Vingt et unième tintement
Le bar, dans lequel ils s'étaient donnés rendez-vous, était situé à une vingtaine de minutes de la Plantation.
Il s'agissait d'une vieille maison coloniale en bois dont la terrasse se prolongeait sur la rivière grâce à des pilotis.
Les propriétaires avaient aménagé cet espace de façon à ce que l'on puisse prendre un verre en observant le remous des eaux noires de la rivière. Elle reflétait la lumière des lampions qui avaient été accrochés sur l'armature de bois recouverte de cannisses.
L'air était saturé d'odeurs d'épices et du parfum capiteux des fleurs sauvages qui exaltaient leurs fragrances à la faveur de la nuit.
De grands braseros avaient été allumés pour éloigner la fraîcheur qui s'installait dorénavant à la nuit tombée, même si ces journées de décembre voyaient des températures qu'on aurait pu assimiler à un chaud printemps dans d'autres contrées.
Nam et Jin, qui étaient arrivés les premiers, avaient réservé une table qui se situait au plus près de l'eau.
De grands fauteuils en rotin garnis de coussins multicolores y appelaient au farniente et à la détente.
Ils s'y installèrent après de chaleureuses retrouvailles et commandèrent des cocktails aux noms exotiques qui arrivèrent dans des verres chamarrés, ornés de fruits coupés en rondelles et de petits parapluies en papier.
Yoongi avait pris place sur l'un des fauteuils, un verre à la main, et observait ses amis s'amuser.
Hoseok et Paisley s'étaient à peine assis, qu'ils se relevaient déjà pour entamer un fox-trot endiablé, attirant l'attention des clients attablés.
Comme une évidence, le couple s'accordait parfaitement sur ses pas, ils bougeaient en synchronisation comme s'ils ne faisaient qu'un.
Tout le monde autour de leur table avait remarqué, depuis quelque temps déjà, la complicité qui les liait et était conscient du rapprochement qui avait eu lieu. Pourtant, personne n'en avait soufflé mot, les laissant à leur idylle naissante qu'ils déclareraient aux yeux du Monde quand ils seraient prêts.
Le couple de restaurateurs s'était levé pour les rejoindre sur la piste, mais les mouvements anarchiques de l'un entraînaient l'autre dans un spectacle comique qui fit rire l'assemblée.
Malgré cela, ils n'en avaient cure et continuaient de s'amuser comme s'ils étaient seuls. Ils bousculaient quelques danseurs au passage, qui ne pouvaient s'empêcher de sourire face à ces deux grands dadets dont la conception de la danse s'approchait plus de l'agitation frénétique que de mouvements coordonnés.
Le professeur du groupe voulut même intervenir pour leur enseigner quelques pas, mais renonça bien vite pour rejoindre Paisley qui continuait d'évoluer au son de la musique. Sa robe fleurie virevoltait autour d'elle de façon hypnotique et semblait l'appeler du regard.
En portant son verre à ses lèvres pour boire une gorgée, Yoongi posa son regard sur Jungkook et Taehyung, qui eux, jouaient un tout autre spectacle.
Le régisseur, qui s'était levé pour saluer des connaissances, se retrouva vite entouré de plusieurs jeunes filles qui lui souriaient d'un air charmeur.
Même si Jungkook n'en faisait pas cas, Yoongi pouvait voir le visage de Taehyung se décomposer au fil des minutes. Dans un réflexe aussi enfantin que pouvait l'être sa personnalité, il le vit se lever pour inviter à danser une jeune femme qui le dévorait des yeux depuis son arrivée. Il l'entraîna sur la piste pour la faire tourner dans ses bras, attirant sur lui, le regard du régisseur.
Son expression restait neutre, mais il pouvait voir à la crispation de sa mâchoire qu'il était loin d'apprécier le spectacle.
Il fallait dire que l'écrivain était particulièrement sexy, moulé dans un jean clair avec une chemise ample dont les pans étaient rentrés dans la ceinture. Un foulard retenait ses cheveux et on pouvait voir pendre à son oreille une fine chaîne en argent qui venait caresser son épaule.
Ses yeux légèrement soulignés de noir donnaient à son regard une lueur si mystérieuse que n'importe qui aurait voulu s'y perdre et s'y noyer.
Taehyung était un très bel homme et il savait parfaitement l'effet qu'il faisait autour lui.
Il pouvait douter de tout, perclus qu'il était d'interrogations et de peur, mais de son physique, il n'en avait jamais douté, jouant et abusant de ses charmes.
Yoongi le connaissait sur le bout des doigts. Il savait, en observant le manège de son ami, qu'il crevait de jalousie, mais qu'il ne l'avouerait jamais, trop effrayé pour verbaliser le flou dans lequel baignait sa vie depuis ce jour-là.
Ces deux-là étaient comme une bombe à retardement dont le décompte avait été enclenché. L'un observait l'autre et détournait le regard dès que leurs yeux se croisaient et ainsi de suite dans un ballet sans fin.
Il se demanda à quel moment interviendrait l'explosion qui ne manquerait pas d'arriver entre eux. Leur attirance mutuelle était tellement forte qu'il aurait pu la visualiser sous la forme d'un énorme nuage noir, prémisse d'un orage.
Il les envia un instant, malgré la difficulté de faire face à ce que l'un et l'autre ressentait, ils avaient la possibilité de parler, crier, hurler, aimer ou détester alors que lui...
Il se noyait dans son chagrin...
...
La soirée prit fin au bout de quelques heures.
Ils firent leurs adieux à Nam et Jin, qui repartaient dans leur appartement qu'ils avaient aménagé à l'étage du restaurant, avec la promesse de se revoir quelques jours plus tard pour organiser les fêtes de Noël.
Yoongi, qui n'avait pas bu d'alcool, reconduisit le reste de la bande à la plantation, évitant ainsi au régisseur de servir de chauffeur une fois de plus.
Le véhicule à peine arrêté, Taehyung était descendu sans un mot pour rejoindre ses quartiers comme s'il avait le diable aux trousses. Paisley et Hoseok partirent de leurs côtés, quant à Jungkook, il resta un moment à observer la porte par laquelle avait disparu l'écrivain, l'air pensif, avant de s'incliner devant lui et de le remercier pour la soirée.
Yoongi hésita un instant à le retenir en le voyant tourner les talons pour regagner sa maison. Il aurait aimé lui dire de ne pas se sentir blessé par le comportement de Taehyung, que son histoire était compliquée et qu'il devait être patient.
Pourtant, il n'en fit rien, il claqua la portière avec un soupir et s'appuya contre la carrosserie, les yeux fixés sur cet endroit dans la nuit où se situait le mausolée.
Il se mit alors à marcher dans sa direction, sans but précis.
Les pensées tournaient dans sa tête sans interruption et il savait qu'il ne trouverait pas le sommeil qui le fuyait depuis longtemps maintenant.
Il avait toujours été un être solitaire, avare de gestes et d'interactions avec les autres. Il avait toujours détesté les effusions, les câlins, préférant montrer son affection par des actes plutôt que par des gestes.
Il avait eu des aventures bien sûr, avec des femmes comme avec des hommes, attiré par la personne et non par son genre. Il y avait trouvé la satisfaction du sexe, mais jamais, il n'avait eu de gestes de tendresse envers ses partenaires, il n'en avait jamais ressenti le besoin.
Néanmoins, depuis son arrivée, son cœur se languissait d'une étreinte, d'un effleurement, d'une caresse.
Lui, l'être rationnel par excellence, qui ne croyait qu'en la vie, cherchait la compagnie d'une personne morte depuis une centaine d'années.
Il appelait de tout son cœur, une âme perdue dont quiconque aurait pu douter de l'existence.
Chaque jour, occupé à gérer le domaine, il occultait cette partie de lui qui, dès que la nuit avait recouvert de ses ombres le paysage, resurgissait et faisait souffrir mille morts, à ce cœur qui pleurait ce qu'il n'avait pas, ce qu'il n'avait plus, peut-être et ce qu'il n'aurait jamais.
Chaque nuit, assis dans son lit, il priait, invoquant il ne savait quel être supérieur de le laisser le revoir, le toucher, l'aimer.
Chaque matin, sa fatigue avait raison de lui et il s'écroulait sur son lit, grappillant quelques heures de sommeil, le cœur toujours plus en peine, l'âme toujours plus torturée de constater la folie qui était dorénavant la sienne.
Il marcha jusqu'à la tombe et s'assit sur la dalle de granit. Il alluma une cigarette et laissa son regard errer sur les ténèbres que seule éclairait la pleine lune qui brillait dans le ciel.
Il attendit et comme à chaque fois, rien ne se passa alors il rebroussa chemin, se perdant dans la contemplation des étoiles qui luisaient doucement.
Il buta contre une racine et tomba à genoux, mais ne se releva pas.
Comme une digue cédant sous la pression des vagues, les larmes commencèrent à couler sur ses joues. Il leva son regard vers le ciel et hurla.
- Pourquoi ? POURQUOI ?
Montre-toi Park Jimin, dis-moi ce que tu attends de moi, pourquoi moi ?
Pourquoi hantes-tu mon esprit à chaque minute de cette putain de vie où je sais que je ne te rencontrerais jamais ? Pourquoi ton odeur me suit à chacun de mes pas ? Pourquoi ai-je imprimé au fond de ma rétine la lueur émeraude de tes yeux ? Pourquoi m'avoir attiré vers toi si je ne peux ni te voir, ni te toucher ?
Les sanglots redoublèrent, libérant les torrents de douleur qui l'étouffaient.
Il pleura longtemps, recroquevillé sur lui-même, enfonçant ses doigts dans la terre meuble qu'il sentait sous lui.
L'humidité de la nuit, qui s'était déposée sur l'herbe, imbibait ses vêtements et le faisait frissonner de froid, mais il n'en avait cure.
Il implorait le ciel de le guider ou de le condamner pour qu'à jamais cette souffrance s'éteigne.
Les pleurs s'estompèrent enfin, le laissant vidé et épuisé.
Les dernières larmes, qui coulaient sur ses joues, tombèrent sans bruit dans la terre.
- Pourquoi es-tu apparu dans ma vie, comblant les brèches de mon âme pour ensuite arracher mon cœur ? J'aimerais tellement te voir, te toucher, suivre de mes doigts les traits de ton visage pour les graver à jamais en moi. J'aimerais poser mes lèvres sur ta peau et en goûter la saveur. J'aimerais sentir ton corps contre le mien et me dire enfin que tu n'es pas qu'une illusion de mon esprit malade de toi. J'aimerais que tu voies ce qu'il advient de ta maison. J'aimerais partager le quotidien de cet endroit que je considère dorénavant comme mien, comme nôtre
Je ne comprends pas ce que je ressens.
Comment un être humain sain de corps et d'esprit peut-il tomber amoureux du souvenir d'un mort, d'une chimère ?
Il sécha ses joues avec la manche de sa chemise et se laissa tomber assis sur l'herbe.
Il en arracha quelques brins, se perdant dans son imagination où il se voyait se réveiller le matin et rencontrer l'éclat de ses yeux d'aventurine. Il imaginait un quotidien dans lequel les rires et les caresses seraient pléthores. Il dessinait dans son esprit le croquis d'une vie imaginaire qui ne serait jamais, le comblant de bonheur et le plongeant dans le même temps dans les affres du désespoir.
- Je suis fou, murmura-t-il avant d'éclater d'un rire nerveux et de se laisser tomber en arrière, ses yeux se perdant dans la voûte étoilée.
- Je suis fou, répéta-t-il en fermant ses paupières.
C'est l'odeur de vanille qui s'enroula autour de lui qui le fit se redresser brusquement.
Son regard heurta sa silhouette qui se tenait assis sur l'herbe à ses côtés, vêtu de son costume d'époque où nulle trace d'humidité ou de terre ne subsistait.
Son cœur loupa un battement quand il vit la beauté de son visage éclairé par un rayon de Lune, nimbant ses cheveux de reflets argentés.
Il retint sa respiration, incapable de savoir s'il était le fruit de son imagination ou si enfin, il était réapparu près de lui.
Il tendit une main tremblante pour le toucher, mais son cœur se brisa quand il ne rencontra que la brume de son corps.
Les larmes recommencèrent à couler sans qu'il puisse les arrêter.
Jimin le regardait tristement et bougeait ses lèvres comme pour l'implorer de ne pas se laisser aller au chagrin. Ses yeux verts brillaient de la même souffrance que les siens et les larmes perlaient à ses paupières.
Ils restèrent ainsi une éternité, se regardant, se nourrissant de l'image de l'autre.
Un instant suspendu entre deux âmes que la mort séparait.
Jimin voulait parler, mais Yoongi ne l'entendait pas, alors il leva le bras à son tour et de la pulpe du doigt caressa ce visage tentateur en murmurant des paroles rassurantes.
Yoongi n'entendit rien, mais sentit comme la caresse du vent sur sa joue.
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