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CHAPITRE DEUX

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Taehyung ne ressemblait pas vraiment aux autres élèves de sa promotion, aux Beaux-Arts. Il n'avait pas intégré l'école parce qu'il avait baigné dedans quand il était petit, a contrario de la majorité des chemises bien repassées et des pulls en cachemires qui déambulaient dans les couloirs.

Non.

Lui était destiné soit à reprendre la ferme de sa grand-mère, soit la station-service de son père. Autant dire qu'aucune des propositions qu'on lui avait présentées à l'adolescence ne lui avait vraiment plu. Il aspirait à plus grand, il ne voulait pas trimer dans la misère comme l'avait fait le reste de sa famille.

Lui, ce qu'il aimait, c'était l'art. Il avait une vague idée de ce que c'était, à l'époque, mais il avait toujours été attiré, comme la lune exerçant sa pression magnétique sur la mer.

Son père disait que c'était une passion de bourgeois, et sa grand-mère affirmait que d'avoir des compétences artistiques n'allaient pas les aider à traire les vaches. Inutile de dire qu'on ne l'avait pas vraiment poussé vers cette voie.

Alors, en cachette, quand il se faisait assez de pourboire quand il était caissier de temps à autres dans le petit commerce paternel, il se rendait dans le musée du coin. L'entrée n'était pas très chère, les tableaux exposés n'étaient pas les plus connus qu'il soit -- la majeure partie était des grands posters qui représentaient quelques classiques de la peinture -- , et les vêtements qu'il portait attisaient les regards mauvais des visiteurs.

C'est là qu'il connut son premier amour. Entre la galerie de l'époque néerlandaise et des artistes locaux. Il était resté là, pendant des heures lui semblait-il, à fixer du haut de ses 12 ans une représentation du "Baiser", de Gustav Klimt. Une scène intime dans une débauche de dorures géométriques, fait de détails à couper le souffle et de musicalité qui faisait écho dans les pensées de l'enfant.

Et il était tombé amoureux.

Des feuilles d'or appliquées avec soin par l'artiste. De la façon dont les mains de l'homme étaient peintes sur le visage de la femme. De la richesse des détails et des couleurs. Du message que la toile véhiculait.

De tout, en fait. Même encore aujourd'hui, Taehyung ne pourrait y déceler le moindre défaut, la moindre rectification nécessaire. C'était certes l'un des tableaux les plus connus du maître, mais c'était aussi, pour lui, le plus beau et le plus complet qu'il ait jamais réalisé.

Alors il était resté là, bouche bée, assez hardi pour s'asseoir à même le sol -- le gardien, qui observait ses allers et venues depuis des semaines déjà, n'avait pas eu le cœur de demander au gamin de se tenir correctement. Il avait bien vu l'étincelle d'admiration dans son regard, qui se transformait en brasier ardent au fur et à mesure que ses pupilles caressaient la toile. Et, à l'heure de la fermeture, Taehyung avait été contraint de partir, se disant que même s'il n'avait pas eu le temps de visiter toutes les galeries -- qu'il connaissait par cœur, soit dit en passant -- eh bien cela n'était pas grave.

Ses escapades au musée devinrent de plus en plus fréquentes; si bien que le vieux gardien le laissait parfois entrer en douce, sans même payer. C'était un peu comme leur petit secret. Pendant ses heures libres, quand son père pensait qu'il allait sûrement chaparder quelques trucs ou tuer le temps sur le grand terrain vide non loin de chez eux, il était enfermé à la bibliothèque. Le brun n'avait pas beaucoup d'amis, à l'époque; alors il s'en fichait un peu s'il était tout seul, entouré de livres qui lui enseignaient les techniques qu'utilisaient les grands artistes.

Il connaissait tout, ou du moins, en théorie.

Manquait plus que la pratique, qui vint sous une forme peu commune et assez surprenante.

Il y avait, dans son quartier, une sorte de centre d'accueil pour les jeunes de sa banlieue que l'Etat considérait être "en difficulté". Généralement, il y avait des activités sportives ou alors des projections de films. Une fois par semaine -- le mercredi, il s'en souvenait encore -- il y avait la maîtresse plutôt jolie du primaire de l'arrondissement qui venait présenter un atelier peinture.

Il n'y avait pas grand monde, aux séances; les plus vieux préférant les jours où le foot était au programme. La salle était donc remplie d'enfants qui ne savaient pas lire et de fillettes qui étaient ici pour passer le temps, barbouillant des pâquerettes fades et des soleils souriant de travers.

Taehyung, lui, y avait vu une opportunité de mettre en pratique tout ce qu'il avait appris si soigneusement. Au départ, le matériel qui s'offrait à lui était plutôt limité : deux pinceaux de différentes tailles, et des tubes de gouaches mal fermés; mais c'était presque le Saint-Graal, à ses yeux.

Le jeune homme avait alors, sur son papier Canson de mauvaise qualité, reproduit, non sans mal, une toile de Picasso qu'il avait mémorisé -- c'était tout ce qu'il pouvait faire, de toute manière, avec les couleurs primaires qui étaient à sa disposition.

Ae-Cha, la maîtresse, avait découvert alors avec stupeur tout le potentiel que le petit détenait entre ses doigts -- et, gardez ceci pour vous, elle avait été un peu émue quand elle avait vu son travail; peu d'enfants avaient une fibre artistique et une connaissance des techniques aussi poussées, à cet âge.

C'était littéralement elle qui l'avait pris sous son aile. Pendant ses années lycée, elle lui avait offert tout le matériel qu'un élève amateur et sérieux puisse espérer. Il pouvait dire adieu à la gouache, il avait à présent un panel de pigments qui brillaient comme un feu d'artifice dans ses yeux. Tous les soirs, à la fermeture du centre, il retournait dans cette bâtisse recouverte de tags et dans cette salle d'art plastique un peu miteuse, pour venir s'entraîner; quelques toiles originales, parfois, mais beaucoup de reproduction, soucieux de savoir comment l'artiste avait fait.

C'était assez étrange, par ailleurs, de voir ce grand dadais se promener dans des couloirs recouverts de dessins d'enfants, une énorme pochette format raisin glissé sous le bras et un joint retenu derrière son oreille -- il venait de la cité, après tout; ce n'était pas comme si l'art l'avait complètement protégé des tentations de la jeunesse.

Parfois, il ne venait qu'avec une bouteille d'alcool et de la drogue, parce qu'il aimait bien l'atmosphère de cette salle, recouvert de traces de petites mains que les enfants avaient trempés dans la peinture.

Parfois, il y emmenait des coups d'un soir, prétextant avoir besoin de modèle vivant pour sa prochaine oeuvre, et faisait rapidement sa petite affaire sur les bureaux d'écoliers.

Parfois, il s'y réfugiait quand l'atmosphère à la "maison" était trop tendue, et y trouvait une sorte de refuge, gardien de ses pleurs, témoin de ses cris étouffés par les sanglots, et confident de sa rage.

Taehyung continuait de travailler à mi-temps dans la station essence de son géniteur, accumulant au fil des mois un peu d'argent qu'il cachait dans son matelas, qu'il avait éventré pour en faire un coffre-fort. Et, quand il avait eu assez d'argent pour pouvoir payer ses études -- merci la bourse en bonus -- , il avait postulé dans l'école des Beaux-Arts, poussé par une Ae-Cha on ne peut plus fière. Seule elle et sa grand-mère étaient au courant: jamais son père ne lui aurait laissé poursuivre un rêve qu'il qualifiait d'insensé. La vieille agricultrice était un peu réticente, au début; mais quand elle avait dépoussiéré un costume de son défunt mari pour que son petit-fils soit plus présentable aux entretiens, il y avait vu une forme d'encouragement.

Et, quand il avait reçu sa lettre d'admission -- qu'il avait interceptée avant que son père ne relève le courrier -- Ae-Cha et lui avaient pleurés dans les bras de l'autre.

Ses années aux Beaux-Arts étaient passées beaucoup trop vite à son goût. Outre le fait d'apprendre sa passion, il y avait aussi appris l'indépendance et les joies de la vie. Son seul ami, Jimin, poursuivait lui une formation de sculpteur; ils s'étaient rencontrés -- ou plutôt bousculés -- au détour d'un couloir: le plus vieux s'était retrouvé avec de la peinture verte dans ses cheveux, et le plus jeune avec de l'argile sur le nez, tous les deux par terre, et quelques éclats de rire échangés. C'est avec lui qu'il découvrit pas mal de premières fois, d'ailleurs. Un soir, trop bourrés, ils avaient couchés ensemble, "juste pour voir ce que ça fait de le faire avec un mec".

Question désir sexuel, le jeune homme était servi, à l'internat: que ce soit les artistes de son bâtiment ou les danseurs de l'école d'en face, il avait face à lui un choix plutôt confortable. Les plaisirs de la chair n'eurent bientôt plus de secret pour lui, et il s'était fait une petite réputation dans les dortoirs. Il avait entendu dire que, maintenant, certains de ses coups s'étaient taillé des jolies carrières. Non pas qu'il soit jaloux, mais bon.

Mais, étudiant en art ou non, les haines de son enfance et la réputation de son quartier l'avaient suivi jusque dans l'enceinte de son école; ce fut là, d'ailleurs, qu'il commença à accumuler ses premières dettes. Combien de fois s'était-il retrouvé devant le miroir de la salle de bain, salement amoché, un Jimin essayant tant bien que mal de panser ses plaies, au moins pour faire bonne figure auprès des professeurs? Combien de fois était-il arrivé avec un coquard en cours, suscitant des murmures indignés ou admirateurs auprès des autres élèves? Combien de fois avait-il retrouvé sa chambre ravagée, signe que l'on était venu lui prendre ses maigres économies en guise de remboursement?

La peinture ne faisait pas tout; et pire, elle ne le protégeait pas de son quotidien. Chaque coup dans les côtes n'était qu'un dur rappel à l'ordre qu'il n'était qu'un pauvre rêveur déconnecté de la réalité. Chaque bleu sur son corps, que parfois il s'amusait à compter tard le soir, le faisait revenir sur terre.

Le masque de pastel qui se peignait sur son visage n'était qu'une vaine illusion, un trompe-l'œil fissuré.

Et aujourd'hui ?

Aujourd'hui, il était faussaire. Quelle ironie. Peut-être parce qu'il n'avait pas l'imagination pour composer sa propre toile, ou peut-être parce qu'il avait cruellement besoin d'argent et que celui que Jungkook lui avait fait miroiter était terriblement facile à atteindre; mais le cas en est qu'il avait accepté de travailler pour Jeon et sa famille. Peut-être était-ce une grossière erreur, lui-même n'en était pas sûr présentement.

Il enchaînait les commandes qu'on lui passait, sortant de temps en temps avec Jimin, leur passé de fêtard resurgissant dès qu'ils se voyaient. Son hyung avait eu plus de chance que lui, apparemment, puisqu'il avait organisé son premier vernissage il y a quelques mois de cela. Taehyung ne pouvait en être que fier.

Il se souvint de tout son passé, que lui même qualifiait de pitoyable et de miséreux, quand il suivit l'homme qu'il venait de rencontrer quelques minutes plus tôt, sur le perron de l'immeuble des Jeon, jusqu'à sa voiture. Un certain Min Yoongi. Le faux-monnayeur lui-même ne savait pas pourquoi il l'avait suivi -- sûrement sa curiosité qui, un jour ou l'autre, lui retombera dessus.

En face des marches sur lesquelles il s'était assis pour fumer, se trouvait une belle moto noire -- une Honda, apparemment -- luisante et brillante, qui détonait par rapport aux bâtiments résidentiels tagés et aux murs effrités, autour de lui. Et pour être tout à fait honnête, Taehyung ne le sentait pas vraiment, ce coup -- mais encore une fois, c'était plus fort que lui.

Tout ce qu'il espérait, c'était que le "travail" en question ne touche pas de près ou de loin le marché du sexe -- parce qu'on lui avait déjà fait la proposition, alors il se méfiait quand même un peu.

Alors que leurs chaussures claquaient contre le bitume de la route, le jeune peintre observa l'inconnu de dos, à quelques pas de lui. Il portait une veste en cuir qui soulignait la forme de ses épaules, faisant écho à ses cheveux d'un noir de jais. Une unique boucle en argent scintillait à son oreille; et, d'une certaine façon, cela renforçait encore plus le côté dangereux et dominateur que laissait entendre son aura.

Taehyung jeta un petit coup d'œil discret à ses vêtements : un jean noir troué au niveau des genoux, un T-shirt de la même couleur et sa veste militaire, un peu usée, et tâchée ça et là de peinture -- pour changer. Ce n'était pas luxueux, comparé à l'apparente qualité que semblait porter l'homme.

Le dénommé Yoongi sortit une paire de clés de sa poche, et s'avança en direction de sa monture; saisissant un casque accroché à la poignée de son guidon, et sortant un deuxième du petit coffre, sous les sièges. Il lui tendit l'heaume luisant, lui faisant un signe de tête pour qu'il le prenne.

"Pourquoi est-ce que je vous suivrais ?

Le noiraud haussa un sourcil, peu surpris, comme s'il s'attendait à une certaine forme de résistance. Un air satisfait de lui-même peint sur son visage, il sortit délicatement une liasse de billets, roulés, de sa poche de pantalon, et la balança à Taehyung. Il la rattrapa de justesse, et, après un regard curieux en direction du plus vieux, ce-dernier répondit simplement :

"C'est un cadeau, gardes-les si tu veux. Mais j'ai bien plus à te proposer.

Taehyung plissa des yeux en comptant rapidement le montant de son petit "présent". C'était presque ce que Jungkook rechignait à lui donner à chaque fois, et voilà qu'un parfait inconnu le lui donnait sans même broncher. Mais bon, il semblait plutôt bon payeur, et cela était indéniablement un élément décisif.

"T'es qui, au juste? demanda le faussaire en reprenant son tutoiement. Marchand d'art? Mafia? Flic?

Un ricanement léger s'échappa des fines lèvres du motard, une lueur joueuse dans les yeux; avant de répondre tranquillement.

"Voleur. Et arnaqueur à mes temps perdus.

Comme s'il était persuadé que cela allait convaincre le plus jeune, il enfila son casque -- qui abordait un autocollant du corps d'une femme nue, sur le côté.

Le brun n'essaya même pas de dissimuler sa surprise. Lui, voleur? Il détailla un instant la monture bien lustré, et encore une fois, la tenue du conducteur. Si c'était un voleur, alors il avait du faire un bon nombre de cambriolage de voisinage pour se payer tout cela.

"Oh non, répliqua-t-il doucement, les yeux glissant un bref moment sur la route. Je vise plus haut que ça.

Merde, est ce que Taehyung venait de dire cela à voix haute? Un peu confus, les sourcils foncés, il fixa une nouvelle fois la liasse de billets dans sa main, avant de la ranger précautionneusement. Mais en relevant la tête en direction de celui qui disait s'appeler Yoongi, il se rendit compte qu'il ne savait pas où est-ce que ce-dernier comptait l'emmener. Et, face à cette réalisation, bien entendu, son côté paranoïaque lui proposa différents scénarios d'histoires glaçantes qu'il avait lu dans les journaux à sensation.

Alors que le noiraud allait abattre sa visière devant les yeux, il stoppa ses mouvements pour lancer un regard à Taehyung, et comprit presque immédiatement sa question silencieuse.

"Qu'est-ce que tu attends ?

"Tu n'espères quand même pas que je vais suivre un parfait étranger sur une bécane sans broncher, si?

Il avait certes son sac à dos en cuir enfilé sur les épaules, mais il gardait toujours le casque à la main; une lueur suspicieuse et inquisitrice brillant dans ses pupilles. Yoongi leva les yeux au ciel avant de soupirer:

"Je ne vais pas te kidnapper, imbécile; je voulais t'exposer le projet dans les règles de l'art, en t'emmenant au resto. Tu comptes y aller comment, à pieds?

Un grondement sourd de son estomac répondit à sa place, ce qui provoqua un sourire satisfait sur les lèvres de l'étranger. On pu lire l'espace d'un court instant les traces d'un dilemme conflictuel dans les orbes sombres du jeune homme, avant qu'il ne pousse un soupir, attachant solidement son casque.

L'argent et la nourriture avaient eu, encore une fois, raison de lui. Et au fond, il se détestait un peu pour cette marque de faiblesse. Il enfourcha l'engin derrière Yoongi, qui avait déjà fait chauffer le moteur, ne repérant pas le petit sourire en coin que le voleur abordait.

"Accroches-toi à moi.

Taehyung retint un grommellement, n'appréciant pas vraiment la proximité entre eux pour deux personnes qui s'étaient rencontrés il y a moins de 5 minutes. Alors, à contrecœur, il enroula ses bras autour du buste ferme du motard, ne s'approchant pas plus de lui plus que nécessaire.

Et avant qu'il ne réalise ce qu'il se passe, la monture démarra et s'engouffra dans les rues de la capitale, le vent lui fouettant le torse et le ronronnement du moteur berçant ses oreilles; sans savoir que, dans l'immeuble dans lequel il était sorti plus tôt, un Jungkook au regard impénétrable le regardait partir au loin depuis sa fenêtre.

La soirée promettait d'être... surprenante.

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PEINTURE DU CHAPITRE : dédicace à guesswhoismybias : j'avais déjà écrit le chapitre avant que tu ne me le proposes ! (c'est dingue cette connection quand même)

bref, j'espère que vous avez apprécié cette petite entrée en matière (peut-être un peu longue, mais histoire de planter le décor.

quelle oeuvre pour le prochain ? qu'est-ce que vous en avez pensé?

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