Douzième tintement


Jungkook porta à ses lèvres une gorgée de Severac et soupira après avoir reposé le verre sur la table qui tacha le bois sombre d'une auréole humide.

Il n'avait jamais été un grand bavard, préférant taire son histoire et laisser les gens le juger pour ce qu'il découvrait de lui, mais depuis que ce petit groupe avait fait irruption dans sa vie, bousculant son quotidien bien réglé, il ressentait le besoin de s'ouvrir.

Il plongea son regard dans celui de Taehyung, dont l'embarras avait coloré les pommettes d'une teinte rosée qui ressortait à la lueur des bougies.

Il avait surtout envie que lui, entende son histoire.

Les sentiments qu'il ressentait envers l'écrivain étaient mitigés.

Après la fulgurante attraction qu'il avait ressentie quand il avait croisé son regard lors de leur rencontre à l'aéroport, il était passé par plusieurs émotions. Un certain agacement de constater que l'homme était sûr de son charme, mais aussi une forme d'attendrissement devant ses expressions enfantines.

Kim Taehyung était un homme tentant, mais sa personnalité, autant que l'expression de ses yeux, envoyait un signal d'alarme à son cerveau. Le mot briseur de cœur était tatoué sur son front, aussi voyant qu'un panneau autoroutier éclairé dans la nuit.

Il avait ressenti l'attirance qui les poussait l'un vers l'autre à chaque frôlement de mains qu'ils avaient eu. Coucher avec lui serait, il le savait, une expérience inoubliable.

Chaque parcelle de son être hurlait la sensualité dont il était l'incarnation, mais quelque chose d'autre s'était réveillé en lui.

Quelque chose qu'il ne pensait jamais ressentir, et il n'était pas sûr de vouloir ouvrir la boîte de Pandore que représentait le jeune écrivain.

Il était pour lui le plus magnifique des kaléidoscopes, changeant d'image à chaque fois que l'on posait la main dessus. Les couleurs irradiaient vos iris des plus beaux arcs-en-ciel, mais derrière ce spectacle, se cachait, il le savait, les ombres du personnage.

Serait-il assez fou pour déposer son cœur dans ses mains et le laisser jouer avec, au risque qu'il le broie ?

Il n'en avait aucune idée pour le moment, cependant, quand il commença à parler, c'est à lui qu'il s'adressa.

- Ma mère tenait, en effet, ce restaurant bien avant que Nam et Jin ne le reprennent quelques années plus tard, c'était son rêve.

Comme a dû vous le dire le notaire, mon père descend d'une longue lignée de régisseurs du domaine, le premier ayant été ramené, si j'ose dire, dans les bagages de Park Jimin.

La réputation de la plantation, dans l'époque troublée où elle vivait, avait fait le tour de la région. On savait qu'ici, les hommes étaient traités avec dignité et dans le respect de l'être humain.

Une petite communauté coréenne avait élu domicile sur la plantation. C'étaient des immigrés qui fuyaient les troubles qui agitaient la Corée de l'époque, qui avait été désorganisée depuis la chute de la dernière dynastie régnante. La vie y était dure et la famine monnaie courante. Le pays refusait l'ouverture sur l'extérieur, mais quelques personnes lettrées et plus chanceuses que d'autres grâce à leurs éducations, avaient profité de l'agitation qui régnait entre les deux guerres de l'Opium pour fuir.

Mes ancêtres ont ainsi vécu et n'ont jamais plus quitté ces terres, même lors de la guerre de Sécession et des années d'anarchie qui ont suivi.

Il fit une pause dans son récit, observant ses compagnons de table qui restaient suspendus à ses lèvres. Il racontait son histoire, mais aussi quelque part celle de la plantation qui les avait tous réunis dans ces lieux, comme le fil invisible d'une destinée qui devraient les lier à jamais.

Son regard replongea dans les yeux de Taehyung, qui brillaient comme deux obsidiennes dans le noir.

- La vie a suivi son cours, mes ancêtres se sont mariés dans leur communauté. Même s'ils existaient plusieurs origines sur la propriété, ils avaient tous tendance à rester entre eux quand il s'agissait d'union, recréant un peu de leur pays dans celui qui les avait accueillis. Ils perpétuaient ainsi les traditions et continuaient de parler leur langue maternelle.

- Il n'y a jamais eu d'unions mixtes ? demanda Hoseok, interrompant ainsi le récit, ce qui lui valut de nombreux chuts désapprobateurs de ses compagnons.

- Mais aie!! dit-il à Taehyung qui venait de lui mettre un coup de coude dans les côtes.

- Continue, dit Yoongi, totalement captivé par son histoire.

Jungkook lui sourit et continua, son regard revenant irrésistiblement vers l'écrivain.

- Non, il n'y avait pas d'unions mixtes, même si Park Jimin, grâce à son mariage, avait montré la voie. Ce n'était pas quelque chose d'interdit. Je pense juste que c'était un moyen de protection pour les gens de conserver à l'intérieur d'un petit groupe, ce qu'ils avaient perdu de part leurs exils.

Cela a duré sur plusieurs générations, mon père a été le premier à briser cette loi implicite, ce qui du reste, est relativement comique quand on sait que la Louisiane est une terre de mixité. Mais les habitants de River Sand ont toujours eu leurs propres lois semble-t-il.

Ma mère était une acadienne, sa famille, française d'origine, avait immigré en Amérique au dix-huitième siècle. Ils avaient rejoint la Louisiane, qui, à l'époque, était l'un des derniers territoires français. Ce qu'il ne savait pas à ce moment-là, c'est que ce territoire serait vendu par Bonaparte aux américains.

Malgré tout, ils ont continué de prospérer dans le pays, mon grand-père était artisan et ma grand-mère de ce que je peux me rappeler des dires de ma mère, une très bonne cuisinière.

C'est grâce à elle que ma mère a voulu ouvrir son restaurant. Elle a fait beaucoup de petits boulots et a réussi à acheter cet établissement. Elle y faisait de la cuisine française, mais aussi des spécialités cajuns.

C'est dans ces murs qu'elle a rencontré sur le tard mon père, et qu'ils se sont mariés pour donner naissance à votre serviteur.

L'affaire a très bien marché pendant plusieurs années. Chaque fois que je quittais l'école, je venais faire mes devoirs au coin de l'une de ses tables, bercé par le va-et-vient des gens de cuisine, mais en 2005, l'ouragan Katrina a sévi. Même si nous n'avons pas été les plus touchés, la ville et l'État entier se sont retrouvés dans un état de désolation absolue. Énormément de maisons et de commerces ont été détruits, l'électricité a été coupée, la montée des eaux des rivières a submergé les rues.

River Sand a été épargné comme protégé par un charme magique, mais la ville a souffert et le restaurant a été partiellement détruit.

Ma mère n'a pas supporté la perte de ce qui constituait sa passion, elle a mis fin à ses jours le jour de mes dix ans. Mon père, quant à lui, s'est réfugié dans la gestion du domaine qui avait toujours constitué l'essence même de sa vie. Il m'a transmis son savoir et quand il est mort dix ans plus tard dans un accident, j'en ai repris la gestion.

La fin de sa phrase fut accompagnée d'un silence de plomb autour de la table, personne n'osant briser le mutisme qui s'y était installé.

Il sentit la main de Yoongi serrer brièvement son épaule en guise de réconfort. Il le remercia d'un regard avant de reprendre son verre en main et de conclure.

- Jin et Nam ont repris le restaurant peu de temps après la mort de mon père. Nous nous sommes rencontrés lors de la signature de l'acte de vente, j'ai été séduit par ses deux californiens qui décidaient de tenter leurs chances en pays cajun. Nous nous sommes liés d'amitié et nous ne nous sommes plus quittés depuis.

- Exactement, intervint Jin, Jungkook est devenu un petit frère d'adoption. Je me suis fait la promesse de recréer les plats qui ont bercé son enfance pour le remercier de tout ce qu'il a fait pour nous quand nous sommes arrivés.

- Tu te fais des illusions chéri, il vaudrait mieux encore demander directement la recette à sa mère par l'intermédiaire du chaman.

Les trois amis se mirent à rire à la boutade de Namjoon, s'attirant les regards d'incompréhension des trois autres.

Le restaurateur, qui avait intercepté leurs regards interrogateurs, demanda à Jungkook.

- Tu ne leur as pas parlé du chaman ?

Le régisseur secoua négativement la tête, un sourire aux lèvres.

- Pas encore, je ne voulais pas leur faire peur.

...

Le reste de la soirée s'écoula tranquillement aux sons des verres qui s'entrechoquaient et aux nombreux toasts portés, l'alcool aidant, à leur nouvelle vie, aux nouvelles amitiés, aux rayons électroménagers du centre commercial plus que garnis de merveilles technologiques.

Pour finir, Taehyung, passablement imbibé de rhum, alla même jusqu'à porter un toast à ce putain de chat psychopathe qui en voulait à sa vie.

Jungkook, en bon natif, leur raconta les us et coutumes de la région. La pratique du vaudou illustrée par des histoires à vous faire dresser les cheveux sur la tête sur les zombies et la croyance qui voulait que les morts ne quittent jamais les vivants, ce qui tira un frisson à Yoongi.

Quand vint l'heure de rentrer, c'est dans un tintamarre ahurissant qu'ils regagnèrent leur véhicule. Jungkook, qui n'avait bu qu'un cocktail , prit le volant comme à son habitude, alors que Yoongi et Hoseok essayaient désespérément de faire entrer, un Taehyung hurlant une chanson paillarde que lui avait appris Jin, dans l'habitacle.

Une fois sa mission accomplie, et passablement énervé, Yoongi fit le tour du véhicule pour y entrer à son tour, quand une vieille dame se planta devant lui.

Lui arrivant à l'épaule, sa silhouette trapue enfermée dans un châle qui avait connu de meilleurs jours, elle le fixa de ses yeux presque blancs. Il s'inclina devant elle en guise d'excuses, pensant qu'elle avait été importunée par les rugissements de castafiore de Tae, mais quand il se redressa, elle n'avait pas bougé d'un pouce, scrutant son visage avec intensité de ses yeux aveugles.

Elle lui marmonna quelque chose dans une langue qu'il ne connaissait pas, avant de tourner les talons et de partir. Le jeune homme regarda, perplexe, sa silhouette disparaître au détour d'une maison, puis regagna le véhicule sous le regard sérieux de Jungkook.

- Je n'ai rien compris à ce qu'elle a dit.

- C'était du créole, lui répondit le régisseur qui démarrait le moteur avant d'enclencher la première. Elle a dit que tu reviendras la voir bientôt quand tu découvriras la vérité.

- Hein ? Quelle vérité, je ne la connais pas...

Jungkook ne put s'empêcher de sourire.

- Et bien elle, elle te connait et si j'étais toi, je la croirais sur parole.

Yoongi regarda son ami, perplexe.

- Qu'est ce q...

- C'était une chamane.

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