, et se réveilla à la vue de l'argenté en train de bénir leurs montures avec les cendres de leur campement étouffé, murmurant à voix basse dans leur dialecte natal quelques prières qui venaient de chez eux, passant son pouce noirci sur leurs museaux. Taehyung ne sut si cette vision lui donnait envie de sourire ou de vomir — le danger de ce qui les attendait était de plus en plus grand, imposant, étouffant, et ce fut avec ce poids immense et épais sur ses épaules que le jeune homme se redressa.

"Si tout va bien, dit Jimin à voix basse en grimpant sur son étalon, d'ici la fin de la nuit, nous serons devant Sanguinaris.

Ils contournèrent le lac avec précaution, et le noiraud aurait pu jurer avoir vu l'éclaboussure d'une nageoire irisée et une main humanoïde, tendue au-dessus de la surface pour les saluer — et ils pressèrent le pas pour ne pas tomber dans le piège des naïades. La terre était lourde, l'air, la pression, leur avancée, tout était lourd, et le chasseur força pour ne pas grincer des dents amèrement.

Bientôt, la Grande Forêt se dressa devant eux comme un gardien d'un temple ancien, et les chevaux ralentirent d'eux-mêmes, soufflant nerveusement dans un nuage humide en ressentant l'aura sombre et palpable qui émanait des sous-bois.

Dans un silence de plomb, Taehyung et Jimin retirèrent les linges autour de leur tête pour les bander autour de leurs yeux, comme un seul homme. Ils connaissaient bien entendu les vieux contes qu'on murmurait dans les chambres éclairées de bougies, sur le pouvoir de la forêt et des étranges créatures d'une magie plus brutale, rare, et léthale, sur la façon dont les hommes ne ressortaient jamais vivants — et si c'était le cas, alors ils laissaient derrière eux une partie d'eux-mêmes, plongés dans un mutisme sourd et traumatique. C'était de la magie ancienne qui les attendaient là, une magie que l'on pouvait contrer par un talisman et un rituel. Une magie qu'il fallait subir, jusque dans ses os.

Le colonel Chang-bin leur avait montré pour autant comment vaincre, du moins du mieux qu'ils pouvaient, les forces obscures de la nature.

Attachez vos chevaux ensemble, avait-il dit, pour ne pas vous éloigner. Les bêtes ressentent les pouvoirs de la forêt, mais elles y sont moins sensibles que nous autres humains. Elles peuvent se diriger toutes seules le long du chemin. Bandez-vous les yeux, et bourrez-vos oreilles de coton, pour ne pas voir ni entendre leurs viles promesses. Ne les enlevez à aucun prétexte. Agrippez-vous à vos mords ; vous allez entendre des voix, sentir des hallucinations, mais ne descendez jamais de vos montures si vous descendez, alors vous êtres morts. Et priez pour que cela se passe rapidement.

Les deux frères respectèrent les instructions à la lettre, le poids dans leur intestin insistant et destructeur, et, désormais aveuglés, se serrèrent une dernière fois la main, ignorant la moiteur de leurs paumes ni le tremblement imperceptible de leurs phalanges.

"Tiens bon, mon frère. Restes en vie.

Ils entendirent les premiers échos des sabots qui se remettent en marche, et soudain, passèrent les premières lignes du breuil — et le soleil au-dessus d'eux s'éteint brusquement.

La traversée de la Grande Forêt était une expérience... que Taehyung ne souhaitait jamais revivre.

Il ne saurait dire ce qui était le plus poignant, le saisissant à la gorge — et manquant de le faire vomir à chaque nouveau pas, serrant les rennes de toutes ses forces, si bien qu'il devinait ses doigts blanchir autour des lanières en cuir.

Etait-ce le parfum omnipotent de la mort, de la désolation sèche et rance à la fois, cette odeur de pourriture sale de carcasse en décomposition ? C'était comme s'ils venaient d'entrer dans un cimetière immense, les tombes ouvertes et les morts pas encore tout à fait morts se relevant dans une effluve de putréfaction à retourner les tripes.

Etait-ce ces mains fantomatiques qui griffaient ses cuisses, ses épaules, agrippant ses cheveux et tirant de toutes leurs forces pour le faire tomber de sa selle, soufflant un air glacial d'une haleine amère sur ses joues ?

Etait-ce les silhouettes des esprits qu'il devinait derrière son tissu trop fin pour bloquer toutes les hallucinations, courbées et recroquevillées sur elles-mêmes comme des vieilles empoisonneuses propageant la malefortune de leurs ongles crochus et de leurs rictus noircis ? Ou pire, était-ce les visions déformées de formes plus lugubres encore, ces cadavres aux visages arrachés et aux bras désarticulés, traînant les pieds dans un bruit d'os crissant insupportable, les orbes aussi vitreuses qu'un poisson asséché ?

Etait-ce justement les mélodies morbides de ces squelettes qui s'entrechoquent dans un son de cimetières, ces voix étrangement fluettes et doucereuses leurs promettant monts et merveilles, ces voix qu'il apparentait à son père, à sa mère, à Jimin aussi, bien qu'il savait que le plus vieux était devant lui et qu'il supportait tout aussi difficilement la traversée ? Viens près de nous, disaient les esprits d'un timbre traînant ; tu vas mourir si tu vas à Sanguinaris, reste avec nous pour toujours, nous allons te protéger, nous savons ce qui est arrivé à tes parents, ne cherches-tu pas la vérité, ne cherches-tu pas qui tu es réellement ?

Taehyung crut, l'espace d'un instant, qu'il allait céder à leurs mots empoisonnés, si ce n'était pour son destrier qui, fidèle, continuait la route d'un pas pressé.

Il ne sut réellement combien de temps il passa au cœur de cette forêt démoniaque ; le temps, comme sur le reste du royaume d'Agma, n'était qu'une conception lointaine et presque imaginaire, comme si les lois de la physique et toutes les autres propriétés que Jimin avait lu dans les ouvrages de la Grande Bibliothèque de Zmeï n'étaient que cela, au final — des jolis mots calligraphiés sur un parchemin, bien loin de la réalité. Il serra les dents, essuyant non sans peine toutes les immondices qui se jetaient sur lui, les paupières fermement closes malgré son bandeau pour ne pas voir, pour ne pas être tenté, pour ne pas succomber... et pour rester en vie, surtout.

Et puis, soudain, le soleil. Le soleil sur sa peau, lui qui les avait quittés depuis que les branches sombres s'étaient refermées derrière eux pour ne jamais les laisser sortir, les ronces comme barreaux de prison ; le soleil qui réchauffa enfin son visage, comme un ami, comme un amant, douce caresse réconfortante qui lui murmurait qu'il avait réussi, qu'il était en vie, que tout allait bien. Taehyung aurait pu presque pleurer au contact de l'astre qu'il avait pourtant tant détesté dans le désert.

"Mon frère ? demanda non loin de lui la voix de son aîné, distante et presque hésitante. Tu es toujours là ?

"Où voudrais-tu que je sois, marmonna le noiraud.

Il tendit la main pour défaire son bandeau autour des yeux, avant qu'un doute ne l'empreigne.

"Attends, Jimin — un esprit aurait pu prendre notre place dans la forêt. Dis-moi quelque chose sur moi que toi seul connais pour m'assurer que c'est bien toi.

Il y eut un moment de silence.

"Tu avais mangé tout le fromage de nos chèvres un jour, et tu avais accusé un dragoneau à la place. Père ne t'a jamais cru. A ton tour.

"Et toi, ricana le jeune homme, j'ai su que tu étais amoureux d'Eolindel le jour où tu es tombé dans les bouses de vache parce que tu étais trop préoccupé pour l'admirer que de regarder devant toi.

"Hé !

Il sentit l'argenté jeter son bandeau par terre, et avec un autre rire, plus sonore — sûrement comme prétexte pour évacuer son soulagement d'être sorti indemne de toutes ces épreuves jusqu'à présent —, il ôta le sien également pour observer le visage pourpre de son compagnon d'arme.

"Je te signale que l'autre grosse brute d'Haspid m'avait poussé à ce moment-là, et—

Mais sa complainte se tut dans un souffle lorsqu'il découvrit le tableau peint de cendres et de sang autour de lui. Trop préoccupés par le contentement d'être toujours en vie après l'un des moments certainement le plus éprouvant de leur vie, ils n'avaient prêté attention au paysage alentour — si tenté il restait quelconque paysage.

Tout n'était que désolation et ruine.

Le grand désert d'Agma était mortel, de son soleil destructeur et implacable et de ses mirages damnés, mais le décor de Sanguinaris était pire encore, leur vision tournant dans une palette de gris — le gris de la scorie, le gris des larmes, le gris des branches mortes des arbres, le gris de la terre sèche et craquelée, le gris de l'hémoglobine décomposé, le gris des insectes qui grouillait sur le peu qu'il restait d'une vieille carcasse, le gris des nuages qui couvraient l'astre comme s'ils attendaient leur venue depuis tout ce temps. C'était triste, c'était sale, c'était le goût de l'annihilation totale et sans pitié, ne laissant que les perles salées de leur effroi couler sur leurs joues sales.

Peut-être s'attendaient-ils à pire encore, peut-être s'attendaient-ils à moins ; mais ils avaient, depuis qu'ils avaient entrepris leur voyage, résolument refusé de tenter d'imaginer ce qui se cacherait derrière la Grande Forêt, préférant s'épancher sur les espèces qu'ils trouveraient derrière les dunes de sable plutôt que de penser à ce qui les accueillerait.

Peut-être ne pensaient-ils pas survivre jusqu'à là, aussi.

L'horizon était silencieux — tout ce que Taehyung entendait, c'était le bruit de son sang tapant contre ses tempes, son déglutissement beaucoup trop sonore à son goût, et le bruit des sabots qui frappaient le sol de nervosité.

Au loin, s'il plissait un peu les yeux, il pouvait apercevoir le relief de la grotte. Lourde, béante comme la gueule du monstre qu'elle abritait, la roche rêche et coupante telle des lames de rasoir, suffisamment pour s'ouvrir les paumes de leurs mains, de leurs pieds, et de les laisser se vider de leur sang avant d'arriver en face du maître de céans. L'intérieur était si sombre, d'un noir de jais encore plus épais qu'une fumée, et le surnom de la Grotte de l'Enfer n'était peut-être pas qu'un simple surnom, finalement.

Interdits, ils se lancèrent un regard en coin, n'ayant pas besoin de mots pour savoir ce à quoi l'autre pensait. C'était peut-être la dernière fois qu'ils respiraient l'air, peut-être la dernière fois qu'ils se tenaient la main, peut-être la dernière fois qu'ils verraient la lueur du jour. Bientôt, la noirceur les engloutirait, chassant une chimère plus dangereuse, létale et meurtrière que n'importe quelle autre créature ils avaient pu rencontrer — et bientôt, cette même grotte pour laquelle ils avaient parcouru tant de chemin serait probablement leur dernier tombeau.

"Tu es prêt ? chuchota Jimin à ses côtés, comme craignant que la bête dormant de l'autre côté les entendraient.

Taehyung fit un mouvement de tête sec, décisif.

Here goes nothing.


---





Le silence était sûrement ce qu'il y avait de pire. L'attente. Le stress. L'indescriptible impression de marcher vers sa mort certaine, et tout ce qu'ils entendaient autour d'eux n'était que le silence.

Ils s'attendaient, naïvement peut-être, à ce que le dragon vienne à leur rencontre au-devant de la grotte, les enflammant dans un crachat de soufre pour une fin rapide et sans douleur. Mais sûrement que le destin, et la bête qui régnait sur ces céans, voulaient tourner le coup du sort à l'ironie ; car laisser les deux frères avancer avec précaution, leurs sabres brandis devant eux, en attendant l'apparition horrifique des yeux jaunes, était beaucoup plus intéressant à regarder.

Leurs muscles étaient infiniment tendus, prêts à bondir, prêts à attaquer — infiniment tendus au point où ses épaules étaient douloureuses, criant d'inconfort, mais Taehyung n'en avait cure. Il se reposerait, si les dieux le lui permettaient, qu'une fois qu'il sortirait en vie de cette cave. Autour d'eux, que de la pierre, froide, coupante, noire, recouverte parfois de vieilles traces de sang coagulé ; la pierre qui engloutit, la pierre qui ne pardonne pas, la pierre comme dernier sarcophage.

Les bruits, aussi ; les longes stalactites se penchaient au-dessus de leurs visages comme mille doigts diaphanes et possédés, prêtes à aspirer leurs âmes en peine, laissant les gouttes d'humidité rouler le long de leur calcite pour tomber dans un ploc sonore, étrange et sinistre contre la roche.

Et, comme si leurs présences sibyllines n'étaient pas suffisantes, elles étaient illuminées par des feux magiques. Ca et là, dans des alcôves escarpées, des flammes vertes et flottantes, des flammes artificielles, maudites, qui faisaient danser contre les parois quelques ombres sinistres et menaçantes. C'était des étincelles sorties des entrailles d'un alchimiste ou d'un saurien comme celui qu'ils traquaient à cet instant. Les deux frères en avaient déjà vu par le passé, la puissance émanant de son aura destructrice — un mage en avait allumé sous son chaudron pour préparer une potion de Mort Instantanée. Tous deux savaient parfaitement qu'il ne fallait les approcher sous aucun prétexte, et ce fut l'œil hagard qu'ils continuèrent vers les entrailles du mal, leur malheureuse chevauchée éclairée par des bûchers acides.

C'était une impression étrange que de marcher droit vers le trépas, avec la volonté d'un homme qui n'a plus rien à perdre.

Taehyung...

"Qu'est-ce que tu marmonnes ? demanda Taehyung en jetant un coup d'œil rapide en direction de son frère d'armes, la mâchoire si crispée qu'il pouvait voir d'ici les veines proéminentes le long de son front argenté.

"Que lorsqu'on sortira d'ici, l'Empereur a intérêt à nous ériger une putain de statue à notre honneur. Rien que pour avoir réussi à sortir de ce purgatoire.

Le noiraud ne put qu'hocher sèchement la tête, trop sur le qui-vive pour y répondre quoi que ce soit. Lorsqu'on sortira, pas si.

La persévérance et la détermination de Jimin lui fit un semblant de baume au cœur, serrant davantage la poignée de son épée, la brandissant plus haut et plus droite. Ils allaient venir à bout de ce monstre, peu importe ce que cela en coûtera.

Peut-être aurait-il dû se mordre la langue jusqu'au sang, car malgré toute la motivation de Sheng-Long, l'instant tant redouté où ils découvriraient le saurien arriva bien plus rapidement qu'il n'aurait souhaité. Ils avaient marché encore, un temps — mais là encore, le temps était leur ennemi, se jouant d'eux et les pointant du doigt dans un ricanement moqueur ; le jeune chasseur avait l'impression d'avoir fait quelques mètres à peine, qu'il ne découvrit que la noirceur de la grotte en se retournant, les maigres rayons du soleil qui les avaient suivi jusqu'à leur entrée désormais résolument disparus. Ils étaient seuls. Deux hommes, armés tout juste de lames, de courage, et d'un peu de pensées suicidaires, contre un maudit rouge des magmas.

Ce fut au détour d'un relief rocheux que Jimin se stoppa net dans ses pas. Ses épaules étaient encore plus tendues, si cela était humainement possible, que lorsqu'ils avaient débuté leur progression au sein du tombeau. Si ce n'était pour ses sens tout aussi en alerte, sûrement que Taehyung manqué son changement d'attitude.

Park jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, et le bel éphèbe comprit tout ce dont il avait besoin de savoir.

Taehyung avait vu suffisamment de dragons pour tenir une vie entière — mais jamais de rouge des magmas. Et son souffle ne put que se bloquer dans sa gorge en voyant la silhouette difforme de la bête, allongée à quelques centaines de pas d'eux, dans une cavité si grande qu'ils auraient pu y faire tenir leur petit village d'enfance. La tête reposée sur ses pattes avant, les yeux clos, les ailes repliées le long de son corps, le saurien semblait assoupi. Le cuir de sa peau était aussi noir que la cendre, que les larmes de lave séchées qui coulent le long des volcans, mais les maigres reflets des flammes enchantées laissaient aux visiteurs déceler les reflets d'un rougeâtre irisé, discret mais omniprésent et dangereux — comme un milliard de gouttes de sang dévalant lentement son corps, ô fresque frissonnante, dernière vision des habitants d'Agma avant de mourir dans un hurlement.

La caverne était gigantesque, et pourtant, elle paraissait si petite comparée à la créature ; les griffes au bout de ses élytres en forme de chauve-souris touchaient presque les stalactites qui dodelinaient de la voûte. Tout de l'endroit leur criait de fuir, loin, loin, sans jamais se retourner — les squelettes aux crânes écrasés, mâchouillés, jonchant le sol comme de pauvres marionnettes écervelées ; les traces profondes et terrifiantes des griffes colériques contre la roche dure. Son esprit lui criait de fuir, son sang lui criait de fuir, et peut-être même que la voix mystérieuse qu'il entendait toutes les nuits lui criait aussi de fuir, tout, tout.

Mais si les deux frères étaient bien quelque chose, ce n'était certainement pas lâches. Ils s'y étaient préparés, ils avaient revu ensemble le plan d'attaque lors de longues journées de chevauchées dans le désert. C'était leur destinée. Quelque chose dans le cœur de Taehyung lui avait murmuré de se rendre à Sanguinaris, et maintenant qu'il y était, si proche du but, il lui était inconcevable d'y renoncer. L'avenir d'Agma, de Trajan et de Sheng-Long tout entier en dépendait. La vie de milliers d'hommes, de femmes ou d'enfants, comparée à celle de deux pauvres chasseurs qui écumaient le pays à la recherche d'un peu d'adrénaline.

Le choix était fait.

Les frères se regardèrent de nouveau, leurs prunelles sombres comme miroir de leurs armes, communiquant dans un silence de cathédrale. Chacun connaissait son rôle, ce qu'il devait faire, car c'était là une danse mortelle qu'ils avaient répétée des centaines et des centaines de fois ; que ce soit avec un dragon marsupial ou avec un rouge des magmas, cela importait peu, au final.

Taehyung...

Le noiraud secoua physiquement la tête pour chasser la voix. Pourquoi venait-elle l'importuner ici, maintenant, alors qu'ils étaient sur le point de mener le combat le plus difficile de leur vie ?

Lentement, Jimin porta la main à son visage, se touchant le front de son pouce, et les lèvres de son auriculaire, avant de reposer trois doigts contre son cœur, dans un geste venu du dialecte de la Tribu de l'Est. Fais attention à toi. Taehyung lui répondit la pareille avec un petit sourire.

Puis, se redressant comme pour se donner contenance, ils firent le premier pas.

Jimin buta contre une pierre.

Le dragon ouvrit son œil jaune.

Et le chaos déferla sur eux.


---

Aussi loin que Taehyung s'en souvienne, il n'avait jamais combattu de la sorte. Tout ce qu'il y avait autour d'eux n'était qu'incendie et destruction. La suie, le sang, et la peur qui colle tout autant à la peau.

Le dragon crachait d'impressionnantes colonnes de feu dans les airs, furieux de s'être fait dérangé de la sorte, et les deux frères auraient très bien pu mourir ici et maintenant si ce n'était pour leur agilité, sautant derrière des pierres comme maigre bouclier contre les flammes mortelles, s'éloignant le plus loin possible de la gueule béante et destructrice.

Mais ils avaient beau éviter le souffle volcanique, ils ne pouvaient en revanche échapper guère longtemps aux fumées tout aussi nocives et empoisonnées, les gaz emprisonnés sous la voûte rocheuse au-dessus de leurs têtes. Taehyung maintenait avec difficulté un linge sur sa bouche et son nez, cliquant furieusement des yeux pour chasser les larmes naissantes de la suffocation, de la chaleur, et des vapeurs insupportables. Si ce n'était la mucosité incendiaire qui rongerait leurs peaux dans un grignotement de douleur et d'agonie, ce seraient les smogs qui noircissent leurs poumons qui auraient raison d'eux... et cela arriverait plus rapidement que prévu s'ils ne trouvaient pas rapidement une solution.

Sa mâchoire lui faisait atrocement mal, tant ses dents étaient serrées ; des gouttes de perspiration lui brûlaient la rétine, ses muscles hurlaient de douleur, et tout ce à quoi il pensait c'était je vais mourir si je sors en vie, j'embrasserai le sol tous les jours que je verrais pour remercier le destin.

"Attention derrière toi ! cria la voix de son frère au loin, le corps camouflé derrière celui bestial du montre.

Il eut à peine le temps de sauter par-dessus une pierre pour se plaquer dos à la roche que déjà le crachat de feu enveloppait sa cachette, le laissant serrer son épée contre son cœur et retenir sa respiration.

Ils ne pouvaient pas continuer ainsi. Ils ne pouvaient pas continuer à courir en rond en attendant que le dragon s'épuise, car des créatures comme celles-ci n'étaient jamais lasses, pas quand deux étrangers venaient le déranger dans son sommeil, dans sa caverne, dans sa demeure. Il fallait qu'ils trouvent une ouverture, une brèche pour s'y engouffrer tous les deux, car ils ne pourraient y arriver seul.

Taehyung... fit de nouveau la voix, et le noiraud manqua de se frapper la tête pour chasser le chant mystique et mystérieux — pourquoi, par tous les diables, avait-elle décidé de se manifester maintenant ? Il devait rester concentré. La voix ne ferait que le distraire, et le chasseur n'avait guère envie qu'elle soit la dernière chose qu'il entende avant le trépas.

A la place, comme pour se redonner contenance, il cria pour couvrir le bruit du chaos :

"Jimin ! J'ai un plan !

Jetant un coup d'œil par-dessus la cachette, il vit la silhouette argentée de son frère courir à sa rencontre, comme une ombre, le dos courbé, avançant rapidement dans l'angle mort du saurien avec un froncement de sourcil concentré. Le temps semblait se jouer d'eux, comme lorsqu'ils étaient en plein désert, car il avait l'impression que la progression du bel éphèbe était impossiblement lente ; mais à peine eut-il le temps de repousser les mèches de devant sa vision que Park était déjà à ses côtés, la respiration haletante, jetant des regards à la fois perdus et féroces en direction du rouge des magmas.

"C'est quoi ton idée ?

Taehyung pointa les arbres morts qui, par un miracle dont il n'arrivait à comprendre le sens, avaient réussi à pousser à l'intérieur de la grotte, sans soleil et sans eau. Le bois était sec à souhait pour n'être que du combustible, mais par un autre miracle qu'il était trop occupé à saisir, ils avaient réussi à survivre face au tempérament colérique et taciturne de l'hôte de céans.

"On détourne son attention en jetant des pierres de l'autre côté. Le bois nous servira de catapulte, tu te souviens, comme les filets qu'on avait lancé sur les Druk à Bolla ? On détourne son attention et on le surprend dans son angle mort.

"Et comment on fait s'il nous surprend avant le coup de grâce ?

"Nos sabres ont été façonnés par les Elfes noirs d'Airen. En les croisant, ils pourront former un bouclier pour nous protéger, un temps soit peu.

"On va se griller les ailes.

Taehyung eut un haussement d'épaules, lui aussi soudainement perdu, comme le regard qu'avait jeté Jimin un peu plus tôt. Le bouclier ne pourrait protéger leurs flancs, et c'était tout juste s'il pourrait défendre deux hommes adultes.

"Tu as une meilleure idée ?

L'argenté sonda ses prunelles dans celles de son frère — l'espace d'un instant, les grondements du monstre derrière eux se perdaient dans le silence de leur rencontre, le tic tac inarrêtable de leur destinée semblait ralentir, et tout ce qu'ils voyaient, c'était l'autre. L'autre avec lequel ils avaient tant combattu. L'autre avec lequel ils avaient tant vécu. Et l'autre qu'ils n'étaient pas prêts de perdre. Jimin glissa sa main derrière la nuque de son cadet, le long de sa joue comme lorsqu'ils étaient enfants, caressant sa peau brûlante de son pouce avec un petit sourire, et Taehyung ne sut si c'était le soufre ou une soudaine émotion qui picotait ses orbes.

"Prends soin de toi.

La gorge du pourfendeur était si serrée qu'il ne put prononcer un mot, cet étrange sentiment que tout prendrait bientôt fin d'une façon ou une autre ; alors, il frôla son pouce contre son front, embrassa son auriculaire de ses lèvres, avant de presser trois doigts contre son cœur, dans ce dialecte qui voulait dire toi aussi, dans ce dialecte qu'ils avaient échangé plus tôt dans les couloirs escarpés qui menaient jusqu'au dragon.

Ils se regardèrent encore un moment, puis, hochant la tête comme un même homme, se redressèrent pour se mettre en place.

Jimin courut plus qu'il ne s'accroupît en direction des arbres morts, tandis que Taehyung accumulait un amoncellement de pierres suffisamment petites pour pouvoir être lancées, mais suffisamment imposantes pour distraire la bête assez longtemps, prenant garde à ne choisir les roches brûlées à vif par le souffle magmatique du saurien pour ne pas se blesser. Bientôt, leur plan pouvait être exécuté, et ce fut avec un léger tremblement dans les mains et les sourcils froncés que le plus jeune enclencha le premier appât.

La pierre vola au travers de la caverne, presque trop lentement au goût des deux hommes, et vint exploser contre la paroi dans une myriade de débris, dans un choc si sonore que l'impact ricocha contre le plafond de la grotte dans un écho qui faisait froid dans le dos.

Le rouge des magmas tourna sa grande tête difforme en direction de la source du bruit, un crachat de feu venant à la rencontre du troubleur.

"Encore, grommela Jimin, la mâchoire si serrée qu'on pouvait en admirer les veines dans la pénombre, faisant rouler un autre pavé en direction de la catapulte de fortune.

Le leurre vola de nouveau au-dessus de leurs têtes, venant s'écraser dans un autre fracas branlant contre la paroi. Le crachat de feu ne cessa, redoublant presque d'intensité, la rage et la colère et la détermination si brûlante le long de la gorge de la bête, et—

Taehyung ! fit de nouveau la voix, plus fort cette fois-ci.

"Maintenant, souffla l'homme aux cheveux ébène, sautant par-dessus leur cachette sans même se retourner pour savoir que son aîné l'avait suivi.

Leurs sabres se rencontrèrent dans une étincelle mauve, l'acier de leurs lames vibrant des étranges sorts de protection que les Nains d'Airen avaient façonnés dans le métal, comme un appel de l'une pour sa sœur, la promesse qu'ensemble, elles pourraient protéger leurs humains, les gardiens qui prenaient tant soin d'elles et qui les faisaient voir du pays. Croisées devant eux, les épées ne faisaient que pâle figure contre le souffle implacable du saurien, mais tous deux savaient les miracles dont elles étaient capables. Si — quand — le dragon les trouverait, au moins ce bouclier de fortune aurait le mérite de ne pas les faire cuire tout de suite.

Lentement, la main ferme et moite autour du pommeau de leur arme, les deux pourfendeurs  avancèrent prudemment, les yeux si résolument fixés sur le profil du rouge des magmas que leurs orbes picotaient encore des effluves de soufre et de cendre. Et, comme une présence qui venait se rappeler à leur bon souvenir, le temps sembla de nouveau jouer d'eux, vulgaires marionnettes empêtrées au milieu des fils inextricables de la destinée ; les secondes longues, si longues, se plaisant à les voir avancer d'une lenteur atroce, tous leurs muscles bandés et prêts à sauter, à combattre, à vivre.

Ils étaient si proches. Si proches. Bientôt, leurs lames noires pourraient s'enfoncer dans le sang encore plus noir du saurien, et tout serait fini. Bientôt, ils pourront ramener la tête décapitée de la plus grande terreur de ces contrées, et tout serait fini.

Ils étaient si proches, plus que quelques pas, et tout serait fini.

Mais — et sûrement avaient-ils retenu la leçon depuis lors — le fatum avait un autre plan pour eux. Car la bête tourna soudainement la tête.

Les chasseurs se figèrent, tellement abruptement et sèchement que leurs corps crièrent au désespoir, suppliant d'un peu de repos, qu'ils courent, qu'ils s'enfuient loin d'ici pour tourner enfin la page, pour en finir de tout cela. Les gouttes poisseuses du temps tombèrent sur leur monde, ploc, ploc, une, deux secondes étirées à l'infini, si longues que leurs poumons manquèrent d'air.

Et tout ce qu'ils virent ne fut que ses grands yeux jaunes, les prunelles comme plongées dans les forges des nains, irisées de ces éclats d'or — mais au lieu de la beauté des fragments d'étoiles et des paillettes des dieux, c'était un doré méchant, mauvais, celui qui pousse les hommes à mentir pour un peu de fortune, à tricher, à voler, à violer, à tuer. C'était des orbes faites pour le chaos et la destruction, à l'image de Sanguinaris.

Taehyung ! hurla la voix.

Le noiraud croisa le regard du dragon...

... et, au ralenti, tout explosa.

Les chaînes en acier qui barricadaient son esprit, le lourd rideau de velours sombre qui l'empêchait de voir la Vérité, les souvenirs d'une autre vie qu'il pensait perdue à tout jamais, le mystérieux détenteur de la voix qui le hantait sans cesse dans ses songes... tout explosa.

Comme lorsqu'on remonte à la surface pour reprendre sa respiration et qu'on cligne des yeux et que l'horizon est si clair au loin. Comme lorsqu'on rentre d'une journée harassante à cheval et qu'on voit la silhouette de sa maison, au loin.

Comme lorsqu'on réalise enfin qui on est.

Les souvenirs se déversèrent dans sa conscience, torrent d'émotions et de bribes de passé, de présent et de futurs qui étaient, jadis, vaguement familiers — une rencontre près d'une cascade, un baiser, un torse chaud contre le sien, des couronnes de fleurs dans ses cheveux, un sourire, un orgasme, une promesse, la sentence des dieux, des pleurs, une main tendue vers lui dans le maigre espoir de le retenir.

Transfixé, le souffle court, il ne remarqua pas les mouvements sur sa gauche. Jimin était une tête brûlée, c'était là un sujet que nous avions d'ores et déjà couvert, préférant frapper de toutes ses forces d'abord et réfléchir après ; et cette situation, aussi dangereuse, imprévisible, léthale était-elle, n'était en rien différent. Car, décrochant son épée de sa jumelle — et ignorant la plainte languissante de la lame —, il brandit son propre sabre, les prunelles cruelles et vilaines, et, dans un cri guttural de kamikaze, courut en direction de la bête.

Et la voix chantait, Taehyung, Taehyung, Taehyung, leitmotiv secoué d'émotions et de sanglots, l'impression d'être enfin complet, que l'étrange attraction qui l'avait poussé à entreprendre ce voyage insensé était enfin là, devant lui.

Quelque chose le tira de sa contemplation stupéfaite et silencieuse des orbes dorés du rouge des magmas, loin, une main qui le secoue de son sommeil, de sa transe, et d'une lenteur détestable, tourna la tête vers Jimin, courant en direction de la carotide du monstre avec une détermination terrible, comme au ralenti, comme dans un rêve, mais sa lame était si proche des écailles rougeâtres, si proche du but, si proche de leur victoire, et—

— et l'arme de Taehyung vint contrer le glaive de l'argenté dans une dissonance crissante. 

Un silence. Figés. Jimin avait les yeux écarquillés, figés d'horreur ou de stupéfaction, il ne saurait vraiment dire.

"Mon frère ? souffla l'argenté.

Et l'instant d'après, Taehyung fut enlevé dans les airs.

"Mon frère ! hurla son aîné en tendant sa main, en vain, en direction de la silhouette frêle de son compagnon, prisonnier des griffes du saurien, s'élevant haut contre le plafond de la grotte.

Le mouvement avait été si abrupt que le pommeau de son sabre lui avait glissé des mains, coupant son souffle par la force de la prise autour de ses côtes, de ses reins ; et tout ce qu'il pouvait faire, c'était de tendre la main en retour en direction de la figure rapetissante du chasseur, les mots bloqués dans sa gorge.

Il aurait dû paniquer. Il aurait pu faire ses dernières prières, les mains tremblantes et les lèvres prononçant des mots qu'il n'aurait jamais cru prononcer, fermant les paupières en attendant son instant de grâce fatidique, pensant une dernière fois à sa famille et à Jimin et à Hoseok et à tous ceux qu'il avait tant chéri dans sa vie.

Mais son esprit était trop occupé par les nouveaux souvenirs enfin dévoilés pour ressentir la peur. Un visage, une présence, un cœur qui criait pour le sien — c'était inexplicable, encore plus après des jours et des jours à se persuader que le saurien était la terreur d'Agma et qu'il fallait le pourfendre, mais c'était lui. Derrière cette carapace grotesque et animale. C'était lui.

C'était lui, l'âme qu'il avait cherchée toute sa vie.

Les grandes ailes du rouge claquaient mollement dans l'air tiède et moite de la caverne, et, bientôt, Taehyung le sentit ralentir à l'approche d'un autre caveau, lui aussi éclairé par les étranges flammes magiques. Etaient étalées par terre des peaux de bêtes, maladroitement découpées et entaillées de coups de dents ; et le noiraud écarquilla les yeux en comprenant où le dragon l'emmenait. Dans son repère. Sa tanière. L'endroit le plus reculé de Sanguinaris. Là où il était le plus vulnérable.

Son corps était difforme et gigantesque et lourd, mais il lui semblait qu'il déposait l'humain à terre avec la plus grande des délicatesses, les grandes griffes le relâchant avec une douceur calculée, les orbes encore animales mais attentives. Taehyung fit un pas en arrière pour apprécier le tableau devant lui, maintenant que sa vision n'était plus lacée d'angoisse et de l'appel du sang. Il porta une main tremblante à ses lèvres, et, déglutissant, murmura dans un souffle :

"Namjoon...

C'était étrange, de prononcer son nom, comme si sa langue s'habituait au poids de ses lettres dans sa bouche, comme si son corps se réhabituait à en faire une constance dans sa vie. Son ancien lui, dans une autre vie, avait coutume de murmurer son prénom, du petit matin jusqu'au soir crépusculaire, dans un rire, dans un soupir, dans une jouissance, dans une admiration, tout.

Taehyung... répondit-on en écho, et le pourfendeur ne put que sourire dans un sanglot étouffé. Ce n'était plus une voix qui criait dans le lointain, mais un cœur, qui battait là, à l'unisson, tout contre le sien.

"Namjoon, dit-il de nouveau, de ce rictus humide empli de larmes. Est-ce bien toi ?

Je t'ai cherché si longtemps...

Le dragon approcha son museau de son visage, et ses cornes et ses écailles et ses crocs pouvaient être menaçants et sinistres, mais ses prunelles semblaient... plus douces. Plus humaines aussi, peut-être. Tremblant par toutes ces nouvelles révélations, Taehyung s'autorisa presque timidement à tendre la main vers son hure — ses doigts gracièrent un instant les conques carmin, longeant le long de son nez pour poser sa paume entre ses deux orbes étincelants et attentifs.

Namjoon sembla fermer les paupières un instant à ce contact, et soudain, Taehyung prit conscience de sa condition. Car s'il avait grandi seul, s'interrogeant sur ses parents et sur ce morceau incomplet de lui qu'il traquait en vain, s'il avait grandi avec ses bribes de souvenirs vagues comme un songe agréable, s'il avait grandi avec cette voix qui l'appelait toujours à lui... cela n'était rien, rien, comparé à la vie de supplice que son âme-soeur avait dû subir. Contrainte à voir les hivers et les étés s'écouler dans cette prison d'écailles, condamné à endurer les instincts animaux, à se gratter la poitrine jusqu'au sang dans l'espoir d'en sortir, bataillant contre l'injustice qui bloquait sa gorge et attisait sa haine.

"Mon amour, demanda-t-il en étouffant un sanglot contre ses lèvres, mais que t'ont-ils fait...

Ses souvenirs étaient trop lointains pour lui faire justice, et tout ce dont il se rappelait de l'homme qu'il avait tant chéri, c'était son regard, son sourire, son visage, bien que le portrait qu'il se dessinait dans sa tête était embrumé, vague, imprécis. Comme un songe que l'on essaye de se rappeler. Une chose était sûre, en revanche : Namjoon, la première fois qu'il l'avait aimé à en perdre la raison, n'avait pas ces cornes grotesques, ces griffes horrifiantes, cette queue hideuse.

Alors, les yeux soudains brillants de larmes en comprenant la cruauté du destin et des dieux qui le conduisait, le noiraud se précipita dans le cou du saurien, enfouissant son visage contre les écailles inconfortables, enroulant du mieux qu'il pouvait sa tête de ses bras. Le dragon, en face de lui, ne put guère lui rendre la pareille, mais il entoura la silhouette de l'humain de ses ailes calcinées et arrachées, comme pour le protéger de toutes les horreurs du monde, des déités, et de toutes les autres créatures qui grouillaient sur Sheng-Long.

Toute cette adrénaline, ces émotions, son cœur qui palpitait à mille à l'heure contre le sien, cette mémoire retrouvée, son amant retrouvé... tout cela eut raison de lui.

Et, enfin dans les bras de Namjoon, les ténèbres vinrent le cueillir comme une vieille amie.


---

Ce fut un mouvement sous lui qui le tira des méandres étrangement sombres de son esprit. Il cligna des yeux, une, deux fois, les contours étroits et saillants de la caverne apparaissant dans son champ de vision — et cela fut suffisant pour qu'il se remémore soudain, comme une claque en pleine figure, de ce qu'il venait de se passer.

Le dragon s'était allongé, recroquevillant ses pattes avant sous son ventre avec un murmure de contentement, laissant Taehyung dormir contre son cou. Ses ailes protégeaient le corps frêle de l'humain, secoué de toutes ces émotions nouvelles et imprévisibles et magmatiques, comme une chaude couverture contre sa tunique légère.

Quand le jeune homme releva la tête, encore en proie au tournis, le saurien en fit de même, lentement, comme s'il ne voulait pas effrayer le chasseur. Lui aussi cligna les paupières, une, deux fois, ouvrant ses grands yeux jaunes pour les plonger dans les prunelles de son amant.

Taehyung en eut une nouvelle fois la respiration hachée. Il avait l'impression que son âme était enfin entière, complète, et que tous les mots qu'il avait oublié dansaient dans les orbes magiques de Namjoon ; il avait l'impression que tout ce qu'il avait manqué, tout ce qui s'était effacé, se trouvaient maintenant devant lui. Une nouvelle lumière. Une infinie de possibilités. Un souffle qu'on pensait avoir perdu.

Doucement, vidé par l'adrénaline de leur combat, le noiraud leva une main, quelque peu tremblante, en direction du museau du rouge des magmas. La créature ne fit un mouvement, immobile, observant simplement l'humain avec une curiosité presque appréhensive ; et lorsque sa paume se posa avec délicatesse sur les écailles si sanglantes et rugueuses, tous deux réprimèrent à temps un frisson.

"Namjoon...

Je suis là, mon amour. Je ne partirai plus.

C'était étrange, de communiquer avec l'autre par la pensée. Cette voix qu'il avait entendu pendant tant d'années, appeler son nom en boucle, en vain — et voilà que cette même voix lui répondait, à présent, que cette présence n'était pas juste dans sa tête, mais était bel et bien là, en chair et en os et en flammes, devant lui.

"Namjoon, souffla-t-il de nouveau, ses yeux s'embrumant de larmes. Namjoon, mon aimé, je suis tellement désolé...

Le dragon pencha légèrement la tête vers le côté, et peut-être hallucinait-il, mais il avait l'impression qu'il lui rendait un petit sourire, triste, compatissant. Tout aussi doucement, certainement conscient de sa taille et de celle de son sigisbée, il approcha sa figure de la sienne, pour presser leurs deux fronts, l'un contre l'autre. Son hure était presque aussi grande que l'humain, mais le voir méticuleux et délicat pour ne pas le blesser eut le mérite de serrer le cœur de Taehyung.

Taehyung, Tae, mon amour, mon ange, mon étoile, ne pleure pas, s'il-te-plaît. Cela fait tant d'années que je n'ai pas vu tes yeux pour les voir troublés par des sanglots.

Le jeune homme sourit, bien que son rictus était encore humide, et il se redressa quelque peu pour presser un baiser entre ses deux yeux. Namjoon ronronna de satisfaction, alors Taehyung en pressa un, puis un autre, encore et encore jusqu'à ce que la naissance d'un rire s'échoue sur ses lippes.

C'était des baisers familiers, comme ces vieilles habitudes que l'on réapprend lorsqu'on retourne dans son village natal, lorsqu'on redécouvre une recette, ancré profondément dans sa mémoire et dans ses muscles, si bien que même si son esprit n'avait jamais réalisé que la bête était son amant d'antan, son corps, son cœur l'aurait reconnu à la place, parmi un millier d'autres.

Mon amour... souffla la voix, et le chuchotement eut le mérite de tirer un frisson délicieux. Ces mots, ces supplices, ce ton plein d'admiration et de révérence et d'affection, cela faisait une vie entière qu'il ne l'avait pas entendu — et sa peau ne put que s'hérisser en retour.

"Namjoon, répondit-il simplement, car il n'y avait que cela à répondre finalement : l'homme était son étoile, son passé et son futur, l'homme était celui qui avait la réponse de toutes les questions de l'Univers, l'homme était celui pour qui il avait traversé tant d'épreuves pour le revoir. Namjoon, tu m'as tellement manqué...

Le dragon se recula, imperceptiblement, et plongea de nouveau ses orbes dans les prunelles charbon de son humain. Il y avait une flamme nouvelle aux creux de celles-ci, et Taehyung mit une seconde à comprendre ce qu'elle voulait vraiment dire.

Je peux ?

Sa patte se leva du sol, doucement, si doucement, toujours aussi conscient de la différence de taille entre eux et du fait qu'il pouvait l'écraser d'un simple coup d'aile. Il ne voulait pas le blesser — par tous les dieux, il se contenterait d'une vie de souffrance et de solitude dans ce corps monstrueux plutôt que d'être celui à l'origine de la douleur de son aimé.

Et parce que cela faisait si longtemps mais c'était tout comme si c'était hier, le noiraud comprit presque immédiatement son implication silencieuse, déglutissant avec une forme de nervosité nouvelle, curieuse et trépidante, avant d'hocher la tête.

La griffe du saurien se posa, d'une lenteur calculée, contre le torse ferme de Taehyung. Il savait qu'il ne lui ferait pas de mal, savait qu'il ne lui ferait jamais de mal, mais sa respiration se coupa tout de même dans sa gorge, son coeur rattant un battement. Le contact de la griffe était si lointain, si étrange contre sa peau. C'était là une griffe faite pour tuer, décapiter, égorger et jouer avec les intestins, une griffe faite pour la destruction, la mort et la peur, une griffe qui aurait pu le défigurer à tout jamais si elle n'était pas aussi précautionneuse. Et pourtant... pourtant c'était la première fois depuis si longtemps que Namjoon le touchait ainsi, et sa caresse rêche était pleine de promesses, pleine de jolis mots, et cela fut suffisant pour que le jeune homme ne relâche la respiration qu'il n'avait pas conscience de retenir, relaxant ses bras et ses épaules. Il y avait là quelque chose d'infiniment plus dangereux que la griffe — car Taehyung se donnait plein et entier à lui, sans questions, sans remords et sans regrets, un sourire qui témoignait toute sa confiance peinte sur ses lippes.

La griffe effleura, presque comme un murmure, les vallées de ses pectoraux, les secrets de son ventre, l'absolution de ses cuisses. Mais, bien que grossière par sa taille, elle était aussi coupante qu'un rasoir, alors le chemin de croix de la serre fut accueilli par des vêtements déchirés, tombant en lambeaux à ses pieds, pour découvrir le chasseur auguste dans sa glorieuse nudité. Il frissonna face à l'air humide et frais de la grotte, mais ne fit aucun mouvement pour se couvrir ; la chaleur qui s'était réveillée dans les yeux du saurien fut suffisante pour allumer un brasier plus primal, instinct et désireux dans ses entrailles.

Ils venaient de se retrouver, et ils avaient besoin de se redécouvrir de la façon dont ils préféraient.

Ne quittant pas ses billes charbon brillantes des flammes magiques, le bel éphèbe se rapprocha de lui, lentement, tout aussi lentement que toutes leurs interactions depuis le début, avant de presser son corps contre son museau. Il y avait quelque chose d'incroyablement tendancieux, que d'être là, découvert, vulnérable, chaud et impatient aussi, tout contre la gueule d'une des créatures les plus sauvages et dangereuses de ces contrées. De sentir les écailles rêches et meurtrières contre le délicat de sa peau.

Mais Taehyung avait décidé d'ignorer le passé léthal de son amant, de même que Namjoon avait décidé d'ignorer le métier tout aussi brutal de l'humain — leurs trajectoires dans l'Univers et dans le temps n'avaient pas été guidées par le libre-arbitre, mais par la voie que leur avait imposé les dieux, au comble de l'ironie.

Tendrement, cette nouvelle bulle d'affection à présent éveillée dans sa poitrine, le noiraud caressa de nouveau le contour des yeux de son aimé, la pointe de son nez, le début de son cou ; s'il avait aimé, aimait et aimerait encore Namjoon, de toutes ses forces et de tout son souffle, alors il l'aimerait sous toutes ses formes, d'un humain ou d'un dragon, d'un esprit de la forêt ou d'un fantôme, peu importe. Tant qu'il était là, dans ses bras, alors c'était tout ce qui comptait, au final.

Le contact frais et rugueux de la peau craquelée du saurien provoquait des sensations étranges mais bienvenues contre ses boutons de chair, contre ses cuisses, contre son entre-jambe, et sûrement que la créature avait remarqué l'état du soupirant, car la voix resonna dans son esprit pour demander :

Dis-moi ce que tu veux.

"Toi, répondit Taehyung sans perdre une seconde, comme si c'était là la seule évidence qui soit. Toi, tout entier, rien que pour moi.

Il eut l'impression que le dragon souriait de nouveau, de ce même sourire qui graciait ses lèvres quand il était encore humain.

Retourne-toi, mon ange, et laisse-moi prendre soin de toi.

Fébrile, impatient, avide, Taehyung s'exécuta, et son cœur rata un battement lorsqu'il découvrit que Namjoon avait d'ores et déjà étendu une aile par terre, comme une maigre couverture pour l'empêcher de se blesser sur le sol rocheux de la caverne. Il sentit le museau du rouge des magmas dans le bas de son dos, et comprit la requête silencieuse.

Retenant sa respiration, il descendit sur ses genoux, ses mains caressant la texture si étonnamment douce de l'élytre... se présentant à l'autre de la plus concupiscente des façons. Des flashs se rappelèrent à sa mémoire, des images passant derrière ses paupières mi-closes comme un avant-goût de ce qui l'attendait.

Des mains fortes et puissantes contre ses fesses, s'enfonçant avec une rage passionnée dans sa peau ; son dos qui frotte contre les parois de la cascade où ils s'étaient rencontrés, les claquements de reins faisant fuir les poissons ; les va-et-vient de sa verge dans l'antre si accueillante de son compagnon ; la langue de l'aîné contre sa peau, ses côtes, son aine, son sexe, partout ; cette fois où il s'était empalé sur son membre devant le reste du village, qui les admiraient comme des déités parmi les mortels ; les soupirs, les gémissements, les supplications, le plaisir, la luxure, l'amour, l'acmé —

— mais ces pensées moururent au soleil quand il sentit de nouveau la gueule du dragon se rapprocher contre son corps. Il était déjà pantelant, le sang bouillonnant dans son bas-ventre, jetant un regard par-dessus son épaule pour observer les noisettes concentrées du saurien.

Et puis, soudain... un coup de langue. Rêche, rétive, comme tout le reste de sa carapace de prédateur, mais si humide, si mouillée, que le simple contact contre son entrejambe eut le mérite de le secouer d'un violent frisson. Pantelant, son sexe encore plus gorgé de désir qu'il ne l'était déjà, il ne put que faire tomber sa tête sur ses avant-bras, cambré, une plainte langoureuse s'échappant de sa gorge.

"Namjoon, supplia-t-il — de recommencer, de faire quelque chose, n'importe quoi, mais qui lui permettrait de se perdre dans les limbes de l'acmé délicieuse comme il l'avait fait tant de fois dans ses bras, jadis.

Un grondement bas émana de l'ailé, et la langue mutine vint de nouveau au contact de son épiderme. C'était si... si tabou, et ô que le Destin avait de nouveau un drôle de sens de l'humour ; car lui, le pourfendeur de dragons qui commençait à se faire un nom sur Trajan, venait de retrouver son cœur et son âme dans la forme d'un saurien — saurien qui, à présent, le dégustait de son muscle, passant entre ses fesses, le long de son périnée, dégustant l'intérieur de ses cuisses. Elle était immense, fendue comme un serpent et épaisse comme ses cornes, ne pouvant que buter contre l'entrée tressaillante de l'humain, à peine sortie entre ses dents pointues. Mais pour Taehyung qui avait quémandé le contact de son étoile depuis si longtemps, même lorsqu'il n'en avait pas conscience, c'était le paradis.

Ses gémissements se réverbéraient, honteusement, contre les parois de Sanguinaris, mais il n'en avait cure. Là, dans son esprit, tout contre son cœur, Namjoon le menait droit vers la jouissance tant espérée.

Je suis là, mon amour, disait-il ; je suis là, je vais prendre soin de toi à présent, cela faisait si longtemps que je t'attendais, si longtemps que je voulais te toucher... Est-ce que tu aimes ce que je te fais ? Est-ce que tu te souviens, quand je pouvais passer des heures à te dévorer sous la lumière de la lune ? Il n'y avait que moi pour entendre tes cris... Est-ce que tu te souviens, quand je te prenais contre les arbres ? Est-ce que tu te souviens, quand je gémissais sous toi, contre les fourrures près du feu de cheminée ?

C'était... salace, tendancieux, la bave de la créature gouttant le long de ses jambes, mais les grondements de la bête, ses mots cousus dans le péché et son souffle chaud contre ses fesses, furent suffisants pour que Taehyung agrippe la voilure sous lui, ses supplications et ses remerciements bloqués dans sa gorge.

"Je vais... Par les dieux, Namjoon, je vais...

Viens pour moi, trésor.

Et l'humain jouit dans un éclair blanc, si fort et si intense et si attendu et inattendu à la fois, si piquant de leurs retrouvailles, qu'il en perdit connaissance une nouvelle fois.


---




"Mon cœur, chuchota une voix contre sa joue.

Une main dans ses cheveux. Un corps chaud contre le sien. C'était agréable, pensa Taehyung dans les vestiges de son sommeil. La dernière fois qu'il avait été touché de cette façon, avec révérence, affection... il ne s'en souvenait même pas. Jimin, sûrement, quand il laissait ses doigts glisser entre ses mèches et son pouce caresser sa tempe pour qu'il s'endorme plus vite, les nuits où la voix devenait trop omniprésente dans ses cauchemars. Mais il y avait quelque chose de plus intense, de plus doux encore, de plus significatif, que les simples caresses de son frère.

Et la voix... le corps avait le même ton que la voix. Seulement, ce n'était pas dans sa tête, ce n'était pas dans son esprit, mais contre son oreille, contre son cou, parsemée de baisers et de tendresses. Comme si elle était plus tangible, plus forte, plus humaine.

"Mon cœur, répéta l'autre, laissant son nez gracier les confins de sa nuque, sa respiration chaude contre sa peau.

Jimin était certes une tête brûlée, mais Taehyung était curieux par nature ; alors, encore dans un demi-rêve, il s'efforça de cligner des yeux.

Un visage lui vint au-dessus du sien, brouillé, trouble, comme lorsqu'on essaye d'ouvrir les paupières sous l'eau et que la vision du monde en est vaseuse et fangeuse — un sentiment de familiarité, des traits équivoques, mais qu'il ne réussissait pas à nommer, tel un parfum sur la langue que l'on essaye en vain de retrouver.

Un clignement de paupières, deux, et puis—

"Namjoon, hoqueta Taehyung en saisissant entre ses mains le visage penché au-dessus du sien, précipitant, mué par un besoin irascible.

Et si les traits de son aimé étaient troubles, à présent, c'était parce que ses yeux étaient emplis de larmes lourdes et intenses, de cette cascade de souvenirs qui venaient laver son visage. Il avait retrouvé la vue. Il avait retrouvé la mémoire. Il se souvenait de lui.

Ses yeux n'avaient jamais autant brillé qu'à ce moment-là — sauf peut-être quand ils faisaient l'amour, jadis, les prunelles reflétant quelques poudres d'étoiles et de sentiments. Ses yeux, ô ses yeux, de nouveau posés sur lui ; la courbe de ses lèvres, le sourire enfin qu'il lui adressait après toutes ces années ; la douceur de ses joues, la douceur de son nez, de ses cheveux, de son front et de son cou.

"Namjoon, murmura-t-il encore plus tremblant, et son amant se pressa contre lui dans une étreinte qui avait le goût de l'infini et d'une pointe de paradis.

"Tu m'as tellement manqué, souffla l'aîné contre son cou dans un parterre de baisers. Je t'ai cherché pendant si longtemps...

Taehyung glissa ses doigts dans les mèches ébène de son âme-sœur, et bientôt, les larmes vinrent joindre les baisers qu'il pressait, maladroits et impatients, contre la tempe de l'autre — de joie, d'amour, de cette sensation d'être enfin complet, de retrouver le corps de l'autre qu'il avait tant chéri sous la carcasse horrible du saurien.

"Je suis tellement désolé, murmura-t-il entre deux sanglots, serrant ses bras encore plus fort autour de la nuque de Namjoon pour que jamais il ne parte. Je ne me souvenais pas, je ne me souvenais plus, je ne savais pas que tu me cherchais, j'aurais traversé Sheng-Long et l'au-delà pour te retrouver, je te le jure, je—

Le brun pressa ses lippes contre les siennes, ravageur, désespéré et amoureux, prêt à tout pour lui, dans un baiser qui sentait bon les retrouvailles et le printemps qui chante et la réminiscence de leurs étreintes. Dans un baiser qui sentait bon les promesses et les serments, dans un baiser qui sentait bon la défiance aux dieux et à tout ce qu'ils leur avaient fait subir, dans un baiser qui sentait bon les tout va bien à présent, dans un baiser qui sentait bon les c'est fini, les je suis là, et les je t'aime, je n'ai jamais cessé de t'aimer même quand j'avais oublié jusqu'à ton nom.

"Tu es là, maintenant, dans mes bras. C'est tout ce qui compte.

Ils ne firent qu'un, après cela. Leurs corps se pressant dans ce besoin silencieux de se retrouver, après toutes ces années, ces siècles, ils ne savaient plus. Leurs mains redécouvraient des cartes qu'ils connaissaient par cœur, comme des explorateurs qui s'échouaient sur une île familière. Leurs bouches, quémandeuses, racontant quelques légendes contre le parfum de leurs peaux, réécrivant leur histoire avec une fin plus douce que celle amère signée par les dieux.

Un soupir, un baiser, une étreinte, et ce fut comme s'ils ne s'étaient jamais quittés.

Le sol était inconfortable contre leurs dos, maintenant que Namjoon était redevenu humain et que les grandes ailes ne servaient plus de maigre couverture, mais ils n'en avaient cure — c'était eux, ensemble, c'était eux, aimants, et il n'y avait pas de plus belle chose qui soit que le regard d'admiration qu'ils posaient sur l'autre. Le corps de son aîné était chaud, si chaud qu'il avait l'impression d'avoir grandi dans le froid polaire, et il n'avait fallu qu'un sourire de sa part pour que les dernières barrières de glace autour de son cœur ne se brisent.

Leurs mouvements de bassins étaient lents, bien que la frénésie attendait sagement à la surface de leur épiderme ; ce n'était pas le besoin animal de chasser leur acmé délicieuse entre des cuisses, mais de se redécouvrir, au bord des larmes, se regardant dans les yeux et se perdant dans l'infini de sentiments, murmurant contre les lèvres de l'autre des mots ravageurs.

Et bientôt, la jouissance, si familière dans ses bras, si bienfaitrice, lavant tous ses doutes, ses peurs et ses cicatrices, toutes ses interrogations sur ce qui le rendait incomplet — Namjoon était là, contre son torse, et Taehyung n'aurait voulu être nulle part ailleurs.

Le pourfendeur ne put que sourire en fermant les yeux, au rythme de la respiration de son bien aimé.


Il y avait cette vieille prophétie, sur deux amants, à l'amour si puissant et destructeur, que les divinités avaient été contraintes de les séparer, l'un transformé en dragon, l'autre, mortel, redevenu nourrisson et sans aucun souvenir. L'ironie du sort, c'était que Taehyung, en grandissant, étant devenu un féroce chasseur de dragons.

L'ironie, c'est que Taehyung avait retrouvé en la plus cruelle des bêtes l'homme qu'il avait aimé, qu'il aimait et qu'il aimerait encore de tout son soûl.











(Quand ils sortirent de la grotte, après ce qui s'apparentait être des heures, ils avaient retrouvé Jimin, hagard, le visage baigné de larmes séchées.

"Espèce de avait-il pleuré contre son torse en le frappant faiblement. Je pensais que tu étais mort, je pensais que tu m'avais abandonné, alors qu'au final tu étais en train de te faire sauter !)











(Une fois les retrouvailles passées et armé de beaucoup de patience pour raconter l'histoire de leur rencontre —, et alors qu'ils se préparaient à traverser Agma en sens inverse, Taehyung se tourna vers Namjoon avec un petit sourire :

"Est-ce que tes ailes étaient que temporaires, ou est-ce que tu penses pouvoir te retransformer ?

Derrière lui, Jimin murmura :

"Un pourfendeur qui chevauche un saurien... Hoseok ne va jamais le croire.)











.


c'est ici que s'achève un joli petit univers ! vraiment navrée pour ce temps d'attente entre les deux parties ! j'espère du fond du coeur que cela vous a plu autant que j'ai pris de plaisir à l'écrire ! en soit, j'aurais pu en faire une fiction complète, mais je préférais ce format os, même s'il est particulièrement long (15k de mots pour cette petite partie 2, c'est plutôt pas mal !)

j'ai en tout cas adoré écrire sur cet univers, je me suis rendue compte que je kiffe écrire de la fantasy en fait ! maybe vous aurez d'autres os sur ces thèmes là !

s'agissant des prochains os, j'ai déjà des idées en tête, notamment quelques surprises qui devraient vous faire plaisir, mais si vous avez des idées, des envies, des ptites propositions, faites vous plaisir et dites moi en commentaire !


n'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé, n'hésitez pas non plus à liker, commenter, partager et follow !








prenez soin de vous les anges,

love,

champagne

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