Trente quatrième tintement
Il avait rêvé ou peut-être s'était-il souvenu.
Il s'était retrouvé dans un campement militaire à l'orée d'un bois, près d'une rivière dont les eaux sombres s'agitaient sur la pression du courant.
Il avait pu percevoir le brouhaha des voix masculines qui s'élevaient dans les ténèbres de la nuit, où seules brillaient la lueur de feu de bois qui dessinaient des ombres sur les toiles de tentes disséminées dans le champ que les soldats occupaient.
Il avait entendu le craquement des bûches qui se consumaient et qui s'embrasaient avant de s'écrouler dans une gerbe d'étincelle, si réaliste qu'il aurait pu en sentir la brûlure sur sa main.
Il avait humé l'odeur rance des corps qui n'avaient pas connu l'hygiène depuis des semaines, se refusant pour certains de se baigner dans l'eau gelée des flots tumultueux qui les entouraient.
Il avait respiré l'odeur des fèces des hommes dont les tripes se nouaient à l'approche du combat et celle de l'alcool frelaté, fournie par le régiment pour anesthésier la peur.
Il avait perçu les gémissements des filles de joies qui se laissaient aller à la comédie de l'amour sous les coups de boutoir des officiers.
Il avait senti le poids de la boue qui collait sous ses bottes et le frottement de son uniforme de toile épaisse qui irritait sa peau claire.
Mais au-delà de tous ces détails, qui le plongeaient dans un monde qui n'était pas le sien, il l'avait vu lui.
Il avait entendu son rire cristallin qui s'élevait au-delà des rumeurs du campement.
Il avait croisé son regard dans lequel pétillait une lueur de désir, il avait caressé sa peau de miel en lui arrachant des frissons, il avait goûté ses lèvres comme il avait goûté son corps.
Poésie d'une nuit magique au milieu de l'enfer.
Il avait effleuré du doigt le bonheur absolu avant de sentir la vie quitter son corps.
Il s'était vu, allongé dans ses bras, alors que ses hurlements remplissaient son esprit. Sa main se pressant sur la plaie qui avait déchiré sa poitrine, ses larmes tombant sur ses propres lèvres comme si Dieu avait voulu le laisser le goûter une dernière fois.
Il avait levé la main pour caresser une dernière fois la douceur de sa joue.
Ne pleure pas mon amour, je serai toujours près de toi, avait-il pensé, emporté par son odeur de vanille. Nous nous retrouverons dans une prochaine vie.
...
Il s'était réveillé en pleurs et ses amis avaient accouru près de lui, soulagés de le voir reprendre conscience.
Taehyung s'était blotti dans ses bras pour ne plus le lâcher, alors que Jungkook et Hoseok s'asseyaient chacun d'un côté du matelas.
Il avait parlé de ce qu'ils s'étaient dit dans ce grenier, de ce qu'il avait vu dans ses rêves, des souvenirs d'une vie dont il ne connaissait qu'une partie. Celle où Jimin avait été auprès de lui.
Il avait pleuré, puis s'était rendormi, mais à chaque fois qu'il rouvrait les yeux sur la réalité, l'odeur de vanille était près de lui, le berçant de son parfum chaud.
Il ne l'avait pas vu, mais il savait qu'il n'était pas parti.
Il se refusait pour l'instant d'en avertir les autres, voulant garder encore un peu son secret dans l'antre de son cœur.
Comme si la vie avait donné un sursis à son deuil qui n'en était pas un.
Son cœur disputait sa raison, sa raison disputait sa peine.
Jimin n'était pas parti. Il l'accompagnait à chacun de ses pas alors qu'il reprenait son travail au sein de la plantation. Il se cachait de lui qui avait le pouvoir de le faire partir et enfin trouver la paix de l'âme, cependant sa signature olfactive le trahissait à chaque instant.
Il se refusait pourtant de lui parler, comme si cela l'enchaînait toujours un peu plus à lui.
Il devait trouver la force de lui dire définitivement au revoir, pour son salut et pour le sien.
...
Un soir, alors qu'il était assis sous la véranda en train de boire une bière, il vit Jungkook s'approcher de lui et prendre place à ses côtés.
Depuis son réveil, il avait remarqué les cernes qui ne cessaient de s'accroître sur le visage du jeune homme, ces mêmes cernes qui marquaient les traits de Taehyung.
Hoseok l'avait prévenu qu'il avait raconté la vérité au régisseur concernant le passé de son ami, mais tout à ses propres interrogations, il ne lui en avait pas parlé.
Un semblant de normalité avait repris ses droits sur la plantation, mais chacun savait néanmoins que quelque chose avait irrémédiablement changé.
- Comment vas-tu ? lui demanda-t-il en lui servant un verre de bière fraîche.
Jungkook le remercia d'un hochement de tête avant d'engloutir la moitié de son verre et de le reposer sur le plateau de verre de la table en rotin avec un soupir de contentement.
- Ce serait plutôt à moi de te poser la question, non ?
- Ce n'est pas moi qui me trimballe avec des valises sous les yeux comme si je n'avais pas dormi depuis une semaine.
Le régisseur haussa un sourcil avant qu'un sourire triste n'étire ses lèvres, faisant briller l'anneau qui la parait dans le faible éclairage du couchant.
- C'est à peu près ça...
Yoongi posa son verre à son tour et se rapprocha de lui en penchant son buste vers l'avant.
- Je suppose que Taehyung refuse toujours de te parler.
Le régisseur hocha la tête.
- Il fait comme si rien ne s'était passé, je viendrais à douter moi-même d'avoir fait l'amour avec lui si son odeur ne hantait pas encore ma maison.
Yoongi ne fut même pas étonné de l'entendre verbaliser ce qu'il avait déjà deviné.
Il y avait des gestes et des regards que ne peuvent échanger que deux personnes qui avaient partagé le plaisir de la chair. Si Taehyung restait aussi hermétique qu'une boîte, Jungkook, lui, portait dans chacune de ses attitudes et de ses coups d'œil sur l'écrivain, la trace de sa marque sur lui.
- Je sais que Hoseok t'a tout raconté concernant... Soobin, dit-il, hésitant, en prononçant le nom de ce fantôme qui hantait son ami. J'aurais préféré que ce soit Taehyung qui t'en parle, seulement, j'en viens à douter qu'il en ait un jour la force.
- Tu essaies de me dire que je dois abandonner ?
- Non, non. Au contraire. Quelque chose a changé en Taehyung depuis cette nuit où J... où il est parti, dit-il, incapable de prononcer son nom à voix haute. Je pense qu'il est face à ce qu'il n'a jamais voulu affronter jusqu'à maintenant, comme si certaines choses qu'il avait scrupuleusement mises de côté, venaient de ressurgir.
Il se noie dans les réminiscences du passé, un peu comme un parfum que l'on n'a plus senti depuis longtemps et qui vient dorénavant vous entourer jusqu'à l'obsession.
Il doit accepter le fait que rien de tout cela n'était sa faute et qu'il n'a pas à se punir pour quelque chose dont il n'est pas responsable parce qu'il a peur d'oublier.
Jungkook l'écoutait attentivement, puis enfin, il parla.
- Je ne laisserai pas tomber, je me battrai même si j'en crève de ne pouvoir l'approcher et partager avec lui ce fardeau qu'il s'impose. Je savais que Taehyung serait le combat de ma vie à l'instant où j'ai posé mes yeux sur lui. Il est tout ce que je souhaitais et je ne le laisserais pas s'échapper, dussé-je en perdre le sommeil jusqu'à la fin des temps.
Yoongi eut un sourire triste en entendant sa tirade et Jungkook s'en voulut de lui faire part de ses états d'âme alors que lui-même se battait avec un quelque chose de bien plus puissant que la déraison d'un homme devant ses remords.
- Je suis désolé, dit-il en voyant les yeux de son ami s'assombrir. Je suis là à te parler de mes problèmes existentiels alors que tu as vécu la pire des déchirures.
Yoongi plongea son regard d'ébène dans ses yeux et prit une inspiration pour se donner la force de délivrer ce secret qu'il portait depuis son réveil.
- Il n'est pas parti, murmura-t-il dans un souffle.
Jungkook ne put réprimer un frisson de peur de comprendre la teneur de ce qu'il venait de dire.
- Tu veux dire que Jimin...
- Il n'est pas parti Jungkook. Je sens son odeur à chacun de mes pas. Il n'a pas trouvé le repos de l'âme, il continue de me hanter encore et encore, comme si nous ne devions jamais être séparés.
Le régisseur tendit la main et prit celle de Yoongi dans la sienne, l'esprit en ébullition et le cœur en berne de voir son ami si triste.
Celui-ci continua en hoquetant alors que le chagrin menaçait de l'engloutir.
- J'ai échoué Jungkook. Je n'ai pas réussi à le libérer de ses chaînes, car il ne veut pas me perdre une seconde fois et moi, dans mon égoïsme, j'ai prié de toutes mes forces pour le retenir, dit-il avant d'éclater en sanglots.
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