Ce que l'on sème

Il y a des jours, comme ça, qui sont mauvais.

Si mauvais, qu'on se demande parfois si le ciel ne nous en voudrait pas par hasard pour quelque chose, pour qu'il fasse tellement en sorte que tout, absolument tout ne tourne pas rond pendant le temps d'une journée. Ou alors peut-être que l'espace-temps s'est détraqué, qu'une tare a imprégné l'air si fort au point de mettre en branle tout ce qu'on avait prévu, pour que tout fonctionne à l'envers et nous fasse sentir que, décidément, l'expression « Ce n'est pas mon jour » prend parfois tout son sens.

Parce que, je peux le dire, aujourd'hui, ce n'est vraiment pas mon jour.

J'ai été affectée à ma première mission en tant que jônin. Après tant d'années à batailler en faisant couler sans cesse de longes larmes de sueur sur mon front, j'y suis enfin parvenue. C'était assez difficile, à vrai dire ; je ne suis pas particulièrement rapide ni discrète, je n'excelle pas vraiment dans les arts ninja malgré tous les efforts que j'ai pu mettre en œuvre pour m'améliorer. Mes sens sont à peine affutés, mon corps supporte mal l'acharnement cruel des longs entraînements que je lui fais subir, et par-dessus le marché, je ne sais même pas bien viser pour lancer des kunaï et des shuriken.

Tout, absolument tout chez moi est effroyablement moyen. Pourtant, je sais que je ne suis pas nulle.

Mais je ne suis pas forte non plus.

Lorsque j'ai finalement été promue, j'ai eu l'impression d'atteindre la dernière marche d'un escalier sinueux et interminable, d'avoir enfin franchi le dernier palier du plus grand défi de ma vie. Oh oui, j'étais heureuse. J'ai senti mon cœur exploser de joie, lorsque Tsunade m'a tendue ma nouvelle veste avec un petit sourire en coin, lorsqu'elle m'a félicitée chaudement et que les quelques personnes présentes dans son bureau ont commencé à m'applaudir. Oui, c'était probablement l'un des souvenirs les plus chaleureux qui me restent en mémoire, et le simple fait de me le remémorer m'aide souvent à relever la tête lorsque le poids des épreuves de la vie de shinobi se fait un peu trop lourd sur mes épaules.

Mais je n'aurais jamais envisagé que devenir jônin ne déterminerait pas la fin de ma faible révolte contre ma propre médiocrité. Non, il signifie même le début d'une lutte plus grande encore, d'épreuves toujours plus éreintantes et dangereuses. Je ne m'y suis pas vraiment préparée. Je croyais en avoir fini, et pourtant, ça ne faisait que commencer.

Se dépasser ne suffit généralement pas. Lorsqu'on atteint le niveau suivant, il n'y a pas le temps pour se réjouir, puisqu'un combat plus difficile que le précédent s'engage dès que la ligne de cette victoire illusoire est franchie. Je me trouve légèrement cynique de penser comme ça. Mais dans le monde shinobi, j'ai vite réalisé qu'il n'y a pas d'affirmation plus vraie.

J'ai été alors confrontée à l'amère réalité de mon insuffisance, comme un poing perdu dans une bagarre qu'on se prend malencontreusement dans la figure alors qu'on n'y était même pas engagé. Alors qu'on ne regardait même pas ce qui se passait.

Une faible jônin fraîchement promue qui débarque dans une unité composée de shinobis surdoués et surentraînés depuis des années, ça fait des vagues. L'accueil a été froid, presque méchant, composé de regards dédaigneux et de sourires moqueurs. J'ai rentré les épaules et je me suis fait petite, puisque c'est tout ce que je sais faire, et je me suis bercée aveuglément en me disant que si j'ai réussi en arriver là, ce n'est pas pour rien, et que je parviendrais bien tôt ou tard à leur prouver que malgré les apparences, j'en ai un peu dans le ventre.

Manifestement, ce n'est pas que dans le ventre que je n'ai rien.

J'ai sauté de joie en lisant mon premier ordre de mission en tant que jônin. Mais mon excès d'euphorie a bien vite été refroidi par les regards méprisants de mes nouveaux coéquipiers, que j'ai immédiatement vu se chuchoter des choses à l'oreille avant de me rire au nez et de me tourner le dos. J'ai senti mon cœur se serrer très fort, d'une de ces petites douleurs qui sont peut-être exagérées mais qui suffisent à lacérer l'estime branlante que l'on a pour soi. Je n'ai pas été habituée à ce mépris gratuit au sein de l'élite des ninjas de Konoha, et je me suis demandée si ce serait toujours comme ça. Si j'arriverais à les faire changer d'avis sur moi.

Je n'ai pas réussi.

Le trajet pour la mission a été un calvaire. On ne me parlait pas, on faisait comme si je n'existais pas. J'ai suivi comme j'ai pu, jusqu'à ce que nous rencontrions finalement le groupe de bandits que nous avions pour mission de mettre derrière les barreaux.

J'ai tout fait de travers. J'ai manqué tous mes lancers, je me suis retrouvée dépassée par la vitesse de nos ennemis, et j'ai frisé plusieurs fois ma perte parce que je n'ai pas été fichue de faire mes mudras correctement sur le coup de la panique. Je n'ai pas eu le temps. Alors mes coéquipiers m'ont violemment poussée sur le côté, parce que je n'étais manifestement qu'une gêne. Et ça ne m'a même pas vexée, puisque j'avais la preuve affligeante de mon incompétence lorsque je me suis retrouvée à contempler piteusement le combat, baignée dans la misérable flaque de boue dans laquelle j'étais tombée. Je ne me suis relevée uniquement lorsque la bataille a trouvé son terme, sans aucune main tendue pour m'aider à me remettre sur mes jambes, parce que j'étais loin d'avoir mérité l'aide de qui que ce soit pour me sortir de la merde dans laquelle je pataugeais – littéralement. Nous avions gagné, nous avions réussi. Mais il fallait m'exclure du « nous », évidemment. Je n'ai, dans toute la splendeur dont je suis capable, rien fait.

Le trajet du retour a été pire que tout. Je me suis fait méchamment charrier de tous les côtés, on m'a fait clairement comprendre le degré de mon inutilité et à quel point je n'avais pas ma place au sein de l'élite des shinobis du village caché de la feuille. J'ai fait de mon mieux pour boucher mes oreilles, j'ai serré les dents si fort au point de les faire grincer, mais je ne pouvais m'empêcher de penser qu'ils avaient raison. Totalement raison. Et c'est avec une honte accablante que je me suis dit, dans un nouvel excès de faiblesse, que je préférais leur silence.

Ils m'ont finalement laissé à l'entrée du village, où ils m'ont poussée une dernière fois sur le côté en me lançant de nouvelles piques qui m'ont donné l'impression de manger de la poussière, avant de disparaître en riant dans l'obscurité du soir.

Je me suis faiblement trainée dans les allées baignées dans la pénombre humide des soirs d'automne à Konoha, mes semelles raclant le sol encore boueux de la dernière averse. Le ciel s'est asséché, bizarrement, comme pour me soutenir faiblement de ne pas verser les larmes misérables qui menaçaient de s'écouler sur mes joues.

Et maintenant je suis là, sale et égratignée de partout, le poids de l'aversion de mes coéquipiers pesant une charge insurmontable sur mon esprit. J'ai tout foiré. Je me sens incroyablement crasseuse, ma propre transpiration me donne l'impression d'être tapissée de boue sur mon visage, mes cheveux, mes vêtements. J'ai mal partout, et la tension constante récemment relâchée me tire dans les jambes et les bras comme si mes membres étaient attachés au bout d'une corde qu'on tiraille sans cesse. Mes petites plaies picotent sur tout le long de mon corps, me donnent l'impression d'être assez près d'un feu pour en ressentir la brûlure mais en même temps assez loin pour que ce ne soit pas vraiment douloureux. Juste un peu. Mais déjà bien assez.

Je m'effondre sur l'un des bancs humides qui bordent l'allée faiblement éclairée à quelques mètres de mon appartement, n'ayant même plus la force d'atteindre mon chez moi chaleureux où la libération d'une douche brûlante et la douceur de mes draps m'appellent. Je ne demande qu'à rentrer et pleurer à l'abri dans les plis de mon oreiller, mais la vision de cette perspective ne me fait me sentir que plus pathétique.

Rentrer pour pleurer. Je suis, définitivement, une pitoyable kunoichi.

Je me prends la tête dans les mains. J'ai froid, j'ai mal et j'ai faim, mais je n'arrive plus à bouger. Paralysée par les souvenirs honteux et encore trop frais de cette journée misérable. Je me mords la lèvre pour réprimer un sanglot, parce que je suis un ninja, putain, que je n'ai pas le droit d'être comme ça, de m'apitoyer pour quelque chose d'aussi minable que ma médiocrité, de me recroqueviller et de baisser la tête comme si je n'étais rien, comme si je n'étais pas forte...

Mais je ne suis pas forte.

Et c'est cette vérité mordante qui, en traversant impitoyablement mon esprit, fait scintiller une première larme entre mes cils avant qu'une houle ne l'accompagne, et qu'un gémissement pathétique ne m'échappe.

Putain, putain, putain !

Et malgré mes efforts, je n'arrive à m'arrêter. Je me frotte les yeux en pensant avec stupidité que ça aidera à faire cesser cet excès de faiblesse, mais ça ne fait qu'accentuer la floppée de gouttes salées qui s'écoulent de mes yeux. Je panique à l'idée que quelqu'un me voie, qu'on me pointe encore du doigt, qu'on se moque une fois de plus de moi. L'image d'une jônin crasseuse qui pleure comme une madeleine dans l'obscurité d'une allée ne va certainement pas m'aider à surmonter mon problème. Non, définitivement pas.

Alors que j'allais abandonner et laisser libre court à mon angoisse en la laissant allègrement s'écouler, je sursaute violemment.

J'ai entendu quelque chose.

Un petit bruit. Juste assez fort pour que je le perçoive entre deux de mes sanglots. Quelque chose d'animal, je crois, d'enroué, là, tout près.

Je me crispe et je cesse de geindre, mes pleurs demeurant coincés dans ma gorge sous la forme d'une petite boule de panique subite. Dieu, quelqu'un ma vue. Je suis définitivement finie.

Je lève prudemment mes yeux larmoyants, craignant de croiser le regard cruel, moqueur, réprobateur de celui qui vient de me surprendre en flagrant délit de ma lâcheté indécente.

Mais j'hausse un sourcil surpris en comprenant qui, ou plutôt ce qui se tient à quelques mètres devant moi.

Un chien.

Un chien, que je discerne mal dans l'obscurité du soir. Je parviens néanmoins à définir le contour de sa carrure animale, de ses poils hirsutes et de ses oreilles tombantes. Un petit coup d'œil à droite et à gauche et je comprends qu'aucune autre présence ne traîne dans les parages mis à part l'animal et moi-même.

C'est un petit aboiement que j'ai entendu, donc. Mais c'est étrange. Un chien qui aboie, c'est généralement fort, ou du moins, on comprend tout de suite qu'il s'agit d'un fichu aboiement. Là, c'était doux, presque silencieux, pas un couinement mais une sorte de plainte légère qui m'a immédiatement sortie de ma torpeur.

J'observe minutieusement l'animal à quelques pas de moi. Il ne bouge pas d'un poil, je ne parviens même pas à définir les mouvements de sa respiration. Il est parfaitement immobile, et je suis simplement en mesure de détailler le scintillement d'une seule pupille sombre, dans lequel est reflétée la lueur lointaine du lampadaire installé plus loin, beaucoup plus loin.

Piquée par la curiosité, et mue par mon affection indéfectible pour les animaux qui vient immédiatement frapper mon cœur, je tends la main en un geste accueillant, en prenant cette voix suraiguë - et totalement débile, d'ailleurs - que tout le monde adopte pour parler aux animaux, afin de lui intimer d'approcher.

Le canidé semble hésiter un instant, avant de finalement s'avancer prudemment, comme s'il craignait que je me jette sur lui à tout instant pour le dévorer.

Craintif, alors. Mais assez curieux pour s'approcher de moi. Je vois.

Il entre dans la faible luminosité du lampadaire dans lequel je baigne, et je peux le découvrir plus en détail.

Mon impression première est celle de réaliser avec une certaine tristesse l'état pitoyable dans lequel est ce chien. Il a le poil sale et hirsute, tellement couvert de boue que j'ai du mal à déterminer la couleur originelle de sa fourrure. Je découvre même après un examen plus approfondi ce qui semble être quelques tâches brunâtres, significatifs du sang séché.

Une impression étrange s'impose dans mon esprit lorsque je découvre la cicatrice pâle et ancienne qui couvre sa paupière gauche qu'il garde fermée. Ça me rappelle...

Je secoue la tête. Je pense n'importe quoi, je dois être sacrément fatiguée.

Le chien est assez près, à présent. Je souris doucement en voyant la méfiance dans ses gestes canins, tandis qu'il renifle timidement ma main qui demeure toujours tendue vers lui. Son seul œil ouvert est légèrement tombant, et il donne l'impression d'être tellement, tellement fatigué.

Sale, plein de boue et épuisé. Je lâche un petit rire nerveux en me disant qu'à cet instant même, on se ressemble, ce chien et moi.

Et puis, après avoir passé en revue tous les contours de ma main, l'animal cesse de bouger et me regarde dans les yeux.

Je retiens mon souffle à la sensation étrange qui m'envahit quand je plonge dans sa seule bille noire et brillante. Il y a quelque chose de... dérangeant dans cet œil, comme s'il était capable de comprendre exactement tous les mots stupides que je prononce, comme s'il pouvait voir à l'intérieur de moi. Et il y a aussi sa posture, bien trop droite et raide pour un chien, sa respiration que je discerne à peine et ses mouvements qui semblent bien trop calculés, bien trop ordonnés.

Mais je secoue une nouvelle fois la tête. Je délire. J'ai simplement devant moi un chien errant, sûrement habitué de vivre à la dure et qui a dû très vite apprendre à survivre en développant les réflexes appropriés. Oui, c'est ça. Rien de plus normal. Je suis convaincue que les animaux sont des êtres bien plus intelligents que le commun des mortels peut penser, en particulier les chiens, et je ne doute pas une seconde des capacités d'adaptation de ce canidé laissé à l'abandon.

Cette dernière affirmation me brise le cœur. Cet animal a l'air de vivre à ses propres dépends depuis un moment. Je me demande comment aucune personne armée d'un cœur avec une once de compassion n'a pu penser à le soigner ou le nourrir. Son poil humide plaqué le long de son corps me donne une certaine idée de sa maigreur, et même si elle ne semble pas maladive, elle suffit à m'inquiéter.

Je tends doucement la main au-dessus de sa tête dans l'intention de le caresser affectueusement, mais le chien recule avant que je ne puisse le toucher, à une vitesse telle que ça me sidère un instant. Farouche, d'accord, ça peut s'expliquer, mais sa célérité me laisse tout de même abasourdie. Il a vraiment dû vivre des choses atroces, ce malheureux chien, pour savoir fuir aussi vite.

Je me remets à lui parler doucement en tendant une nouvelle fois la main. Je lui murmure des choses bêtes et évidentes, des choses qu'on ne dit à personne d'autre qu'à des chiens. Je lui intime d'approcher à nouveau, que je ne lui ferais pas de mal, qu'il est sacrément sale et mal en point, qu'il a besoin d'un bon coup d'eau propre et d'un repas copieux, et qu'il doit être un bel animal sans toute cette crasse collée à sa peau. Des choses bêtes et des choses évidentes, quoi.

Et le chien continue de m'observer de son seul œil. C'est drôle, parce qu'il semble avoir laissé un instant de côté sa nature craintive pour me reluquer avec suffisance, comme s'il se moquait de ma voix aiguë et débile, comme s'il se trouvait au-dessus de mes mots simples, et il faut le dire, effroyablement creux et sans grand intérêt.

Après de longues minutes à tergiverser ainsi, je sens quelques gouttes d'une pluie fine s'abattre sur ma nuque. En humant l'air, je comprends que le temps va bien vite se gâter plus encore, et si je ne veux pas me retrouver dans un état encore plus déplorable, il faut que je me décide assez vite d'aller me réfugier dans le confort sec de mon chez-moi.

C'est drôle que le ciel se mette à pleurer alors que moi-même, je ne verse plus de larmes. Grâce à ce chien. C'est comme si tout mon accablement s'était envolé, pour me concentrer uniquement sur cet étrange animal et ma volonté, d'abord incertaine puis à présent bien déterminée, de l'aider. J'aime penser que c'est le seul problème que j'ai à m'occuper, et me dire que ça, au moins, j'en suis capable.

Le chien me regarde attentivement me lever prestement, mais je marque un temps d'arrêt pour lui dire, en sachant très bien qu'il ne me comprend pas, que s'il le veut, il peut me suivre et se mettre à l'abri avec moi. Je lui tends une nouvelle fois la main pour appuyer mes dires, avant de me prendre une averse qui me fait l'effet d'un seau d'eau froide déversé droit sur ma tête et de courir pour fuir ce violent changement d'humeur du ciel.

J'arrive assez vite sur le palier de mon appartement. Je me dis dans ma course que si ce chien décide de rester tout seul sous la pluie battante, j'irai le chercher qu'il le veuille ou non, quitte à être trempée jusqu'aux os. Lui, dans cette nuit noire d'automne et sous le maigre abri que propose le feuillage décharné des arbres, il n'a rien qui l'aidera à le sécher.

Et moi, j'ai des serviettes juste derrière la porte de mon appartement.

Je me prépare déjà à repartir à la recherche de l'animal lorsque je perçois quelques petits halètements à travers les torrents de pluie. Je me retourne et je vois qu'il est juste là, de nouveau assis à m'observer à une distance respectable. Je suis légèrement surprise de ne pas l'avoir senti me suivre, mais je souris.

Ce chien décidément étrange a pris la bonne décision.

Je m'empare de mes clés dans ma sacoche et me précipite sur la serrure de ma porte pour l'ouvrir à la volée et me réfugier à l'intérieur de mon appartement. Mais je comprends que l'animal n'a pas bougé et continue de me détailler à quelques pas de ma porte, toujours en proie à l'effroyable averse de pluie qui lui tombe dessus sans relâche. Je soupire et le presse gentiment d'entrer, parce que s'il continue, il va définitivement attraper la mort, et que si cette porte reste ouverte en laissant allègrement le vent glacé entrer, je n'y échapperai pas non plus.

Et il finit par se redresser, toujours avec cette prudence presque maladive qui me rappelle les manières ninja, et se dirige à pas de velours vers l'encadrement de ma porte tandis que je me décale avec un sourire pour l'accueillir à l'intérieur.

Je sens la méfiance dans tous les contours de ce chien. Il reste sur mon paillasson un long moment, à regarder attentivement les détails de mon appartement à la portée de son œil unique et tombant. Je m'attends avec horreur qu'il se mette à s'ébrouer et ainsi tapisser mes murs blancs laiteux d'un millier de taches de boue, mais il ne le fait jamais. Il laisse plutôt les gouttes d'eau de pluie s'écouler de son museau et de son poil comme si ça ne le dérangeait pas, et dessine ainsi autour de lui un cercle sombre sur mon paillasson. Et j'ai beau lui dire ce que je veux, il ne réagit pas et se contente d'humer l'air, d'analyser tout ce qu'il se trouve autour de lui avec une attention extrême qui me déconcerte quelque peu.

Je me demande un instant s'il ne s'agit pas d'un Ninken, mais je ne perçois qu'une trace infime de chakra en lui, comme s'il était bridé, et la réflexion dans son œil intelligent ne se mue pas en une voix quelconque. Je me demande alors si tous les Ninken peuvent vraiment parler ? Je me gratte machinalement la tête, en me disant qu'il faudrait que j'ose aller demander à...

Non. Je secoue la tête et je vois que l'animal observe mon mouvement. Je me trouve bête, mais après tout, ce n'est qu'un chien, il ne peut pas comprendre ce qu'il se passe à l'intérieur de ma tête, non ?

Ce qui est sûr, c'est qu'il est en train d'inonder mon entrée, et je me décide à aller faire un tour dans ma salle de bain pour chercher une serviette de bain propre. Il n'a pas bougé d'un poil lorsque je reviens vers lui avec le morceau de tissu dans mes bras, et je m'accroupis doucement devant le canidé en lui murmurant quelques mots rassurants dans l'espoir qu'il ne fuie pas à nouveau mes gestes conciliants. L'animal me laisse poser la serviette sur sa tête, non sans me regarder avec cet œil alerte et plein de défiance, mais cette fois, il ne détale pas. Je souris en lui disant que c'est un bon chien, et même s'il semble se raidir à mes mots, l'animal paraît tolérer le petit séchage de fortune que je lui offre quand je commence à frotter gentiment son crâne et son dos avec la serviette.

Mais il s'échappe très vite d'entre mes mains pour me contourner avec souplesse et se met à visiter prudemment mon appartement. Je soupire en me disant que de toute façon, je n'ai fait que lui étaler encore plus la boue et la saleté qui macule sa fourrure. Je le regarde un moment renifler les pieds de mes meubles et les plinthes de mon couloir en laissant derrière lui les empreintes de ses pattes boueuses, et je ronchonne en réalisant que je vais devoir sacrifier ma grasse matinée du lendemain pour un bon coup de serpillère sur mon parquet.

Je me redresse finalement et me dirige vers ma cuisine, et je souris en réalisant que le chien m'a silencieusement suivi. Il me contemple lorsque j'ouvre mon frigo, et je lui demande s'il a faim.

Pour toute réponse, il s'assoit sans cesser de m'observer et remue faiblement la queue.

Mon sourire s'agrandit, avant de disparaitre en remarquant le caractère effroyablement vide de mon frigo. Qu'est-ce que je vais donc pouvoir bien donner à manger à ce chien ? Je ne consomme déjà pas beaucoup de viande à l'accoutumée, alors avec ce frigo vide, les possibilités sont bien limitées.

Le chien s'approche doucement pour regarder la vacuité de mes réserves à mes côtés. Au-delà du fait que je trouve ce rapprochement étonnant – l'appel de l'estomac, sûrement -, j'écarquille les yeux en le voyant renifler avec intérêt les restes d'une soupe au miso et aux aubergines que je n'ai pas fini la veille, avant de lever un regard qui me semble presque suppliant vers moi.

Je rêve ?

Juste pour vérifier, je fais chauffer un tout petit peu de mon reste et le verse dans un bol sous les yeux attentifs de mon invité, avant de poser le récipient avec hésitation devant lui.

Il lève une dernière fois son œil vers moi comme pour chercher mon assentiment avant de plonger sa truffe dans le bol et de tout dévorer sous mon regard abasourdi.

Soit ce chien est vraiment affamé, soit il est définitivement hors du commun. Et au fond de moi, je sens bien qu'il s'agit des deux.

Le chien arbore une expression béate après avoir nettoyé le plat jusqu'à la dernière goutte. Il se lèche les babines avec satisfaction, avant de retourner faire sa petite visite de mon antre sans plus se soucier de ma présence. Il paraît plus serein après avoir comblé ce petit vide dans son estomac, même si je perçois toujours la raideur dans ses pas qui m'indiquent qu'il est toujours sur le qui-vive.

Je le retrouve dans mon salon, en train de flairer chacun des éléments qui le composent. On dirait vraiment qu'il analyse le terrain, comme pour essayer de voir si oui ou non cet appartement est une source de danger pour lui. Je le vois gratter légèrement le tapis, scruter avec intensité tout ce qu'il se trouve sur ma table basse, puis se tourner vers le canapé, le seul objet de valeur dans cette pièce, puisque j'ai mis des années à enfin oser en acheter un correct après le vieux sofa décharné que j'avais auparavant.

Et puis, il saute dessus et le macule de toute la gadoue qui lui colle au poil.

Non !

Je sens mon visage blanchir en me demandant comment ça se nettoie, un canapé. Je ne suis pas particulièrement maniaque mais je tiens beaucoup à retrouver un espace de vie sain, confortable et ordonné après les longues missions à dormir par terre et à s'habituer à la crasse qui colle à la peau.

Je me précipite sur l'animal qui sursaute en entendant mon exclamation horrifiée. J'essaie de l'attraper pour qu'il cesse ce carnage mais je ne fais qu'envenimer les choses ; il se met à courir partout pour m'éviter, traçant sur son passage des lignes de boue sur mes meubles et mon parquet.

Oh. Mon. Dieu.

Je crois que mon simple coup de serpillère va se transformer en véritable ménage de printemps, et je pleure déjà à cette idée.

Parce que le chien est agile et ne se laisse pas attraper. Je pensais qu'il était terrifié à l'idée qu'une étrangère lui courre après en l'ayant enfermé chez elle, mais un petit éclat dans son œil noir me déconcerte autant qu'il me fait comprendre que j'avais tort.

C'est fou. Ce chien semble amusé. Amusé de mon visage déconfit, de ma détresse en le voyant transformer mon appartement en piscine de boue.

Il m'évite avec une adresse qui m'agace et qui me surprend à la fois. A chaque fois que je pense enfin l'avoir, il se faufile entre mes doigts à la vitesse de l'éclair, bondit et retombe sur ses pattes avec une souplesse que je n'ai jamais vue pour un chien. Mais je n'ai pas le temps de m'émerveiller sur les talents fous de cet animal.

Parce qu'il est en train de tout saccager.

Il a fait tomber avec sa queue le seul vase en ma possession qui s'est brisé en mille morceaux. C'est étrange de voir un chien si agile et qui ne semble pourtant pas maîtriser son envergure ; ses pattes évitent tous les obstacles sans aucune difficulté, de façon presque aérienne, mais c'est comme s'il n'avait pas l'habitude d'avoir une queue, qui balaye tout en contradiction avec ses pas rapides et légers. Je suis déchirée entre mon envie de simplement observer ses manières bizarres et de l'attraper à tout prix pour qu'il cesse ce carnage.

Alors à la place, je m'indigne et l'implore d'arrêter en lui courant d'après, en ayant pour seule idée en tête de le balancer dans ma baignoire et laisser un jet d'eau l'affranchir de la souillure de son poil, mais aussi de la nouvelle peinture brunâtre de mes murs.

Et il semble que j'ai enfin réussi.

Je connais encore mon appartement plus que lui. Après avoir renversé la table et invoqué trois clones, je parviens à le bloquer dans un coin et lui sauter dessus assez rapidement pour l'enfermer dans mes bras et ne plus lui permettre de bouger. Je m'agrippe à son poil et il émet un petit glapissement qui me brise le cœur, mais je suis déterminée à le faire cesser son manège. Je sens les muscles étonnamment forts de son dos et de ses pattes tandis qu'il se débat désespérément alors que je le soulève avec difficulté, avant de me précipiter dans la salle de bain et de fermer la porte à clé derrière moi ; ce chien paraît bien trop intelligent, et je préfère prendre mes précautions.

C'est drôle, parce qu'une fois avoir vu que toutes les issues étaient fermées, il semble se résigner et accepter son sort pour les prochaines minutes. Je vois qu'il a définitivement abdiqué lorsque je le dépose doucement dans ma petite baignoire en lui murmurant doucement que ce n'est pas contre lui mais qu'il en a, vraiment, vraiment besoin.

Et on dirait que l'animal accepte cette idée. Avec dépit, certes, mais il ne démontre aucune intention de s'enfuir lorsqu'il se retrouve sous le jet d'eau tiède de la douchette. C'est déjà ça.

Je me mets à genoux devant ma baignoire et asperge doucement le canidé sale. J'ose tendre ma main et frotter doucement son poil humide pour aider à faire disparaître la saleté ; une eau brunâtre s'écoule dans le siphon et je me dis une fois de plus que oui, grands Dieux, il en avait besoin.

Le chien ne bouge pas. Comme s'il boudait – qu'une impression stupide de ma part, bien sûr -, il refuse de me regarder, mais je le vois fermer son œil doucement à l'image de quelqu'un qui se sent soulagé, et ça me fait drôle. Il grogne brutalement lorsque je me penche pour découvrir que j'ai là un mâle, mais je le laisse vite tranquille et il retrouve immédiatement son état de sérénité sous le jet tiède.

L'eau claire finit par révéler avec elle la véritable couleur de sa fourrure.

Gris. Gris foncé, parce qu'imbibé et humide, mais un gris brillant, qui vire sur l'argenté, doux et satiné.

Une fourrure d'argent.

Je marque un petit temps d'arrêt. Le chien le remarque et tourne sa tête vers moi, et la vision de cette étrange cicatrice sur l'un de ses yeux tombants ne fait qu'appuyer mon impression déstabilisante.

Dire que ce chien ressemble à mon voisin de palier est un euphémisme.

Mais je ne sais pas si dire que le Ninja Copieur a un chien qui lui ressemble beaucoup serait flatteur ou non. Qu'un chien ressemble à un être humain est même assez saugrenu, d'ailleurs. Mais les secondes passent tandis que je continue de le scruter dans les moindres détails et oui, bordel, avec ce poil hirsute et argenté, cette cicatrice et cet œil endormi, je me trouve juste devant la réincarnation canine de Kakashi Hatake.

Si j'avais le courage, j'irai de suite toquer à sa porte pour lui montrer cette étrangeté de l'existence. Mais il se trouve que je n'en ai pas, du courage, et que de toute façon, il semble être parti sur une mission depuis un moment. Si je le sais, ce n'est pas parce que je jette régulièrement un coup d'œil en passant sur son palier pour vérifier si un faisceau de lumière se dégage de sa fenêtre, non, c'est surtout parce que la vie me fait souvent la mauvaise blague de le faire sortir de chez lui en même temps que moi et de me confronter à un énième signe de de tête maladroit avant que je ne m'enfuie presque toujours en courant. Et ça fait une semaine que je n'ai pas eu à le faire.

Je secoue la tête pour faire sortir mon voisin et son visage masqué de mes pensées, sous l'œil attentif du chien qui lui ressemble et qui m'observe alors que le jet frappe depuis cinq minutes l'acrylique de la baignoire plutôt que son poil.

Je coupe finalement l'eau en décrétant qu'il est bien assez propre, sous un petit grognement de protestation de sa part. Il saute néanmoins tout seul hors de la baignoire et s'assoit docilement lorsque je reviens avec une nouvelle serviette pour l'essuyer doucement. Je trouve ça étrange qu'il ne s'ébroue pas. C'est un réflexe que je vois souvent chez les chiens. Et là, je ne lui en voudrais pas, puisque son poil est à présent immaculé. Et argenté.

Cette fois, il se laisse totalement faire. Dire qu'il y a moins d'une heure, ce même chien fuyait mes caresses ; après s'être fait servir à manger – quel repas bizarre pour un chien, d'ailleurs - et dévasté mon appartement pour enfin se faire pouponner, il est bien moins farouche et paraît presque à l'aise avec moi. Je souris doucement, en passant mes doigts dans l'étrange couleur de cette fourrure. Je ne sais pas si c'est son caractère bien défini, le fait qu'il me rappelle bien trop mon beau voisin, la malice et l'intelligence dans ses yeux, mon affection inconditionnelle pour les animaux ou simplement le fait qu'il m'ait fait oublier cette affreuse journée par sa simple présence, mais je sens déjà une douce sympathie envers cet animal envahir mon cœur malgré les dégâts et la course poursuite occasionnés.

Je me redresse une fois avoir terminé le séchage. Ou plutôt, une fois avoir décidé qu'il serait temps de cesser de passer mes mains dans cette fourrure étonnamment soyeuse pour un chien errant.

Ce même chien est en train de me scruter de haut en bas avec ce qui semble être un regard... Sceptique ? Non, je rêve, bon sang. Je baisse la tête et...

Oh.

Je suis, littéralement, couverte de boue. Entre ma mission, la pluie et ce fichu chien avec qui j'ai dû batailler, l'état pitoyable de mes vêtements et de mes cheveux se fait atrocement ressentir. Et pour couronner le tout, j'entends mon estomac me gronder pour mon manque d'attention envers lui et après tout ce stress, émotions et le rythme fou de cette journée couronnée par cette rencontre fortuite, je suis tout simplement épuisée. La fatigue se fait ressentir subitement dans mes os, si fort que je sens mon dos se voûter comme si un poids venait de s'abattre fortement sur mes épaules.

Le chien semble appuyer ces dernières pensées par un petit couinement qui me fait revenir à la réalité ; je baisse à nouveau les yeux sur lui et lui souris doucement. Cet animal m'a fait oublier, l'espace de quelques heures, à quel point je pouvais me sentir sale, déprimée et seule. Je me dis que j'aurais aimé avoir un compagnon comme lui au quotidien, qui aurait peut-être égayé mes journées, effacé ma solitude par sa simple présence et même ses bêtises. J'aurais chéri cela tous les jours, apprécié chaque moment, même s'il ne s'agit pas d'un être avec lequel on peut discuter. C'est peut-être même mieux, qui sait, de parler sans filtre à un animal qui gardera tous vos secrets, qui n'aura jamais rien à redire sur votre comportement, et qui se contentera d'être là, avec vous, et qui lui ne vous abandonnera jamais.

Mais lorsqu'on mène une vie de ninja, ce genre de choses devient très compromis. S'occuper d'un animal de compagnie dans ces conditions est même très malavisé à mon sens, puisqu'on n'est généralement jamais là pour lui donner la vie qu'il faudrait. Et même si je l'ai souvent souhaité, je ne me suis jamais permise de prendre un compagnon de vie pour cela.

Viens alors ce problème qui s'impose dans mon esprit. Si cela ne tenait qu'à moi, j'enfermerai ici ce joli chien à la fourrure argentée dans un élan d'égoïsme et le garderai avec moi toute ma vie. Mais je suis une kunoichi, lui est un chien errant et farouche à l'air indépendant malgré tout. Je n'ai pas le droit de l'enfermer, et de toute façon, pour lui, je ne peux pas me le permettre. Moi et ma maudite lubie de me prendre d'affection pour chaque boule de poils qui passe, ça me désespère.

Alors je me rends dans mon entrée, et je souris tristement en sentant le canidé me suivre gentiment, comme s'il était curieux de tout ce que je faisais. Il s'arrête en même temps que moi, et je jurerai avoir vu une lueur inquisitrice dans on œil noir lorsque j'ai ouvert la porte sur une nuit noire qui a finalement cessé de faire tomber la pluie.

Et je lui ai encore parlé. J'ai l'impression d'avoir plus parlé à ce chien aujourd'hui qu'à l'ensemble des êtres humains que je connais ces trois dernières années. Je lui ai dit que s'il le voulait, il pouvait s'en aller, que j'ai fait ma part du marché, qu'il était libre de faire ce que bon lui semblait. Ces mots à un chien ne servent pas à grand-chose, bien sûr, mais j'ai découvert durant ces deux dernières heures que parler me manque, et que j'aime mettre mes pensées sur des mots. Tout me semble plus clair dans ma tête ainsi, même s'il faut pour ça que je parle à un mur. J'ai peut-être compris pourquoi des gens se mettent à parler tout seul. Ou peut-être que je deviens tout simplement folle.

Et comme lorsque je lui ai proposé d'entrer, le chien ne réagit pas. Je décide de laisser la porte entrouverte, de lui caresser doucement la tête et de le laisser dans l'entrée le temps que je me lave, en me disant qu'en sortant de ma salle de bain dans quelques minutes, il aura peut-être déjà disparu dans les profondeurs de la nuit. Ça me pince un peu le cœur et je me trouve vraiment trop émotive pour ce qui est censé être une kunoichi d'élite, mais je m'autorise cette faiblesse parce cette fin de journée en compagnie de cet animal m'a fait du bien, bon sang, et que j'ai le droit d'apprécier ça.

Lorsque je suis de la salle de bain, une serviette autour de ma poitrine et les cheveux encore dégoulinants, je n'ai pas retrouvé le chien devant la porte entrouverte. J'ai eu un petit élan de tristesse mais j'ai vite secoué la tête comme je sais si bien le faire. Ce n'est pas grave. C'était bien. Merveilleux, même. Mais c'est fini.

C'est lorsque je suis allée éteindre la lumière dans le salon saccagé, que j'ai vu une boule de poils argentés endormie sur ce canapé hors de prix tâché de boue.

Et j'ai souri.


*


Le lendemain, je me suis réveillée avec l'étrange sensation d'avoir rêvé qu'un chien qui ressemblait sensiblement à mon voisin saccageait mon appartement. Je me suis dit que c'était un drôle de rêve, et je me suis demandée d'où sortait ce sentiment chaleureux qui allait de pair avec.

Puis j'ai découvert ce même chien en train d'admirer attentivement le maigre contenu de ma petite bibliothèque comme s'il était capable d'analyser mes goûts littéraires d'un simple coup d'œil.

Je lui ai sauté dessus pour vérifier s'il était bien réel, et au vu du glapissement qu'il a lâché et du saut spectaculaire qu'il a effectué pour m'éviter, du rire que j'ai laissé éclater et de la douceur de sa fourrure sous mes doigts lorsqu'il m'a enfin laissé le caresser, j'ai compris que ce rêve si plaisant était bien réel.

Me voilà à présent en train d'éponger et de récurer toutes les saletés que ce même rêve a manifestement bien engendré la veille. L'animal est en train de m'observer de son œil – amusé, je dirais, mais un chien ne peut pas avoir un air pareil, bon sang – attentif, et je ronchonne sans cesse d'un ton bourru en lui demandant s'il ne pouvait pas m'aider, plutôt, au lieu de me regarder nettoyer son bazar. Mais lui a l'air plutôt satisfait de son œuvre, et se contente de faire une fois de plus paresseusement le tour de mon appartement sans se soucier de mes efforts incommensurables pour nettoyer les vilaines tâches de boue sur le sol et les murs.

Je parviens à donner à mon appartement son aspect d'antan au bout de quelques heures où le chien semble s'être parfaitement accommodé à l'endroit, pour mon plus grand plaisir.

Il me suit une fois de plus lorsque je me rends dans la cuisine, son estomac vide lui faisant sûrement aussi mal que le mien. Mais je n'ai toujours rien à manger. Je ne trouve qu'une pomme fripée, et je me contente de cela tandis que je me surprends à en tendre un quartier à l'animal qui le gobe sans hésitation. Je ne sais même plus si je dois être surprise que ce chien accepte sans rechigner une pomme, bon sang.

Mais il est temps que j'aille remettre mon rapport de la mission désastreuse de la veille et d'aller enfin remplir ce satané frigo à l'abandon. Je me pose une fois de plus la question de « qu'est-ce que je fais de lui ? » en regardant le chien argenté tandis que lui m'observe toujours de cet œil attentif dans tout ce que je fais. En ouvrant la porte, je l'informe de mes impératifs et lui dis qu'il peut rester là, s'il le veut, ou partir après avoir pris le temps d'une nuit mon chez moi pour un hôtel. Mais il reste sur mon paillasson et lorsque je referme la porte sur lui, on aurait cru voir de la déception dans son œil charbonneux.

Non, j'ai dû rêver.

Dans tous les cas, j'ai laissé la large fenêtre à l'arrière de mon appartement ouverte s'il a envie de reprendre sa vie où il l'a laissé ; je redoute un peu le moment où je découvrirai mon appartement vide lorsque je rentrerais. Peut-être qu'il reviendra me voir de temps en temps ? Oui, cette idée me paraît plaisante. J'espère lui avoir assez bien fait comprendre que je le laisserai toujours entrer s'il lui prenait l'envie de gratter à ma porte.

C'est sur ces pensées pour l'étrange chien à la fourrure argentée que je me balade dans les allées de Konoha en cette fin de matinée, qui frétille déjà sous l'agitation et la joie du soleil revenu. Je salue quelques connaissances, engage deux ou trois mots avec d'autres ; ma vie est, de toute façon, remplie que de connaissances. Je ne connais réellement personne, autant que réellement personne ne me connait. Mais ce n'est pas une grande perte, je pense. Je n'ai pas grand-chose à raconter.

J'arrive au palais du Hokage assez vite pour remettre mon rapport. Je suis agitée à l'idée de croiser l'un de mes coéquipiers qui me mènent un peu trop la vie dure. Je me sens légèrement pathétique de craindre autant ceux qui sont censés être mes égaux - ce qui n'est officieusement pas le cas. Mais il faut dire que l'estime de soi est dur à cultiver, surtout lorsqu'on n'a pas vraiment de raisons d'en semer les graines.

Et le ciel n'est vraisemblablement toujours pas de mon côté, puisque je croise dans le couloir deux des membres de mon unité qui discutent vivement. Je rentre la tête dans mes épaules en essayant de me faire toute petite lorsque je passe à côté d'eux mais l'un m'attrape par le bras en passant et m'oblige à le regarder dans les yeux.

Il me réprimande durement sur ma nullité de la veille et sur le fait que j'ai failli faire rater la mission. Ses accusations me touchent le cœur si fort que je sens les larmes monter immédiatement et je fais de mon mieux pour les empêcher de s'écouler en papillonnant des paupières. Oh non, ce n'est pas le moment d'être faible une fois de plus. Si je me mets à sangloter pitoyablement devant eux, c'en sera vraiment fini de moi, je vais...

Mais une main forte se pose sur l'épaule de l'homme qui est en train de lourdement m'enguirlander, et je lève les yeux sur un jônin qui mâchouille un senbon et qui remet violement mon coéquipier à sa place par la dureté de ses mots.

Oh Dieu, Genma vient de me sauver la vie.

Lorsque les deux autres finissent par détaler en nous lançant des regards noirs, Genma se tourne vers moi et me lance un sourire en me demandant si ça va pour moi. Je le remercie en essuyant vivement les larmes au coin de mes yeux qui, grâce à lui, n'ont pas eu le temps de perler.

Genma Shiranui est le seul membre de mon unité à être gentil avec moi. Il est silencieux la plupart du temps, mais lorsqu'il se met à parler, ses mots font généralement le même effet qu'une lame qui écorche la peau. Sauf avec moi.

Il plaisante doucement en me tenant compagnie jusqu'au bureau des missions. Il me dit que je ne dois pas m'inquiéter, qu'on a tous commencé quelque part et que ces gens mettent juste un peu trop de temps à s'en rappeler à cause de leurs capacités mentales limitées. Je ris devant ses insultes ouvertes envers les membres de notre propre équipe, mais ça me fait du bien. Tellement de bien.

Il me laisse sur le pas de la porte avec un sourire et un signe de la main, avant de disparaître dans un « pof » de fumée. Je souris doucement, en me disant que c'est peut-être ça, le début d'une amitié.

Le reste de la matinée se déroule assez vite ; après avoir remis mon rapport, je passe un moment au marché pour remplir le cabas que je tiens sous le bras et je me précipite à mon appartement pour constater si oui ou non, mon invité canin continuera à adoucir ma journée par sa présence.

Le soulagement s'abat sur moi de sa légèreté agréable lorsque je retrouve le chien argenté à nouveau devant ma petite étagère de livres. On dirait qu'il a réussi à en a fait tomber quelques-uns puisque, lorsque je rentre dans la pièce, il est penché sur l'un deux qui est ouvert sur le sol comme s'il... comme s'il était en train de le lire.

Il lève son museau lorsque je laisse échapper une exclamation surprise. Il pousse un petit bruit, entre un faible aboiement et un grognement, et il se redresse pour trottiner vers moi, la queue frétillante, avant de s'asseoir à mes pieds en me regardant de son œil brillant.

J'oublie bien vite l'étrangeté de cette vision d'un chien qui lit en le voyant avec cet air enjoué de me voir comme si j'avais toujours été là pour lui. Je me baisse et le caresse affectueusement sur le dessus du crâne en souriant. Moi aussi, j'ai l'impression qu'il est là depuis longtemps.

Puis je me penche pour ramasser le livre qu'il était en train de scruter. Je pâlis un peu en retournant la couverture orange criard du bouquin et je me précipite pour le refermer et ranger le tome de Icha Icha Paradise plus haut sur l'étagère. Oh, il fallait vraiment qu'il fasse tomber celui-là en particulier et qu'il me rappelle au passage à quel point j'avais vrillé en me décidant d'acheter par curiosité ce fameux livre que mon voisin a tout le temps entre les mains. Je me souviens du jour où j'ai alors compris quel genre de goûts littéraires a le jônin aux cheveux argentés, de la façon où je me suis pitoyablement cachée sous mes draps en lisant une scène osée pour cacher à absolument personne mon visage rouge de gêne et où j'ai développé une théorie solide sur le pourquoi du masque du Ninja Copieur.

Le chien semble contempler avec intérêt les différentes émotions qui passent sur mon visage et la façon dont je secoue finalement la tête pour effacer les rougeurs que j'ai senti monter sur mes joues à ces souvenirs.

Je ne sais pas encore à ce moment-là que même lorsque je placerai le livre sur la plus haute étagère, la boule de poils argentés trouvera toujours un moyen de le faire tomber.


*


Il n'est jamais parti.

Il n'a jamais exprimé le moindre désir de s'enfuir, de partir et de me laisser dans la solitude avec laquelle j'avais toujours marché avant lui.

Même si j'ai parfois eu peur. La première fois qu'il a gratté à la porte d'entrée pour exprimer son besoin de sortir, mon cœur a fait une longue chute dans ma poitrine serrée. Je lui ai dit au revoir comme si c'était un adieu en lui ouvrant la porte à contrecœur et en retenant difficilement mes larmes déçues. Et il est sorti sans même se retourner vers ma carcasse voûtée qui est restée un long moment devant l'encadrement de la porte dans l'attente de revoir sa silhouette argentée.

Il est revenu quelques heures plus tard, tout fringant, comme si de rien était. Il s'est faufilé par la porte que j'avais laissé entrouverte au cas où et m'a sauté sur le ventre tandis que je dormais sur le canapé qu'il aimait bien occuper, le visage bouffi par les torrents de larmes que j'avais laissé couler en croyant qu'il était définitivement parti. Oh oui, en deux jours, je me suis déjà tellement attaché à lui.

Il ne m'a pas laissé le temps de me remettre du choc de son poids subit sur mon estomac qu'il a commencé à laver les lignes de mes larmes taries sur mon visage avec sa langue râpeuse sous mes faibles grognements et rires étouffés.

Comme tout chien, il avait simplement besoin de sortir prendre l'air et il m'a fait comprendre qu'il n'avait pas besoin de moi pour ça. Et moi, j'étais simplement heureuse qu'il revienne à chaque fois.

Puisqu'il avait apparemment décidé de faire de mon appartement son repère, en devenant mon compagnon de vie au passage, j'ai décidé au bout d'une semaine qu'il était temps de lui donner un nom.

Lorsque j'ai émis l'idée, il a cessé de renifler la porte de mon frigo pour trottiner vers moi et s'asseoir à mes pieds en me regardant avec intérêt, comme à chaque fois que ce dont je parle semble l'intéresser. J'ai cessé d'être surprise par sa manifeste compréhension aiguë de mes mots, même s'il est compliqué de s'habituer à une telle chose. Je pense que j'ai préféré ranger ce détail perturbant dans un coin de ma tête et simplement profiter du fait que ce que je dis ne semble pas entrer dans l'oreille d'un sourd, aussi bizarre que cela puisse paraître.

Le nom, donc. J'ai pensé à des choses comme « Gripoil » ou « Grisou » mais j'ai réalisé que je manquais atrocement d'imagination et le canidé a souligné ce fait par des grognements réprobateurs à chacune de mes modestes propositions.

Puis j'ai eu une autre idée. J'ai rougi en lui soumettant, parce que c'était complètement idiot et que la référence n'était pas très subtile. Mais c'était la meilleure idée que je n'aurais jamais plus.

Epouvantail.

Et le chien argenté a tiqué à ce nom. Il a marqué d'abord un temps d'arrêt, avant d'émettre un aboiement qui me parut enjoué tandis que son œil sombre semblait me sourire. C'était vraiment étrange, mais j'ai compris qu'il avait chaudement approuvé.

Et qu'il s'appelait maintenant Epouvantail.

De toute façon, il n'y a aucune raison à ce que mon voisin sache le nom de mon chien, non ?

La vie avec mon colocataire canin a alors commencé, et chaque jour est devenu une surprise où je me demandais quelle nouvelle bizarrerie j'allais découvrir sur mon nouvel ami.

Déjà, il ignore toute la nourriture pour chien que je peux lui mettre sous le nez. La première fois que je lui ai tendu une gamelle de croquettes que j'avais expressément acheté pour lui, il m'a lancé un regard outré comme s'il me demandait si j'étais sérieuse. Pareil pour la pâtée et les friandises pour chien que j'ai pu trouver, et que j'ai finalement laissé à l'abandon sur mon petit balcon pour être picoré par des oiseaux qui l'ont plus apprécié que lui. A chaque fois, il a semblé me bouder (oui, bouder) durant les heures suivantes pour avoir osé lui faire cet affront.

De ce fait, il semble plus intéressé par les plats que je prépare, même lorsqu'il n'y a rien de très intéressant pour un carnivore dedans. J'ai ainsi découvert que cette fameuse soupe au miso et aux aubergines semble être son péché mignon – il saute partout comme un fou dès que j'ai le malheur d'en préparer -, autant que le poisson qui doit être bien salé et grillé – sinon, il ne le mange pas.

Ce n'est pas difficile, finalement, puisqu'il mange la même chose que moi. Même si la dernière fois que j'ai ramené un sachet de la confiserie d'à côté, il n'y a pas prêté attention et lorsque je lui ai présenté une friandise devant son museau, il a tourné la tête en signe de contestation. Okay, Epouvantail n'aime pas les sucreries. Je note.

La plupart du temps, je le retrouve en train de paresser sur mon canapé, ou renifler l'un des Icha Icha qu'il a mystérieusement toujours réussi à faire tomber. Lorsque je me décide à en prendre un – le scénario n'est pas si mal, d'accord ? -, il devient fou et fait toujours en sorte de se mettre près de moi comme s'il voulait le lire avec moi. Ce n'est pas comme s'il pouvait, bien sûr, alors j'émets souvent la théorie que la couleur orange vif doit l'attirer, ou qu'il aime simplement se mettre contre mon épaule lorsque je suis allongée pour poser sa tête sur ma poitrine. Il l'a fait prudemment au début, et lorsqu'il a senti que je me contentais de passer distraitement mes doigts dans son poil soyeux tandis que je lisais, il l'a fait de plus en plus souvent jusqu'à ce que ça devienne systématique. Lorsque je me mets à gémir de honte en rougissant devant une scène osée, il lève la tête et me regarde de son seul œil malicieux, comme s'il comprenait exactement pourquoi je me mets dans un tel état et qu'il le trouvait approprié à la situation. Dieu, ce chien est tellement bizarre.

J'ai vite découvert que c'est un animal extrêmement indépendant, qui diffère tellement des autres chiens que je vois se faire promener dans la rue. Il est très propre, enfin c'est ce que je devine puisque je n'ai jamais retrouvé de cadeau empoisonné dans mon appartement. Il semble tenir à sortir seul, et même si je m'inquiète chaque fois qu'il passe le pas de ma porte, il revient toujours comme s'il n'était jamais parti quelques heures plus tard.

Mais paradoxalement, Epouvantail semble toujours ressentir le besoin de se trouver près de moi en toutes circonstances. Il me suit vivement lorsque je change de pièce, même si je ne l'entends jamais approcher, avant de s'asseoir et de me regarder attentivement dans tout ce que je fais. Il a le regard brillant lorsque je me mets à chantonner en préparant à manger, il observe attentivement la façon dont je fais distraitement tourner des kunaï entre mes doigts lorsque je flâne simplement. Chaque fois que j'ouvre la bouche pour parler, il lève toujours un regard intéressé, comme s'il écoutait attentivement ce que je disais, aussi vides et futiles soient mes mots. Ainsi, j'ai pris l'habitude de lui déblatérer toutes sortes de choses régulièrement, parce que je n'ai personne d'autre à qui révéler ce qu'il se passe à l'intérieur de ma tête, et que ça fait tellement du bien, de parler sans se soucier de ce que son interlocuteur peut penser.

Par contre, lorsque je me débarrasse vivement de mes vêtements avant même d'avoir rejoint la salle de bain, il glapit et se retourne brutalement comme pour me laisser de l'intimité. Ça me fait rire, parce que la notion de pudeur avec un chien n'a pas lieu d'être, non ?

Après trois jours à m'occuper d'Epouvantail – ou plutôt, passer du temps avec lui - dans l'appartement et à me lasser de faire de simples pompes et étirements, j'ai ressenti le besoin d'aller vraiment m'entraîner. Après le désastre de ma dernière mission et l'arrivée fortuite d'un animal de compagnie dans ma vie, j'ai demandé à Tsunade un petit temps d'arrêt qu'elle m'a mystérieusement, généreusement accordé. Et je devais profiter de ce temps pour faire en sorte que mes prochaines missions soient moins déplorables, après tout.

Epouvantail m'a manifestement fait comprendre qu'il voulait m'accompagner lorsque je lui ai dit qu'il fallait que j'aille m'entraîner. Je me suis emparée d'une laisse que j'avais achetée au cas où, et lorsque j'ai voulu la passer autour de son cou, il a violemment protesté en mordant ma main – j'ai cru qu'il allait me l'arracher, mais à ma plus grande surprise, il a pressé doucement ses dents contre ma peau sans me faire mal – et en aboyant bruyamment. J'ai donc laissé tomber la laisse et elle est allée rejoindre la nourriture pour chien sur mon balcon.

Je suis sortie avec lui légèrement dubitative, mais ma perplexité s'est envolée au moment où je l'ai vu naturellement gambader autour de mes jambes dans les rues de Konoha, sans qu'il ne s'éloigne jamais de plus d'un mètre de moi. Il ne s'est jamais arrêté pour aller flairer quoi que ce soit, comme s'il connaissait le chemin et le village tout entier comme sa poche. Les autres canidés que nous avons croisés lui ont violemment grogné dessus, comme s'ils voyaient en lui une aberration, mais Epouvantail n'a pas semblé s'en soucier et s'est contenté de rester près de mes pieds en les ignorant.

Arrivés sur le terrain d'entraînement, il s'est allongé dans l'herbe fraîche tandis que je me préparais à m'épuiser toute l'après-midi.

J'ai passé des heures et des heures sous les derniers rayons de soleil de l'année, à lancer des kunaï et des shuriken, malaxer du chakra et affûter quelques techniques de ninjutsu. La poussière s'est élevée à chacun de mes pas et je ne me suis arrêtée uniquement pour vérifier si Epouvantail était toujours là.

Et il l'était. Il me regardait intensément, appuyait mes petites victoires par un aboiement et venait tirer mon pantalon comme pour ajuster ma position lorsque j'étais mal placée. C'était vraiment surprenant, parce qu'il m'aidait à me positionner si bien qu'on aurait dit qu'il était lui-même familier avec les techniques ninja et la bonne façon de les employer. Comme s'il en savait plus que moi-même.

J'étais de plus en plus persuadée que ce chien devait appartenir de près ou de loin aux Ninken.

Je me suis finalement effondrée lorsque le soir est tombé, dégoulinante de sueur et pleine de poussière. Je suis restée un moment à regarder les étoiles commencer à scintiller dans le ciel épuré, en appréciant l'air frais du soir venir caresser ma peau. Epouvantail a alors trottiné vers ma carcasse fatiguée gisant sur le sol, et ma léchouillé doucement l'avant-bras comme pour me dire « bon travail, tu es forte, tu vas finir par y arriver ». Du moins, c'est ce que j'aurais aimé qu'on me dise, et j'ai vu dans son unique œil ouvert quelque chose qui y ressemblait. Il a fini par s'allonger contre mon flanc et poser paisiblement son museau sur mon ventre qui s'élevait et se rabaissait encore de façon anarchique, et j'ai trouvé ce moment beau. Ce genre d'instants qui ne sont pas si incroyables, juste simples, mais qui restent en mémoire parce qu'ils sont somptueux dans leur banalité, parce qu'on se sent réellement bien pour la première fois depuis longtemps et que cette belle réalité saute soudainement aux yeux. Et à ce moment-là, je venais de me rendre compte que je me sentais tellement, tellement bien.

A partir de là, je l'ai toujours emmené lorsque je suis allée m'entraîner.

Il fait de plus en plus partie de mon quotidien, autant dans les petits détails que les grands. Il a pris une place telle que j'ai à présent du mal à envisager ma vie monotone sans sa compagnie tacite et pourtant dense, qui me donne l'illusion parfois que je ne suis plus si seule et oubliée, ou du moins que ma solitude devient plus supportable.

Pendant tout ce temps, je n'ai pas vu mon voisin rentrer. Oh non, je ne m'inquiète pas. Pourquoi je m'inquièterais ? Nous ne sommes que des inconnus qui partagent le même palier. Il a sûrement été affecté à une très longue mission. Je n'ai pas le droit de dire que mes prises de fuites paniquées à chaque fois que je le croise me manquent. Non, vraiment, pas du tout.

Et puis, vient le jour où je suis finalement affectée à une nouvelle mission.

Epouvantail a dû sentir mon agitation lorsque j'ai retrouvé l'ordre de mission sur le bord de ma fenêtre un matin de pluie. Il est venu se frotter à ma jambe doucement alors que je lisais que j'étais affectée avec la même unité que la dernière mission, c'est-à-dire ceux qui prennent un malin plaisir à me rappeler ma nature pathétique à chaque seconde que je passe avec eux.

J'ai déjà parlé de mes coéquipiers à Epouvantail. Depuis, il grogne lorsque j'évoque leurs noms et vient presque immédiatement chercher ma main pour une caresse. Ça me fait rire à chaque fois, ce drôle de comportement, et j'oublie les visages méprisants de ceux qui partagent mes missions chaque fois qu'il fait ça, le temps de quelques instants. Il semble comprendre l'angoisse qui me submerge lorsque je les évoque, et c'est d'un certain réconfort.

Alors, je suis repartie sur les chemins de ma vie de shinobi. Mes missions se sont mieux passées par la suite, même si elles ont eu leur lot d'humiliation chaque fois. Je reviens toujours éreintée, avec l'impression de rentrer en petits morceaux. Des fragments de mon estime de moi-même qui se détachent toujours plus de mon être craquelé.

Et même si j'ai peur de ne pas le retrouver, Epouvantail m'attend toujours devant ma porte chaque fois que je rentre. Voir sa fourrure d'argent luire sous les éclats de Lune les soirs où je reviens chez moi suffit à faire réapparaitre un sourire sur mon visage fatigué ; réaliser la façon dont il s'approche joyeusement de moi pour se frotter à mes mollets me déleste de tout mon stress et mon anxiété. Je me penche alors à chaque fois pour faire courir mes doigts dans son poil soyeux, et le fais entrer avec moi comme s'il avait toujours imprégné mon appartement, comme s'il avait toujours été là. C'est devenu une routine, une belle routine. Pour la première fois de ma vie, quelqu'un m'attend à la maison. Quelqu'un semble avoir besoin de moi, semble tenir à ma présence, semble s'inquiéter de mon retour.

Ce n'est qu'un chien, et j'essaie de me le répéter souvent. Mais je me rappelle aussi que c'est un être à part entière, une présence qui m'est devenue chère, humaine ou pas. Je m'en fiche, finalement.

Il est là.

Un jour, je ne suis pas rentrée directement chez moi à la suite d'une mission. A cause de certaines complications, j'ai dû faire un détour à l'hôpital.

En vérité, l'un de mes coéquipiers a voulu me faire une mauvaise blague et m'a mis en danger. Tellement que je me suis retrouvée en plein dans la ligne de mire de nos ennemis et que je me suis tout pris de plein fouet.

J'avais fini en mauvais état, mais ce n'était pas si grave. A vrai dire, j'étais juste inquiète qu'Epouvantail ne me voie pas rentrer. Je sais très bien qu'il sait se débrouiller seul - il me l'a fait comprendre maintes et maintes fois ; mais j'ai ce souci de lui comme certaines personnes se tourmentent parfois pour le sort de leurs grands enfants. On sait qu'ils vont bien, qu'ils savent comment se débrouiller dans la vie, qu'ils n'ont plus tant besoin de nous, mais on ne peut pas s'empêcher de s'inquiéter à s'en rendre malade pour eux. Et bon sang, moi, j'ai cette sensation pour un chien.

Mais pendant que j'étais alitée à l'hôpital, j'ai bizarrement entendu parler de mon coéquipier – celui qui m'a directement envoyée à l'hôpital - qui s'est apparemment fait violemment mordre le mollet par un chien à la fourrure argentée dans la rue, au point qu'il a dû finir à l'hôpital lui aussi.

Cette histoire m'a fait rire. Pas parce que mon coéquipier avait eu un retour ridicule de karma – on a beau me faire du tort, je ne souhaite jamais de mal à personne -, mais parce que j'ai eu la nette impression qu'Epouvantail était derrière tout ça. Peu importe comment c'était possible que mon chien soit au courant de mes mésaventures sans que je sois rentrée, qu'il soit assez conscient pour mener une vendetta contre un de mes tortionnaires quotidiens, ou que ce soit juste un hasard ; j'ai su qu'Epouvantail avait quelque chose à voir là-dedans, et qu'il l'a fait pour moi.

Un autre jour, je suis rentrée si déprimée que l'instant où j'ai posé la tête sur l'oreiller, j'ai éclaté en sanglots. Un peu comme le soir où j'ai rencontré Epouvantail, je n'ai pas réussi à m'arrêter ; les larmes tombaient sur le tissu de mes draps sans relâche pour évacuer la pression qui pèse si lourd sur mon être sans arrêt, et mes émotions trop contenues tombaient en cascades continues sur mes joues, intarissables.

J'ai eu un peu honte de pleurer sous le regard si lucide de l'étrange canidé ; comme s'il était capable de juger mon comportement si inapproprié pour une kunoichi. Ça ne m'aurait pas étonnée, finalement, vu sa mystérieuse capacitée à sembler comprendre tout ce qu'on lui dit et son comportement insolite.

Mais il n'a pas fait ça. Il s'est plutôt lentement faufilé dans ma chambre – chose qu'il n'avait jamais faite auparavant, à l'image de quelqu'un qui aurait voulu me laisser de l'espace – et a sauté prudemment sur mon lit, comme pour me demander l'autorisation avant d'aller plus loin. Je n'ai pas bronché sous la sensation du matelas qui s'est légèrement affaissé sous le poids du chien ; j'étais trop noyée dans mon mal-être pour me rendre compte de quoi que ce soit. Il est donc venu chercher mon visage enfoncé dans mon oreiller pour laver mes larmes doucement, avant de s'allonger tranquillement contre mon ventre et imposer ainsi sa présence à l'aura bienveillante, apaisante. Et par cette étrange magie qui se dégage de lui, mes sanglots ont faibli jusqu'à s'arrêter lorsque j'ai entouré sa silhouette poilue de mes bras et que je l'ai serré contre moi. Epouvantail n'a pas bougé, et s'est même blotti plus encore contre mon flanc, et ç'a été le plus grand réconfort que j'aurais pu imaginer. Je me suis endormie en m'imprégnant de la chaleur de l'animal et en me calant sur sa respiration légèrement plus rapide que la mienne, soignée de mes angoisses et soulagée de sentir le poids insurmontable de la solitude s'envoler une fois de plus en sa compagnie.

Depuis, il vient toutes les nuits dormir avec moi.

Je crois que je ne pourrais plus jamais me passer de ce chien à la fourrure d'argent.


*


Je marche rapidement dans les allées épurées de Konoha, impatiente de retrouver les murs chaleureux de mon chez moi et surtout, Epouvantail qui doit sûrement m'attendre devant un énième tome de Icha Icha qu'il a miraculeusement fait tomber.

La mission s'est plutôt bien passée par rapport à d'habitude ; j'ai réussi à garder le rouleau confidentiel tout le long des nombreux affrontements auxquels nous avons dû faire face, et c'est presque comme si mes coéquipiers étaient déçus de ne pas m'avoir vu tout foirer. Je le prends comme une réussite personnelle, et je me sens toute guillerette lorsque je monte les escaliers quatre à quatre et que j'arrive sur mon palier baigné dans l'obscurité du soir.

La première chose que je remarque, c'est le faisceau de lumière qui émane de sous la porte de mon voisin. J'ai le cœur qui fait une soudaine chute dans ma poitrine en réalisant ce que cela signifie, et je ne sais pas si je rougis parce que j'ai peur ou parce que je suis contente. Je sens néanmoins la pointe d'inquiétude irrationnelle qui me piquait l'estomac s'envoler instantanément, et j'inspire une grande bouffée d'air frais qui semble contenir avec lui du soulagement à l'état solide.

Kakashi Hatake est enfin rentré chez lui.

Je tente de conserver cette information dans un petit coin de ma tête sans trop y prêter attention – en vain – en entrant chez moi doucement, le sourire joyeux sur mes lèvres s'étant mystérieusement agrandi.

Je remarque immédiatement un vide subtil, mais que je n'ai pas ressenti depuis longtemps au sein de cet appartement.

Epouvantail n'est pas là.

Cette absence manifeste me frappe presque brutalement. Il manque cette étrange chaleur que l'animal dégage, le livre ouvert mystérieusement sur le sol, les petites boules de poils gris qui gisent çà et là. L'appartement est noir, vide et calme, et même si la présence d'Epouvantail n'y change souvent pas grand-chose, son absence ne rend cette atmosphère que plus lourde et pesante.

Je trouve ça bizarre parce que d'habitude, il est toujours là quand je reviens, comme s'il pouvait sentir quand exactement j'allais rentrer à la maison, et s'arrange toujours pour m'accueillir quand je passe la porte. Je secoue la tête et tente de réprimer la vague d'inquiétude qui pointe le bout de son nez dans mon ventre ; il est sûrement allé faire un petit tour dehors comme il aime souvent le faire. Ce n'est qu'un chien, il aime vagabonder seul sous les lampadaires qui viennent presque donner l'impression d'éteindre la nuit, oui, il va revenir parce qu'il aura sûrement une envie de soupe au miso et aux aubergines, et qu'il semble aimer passer ses nuits à dormir contre moi.

Oui, ce n'est rien. Il va vite revenir.

Le sourire à présent disparu, je me traine dans la cuisine pour avaler un petit quelque chose et déposer le bol d'Epouvantail par terre pour le moment où il rentrera. Epuisée par ces trois jours d'une mission réussie mais pas moins difficile, je m'écroule sur mes draps et plonge dans un sommeil agité, qui me renvoient des images d'une solitude à laquelle je pensais avoir échappé.

Et il n'est pas revenu.

Le lendemain matin, en me réveillant tout aussi sale et épuisée, j'ai été frappée par le même sentiment de vide. En furetant dans chaque recoin de mon appartement, je ne trouve pas la trace d'un seul poil argenté, et à mesure des heures qui passent sans que je ne voie son museau s'engouffrer en passant la porte de son pas de velours, mon cœur se serre. Il ne part jamais plus de quelques heures, d'habitude, et une nuit entière sans lui ressemble à une éternité.

Je tourne en rond toute la journée. Je me rends compte que trois semaines en sa compagnie ont suffi à me rendre complètement dépendante de ce chien. Je n'ai déjà plus l'habitude d'errer seule ici, alors que je l'ai fait toute ma vie entière ; les habitudes et la routine prisent avec Epouvantail sont déjà si ancrées que je m'en retrouve démunie et déstabilisée.

Je me trouve stupide de réagir aussi exagérément à propos d'un simple chien errant que j'ai récupéré sur un coup de tête. Je suis kunoichi, non ? Je ne devrais pas me laisser aller à des sentiments aussi triviaux, simplement pour un chien. Oui, je ne devrais pas. Il ne faut pas.

Mais c'est plus fort que moi. Personne n'a jamais fait partie de ma vie, ne m'a jamais accompagnée sur sa longue route escarpée. Et j'ai très vite pris goût à la compagnie durant le voyage, et qu'elle vienne d'un animal ne change rien. C'est même mieux. Beaucoup mieux.

Et Epouvantail est devenu un véritable compagnon de vie.

L'après-midi, je me décide d'aller le chercher dans tout Konoha. Je me fiche bien de la pluie qui se met à tomber à grosses gouttes, je me fiche bien de mes vêtements trempés qui me collent à la peau. Je sautille sur les toitures les plus hautes en espérant repérer sa fourrure brillante parmi toute cette grisaille, j'erre sur tous les sentiers, tous les chemins de mon village.

Et je ne le trouve pas.

Je commence à réellement paniquer lorsque la nuit commence à tomber avec la pluie et que je n'ai trouvé au bout de longues heures aucune trace de ce petit chien qui a déjà pris une si grande place dans ma vie. Je sens mon bon espoir flétrir et je finis par rentrer tard en traînant des pieds. Je passe devant la porte de mon voisin sans même noter ce fichu faisceau de lumière en dessous. Pour une fois, je me fiche bien de lui. Je veux juste mon chien.

Le même manège recommence le lendemain. J'ai l'impression de devenir folle, jusqu'à m'en demander si ce chien a vraiment existé. Il n'a laissé aucune trace, aucun signe d'avoir réellement habité ce village et cet appartement. Rien ne le prouve vraiment, et je commence à désespérer sur sa réelle existence.

C'est un énième soir où je rentre bredouille, le dos voûté. J'ai cessé les recherches avant même que la nuit soit tombée, trop lasse de continuer en sachant d'ores et déjà que c'est voué à l'échec.

Je monte les escaliers de l'immeuble sans trop de conviction, en manquant de me casser la figure parce que je n'ai pas assez levé le pied. Ben voyons. Et ça, c'est un ninja ?

Je me sens tomber, et je songe même à me laisser me rétamer sur les marches lorsqu'une poigne forte s'empare de mon bras et me maintient debout.

Un peu étourdie, je reconnais tout de même avec horreur les gants bleus de la paire de grandes mains qui m'enserrent les bras en ce moment même, et le bout d'un masque sombre qui entrave la vision d'un visage anguleux.

Oh mon Dieu.

Je me sens me raidir violemment et j'ai l'impression de fondre en même temps.

J'entends un baryton profond me demander si tout va bien, et je gémis presque.

J'ai vraiment, vraiment pas de chance, ces derniers temps.


Je crois que mon béguin pour Kakashi Hatake s'est avéré le jour où je suis devenue jônin. Lorsque Tsunade m'a tendue ma veste en me souriant, il n'y a eu d'abord qu'une seule personne dans la pièce qui a tapé dans ses mains, avant que les autres ne le suivent.

Et cette personne, c'était le Ninja Copieur. Je me souviens m'être tournée en rougissant vers mes spectateurs, et je suis immédiatement tombée dans le regard où brillait le sourire du jônin aux cheveux argentés, qui m'a applaudi un peu plus fort une fois que mes yeux s'étaient connectés au sien. Et le rythme de ses mains n'a fait que cimenter le coup de foudre que j'ai eu pour lui.

J'avais pensé d'abord à une simple histoire de respect. Comment ne pas respecter l'un des plus grands ninjas de notre ère ? Surtout, le fait d'avoir atteint le même rang que lui me donnait une impression d'égalité, et pendant quelques temps, je me suis sentie forte et soutenue, juste par le claquement de ces fichus applaudissements. J'avais tellement aimé cette sensation de tourbillon dans mon ventre et mon cœur, cette impression légère et forte à la fois, qui incite au sourire naturellement sur les lèvres, aux rougeurs automatiquement sur les joues.

Mais ces sensations se sont prolongées jusqu'à chaque infime moment où j'ai croisé le Ninja Copieur par la suite. Et j'ai su que mon corps avait enclenché ce mécanisme étrange qui consiste à devenir incroyablement stupide devant une personne en particulier, lorsqu'on se met à ressentir ces choses. Et que le corps se fiche bien de connaître cette personne, ou de se soucier de son rang, de son nom ou de son visage. Ou du fait que ce soit mon voisin. Non, le corps n'en fait qu'à sa tête.

Je sais qu'il habite à côté de chez moi depuis longtemps, mais d'abord par timidité et intimidation, je ne l'ai jamais approché et à peine parlé avec lui. Puis après être devenue jônin, il s'est mis à tomber sur moi chaque fois que je suis sortie de mon appartement, et je sais que la timidité et l'intimidation ne sont plus les seuls à jouer sur ma volonté de le fuir, pour éviter de montrer à Kakashi Hatake que sa voisine récemment promue jônin est en réalité qu'une faible kunoichi pleurnicheuse et à présent déprimée par l'absence d'un simple chien.


Et maintenant, je tombe dans son unique œil noir, profond et indéchiffrable. J'ai une étrange sensation qui s'empare de mon être ; au-delà du courant électrique qui vient de traverser mon cœur, je ne peux m'empêcher de penser que cet œil est semblable à celui de mon chien, bon sang.

Et pas que. Sur le coup de la confusion, je ne réponds pas à la question de mon vis-à-vis et me contente de le laver de mes yeux, la bouche stupidement grande ouverte.

Je ne l'ai vu que très rarement sans son bandeau frontal. Et je ne peux qu'admirer la façon dont ses cheveux argentés retombent en mèches sauvages sur son front, et sur cette paupière fermée par la cicatrice longiligne qui – oh mon dieu – est identique à celle que porte Epouvantail. Je suis en train d'observer à quel point le nom que j'ai donné à ce chien est probant, et ça ne fait qu'appuyer le trouble dense qui court à cet instant dans chaque partie de moi. Et je ne sais pas si ce sont mes inquiétudes qui me font gravement délirer, mais j'ai la nette impression qu'il sent fort le chien.

La voix grave de mon voisin me sort immédiatement de mon désarroi, presque violemment, au point d'en sursauter. Malgré le masque qui recouvre la moitié de son visage et l'un de ses yeux fermés, je peux aisément lire la trace de l'inquiétude sur son expression tandis qu'il me demande une nouvelle fois si je vais bien.

A vrai dire, je sais pas.

C'est ce que j'aimerais lui répondre. Mais c'est mon voisin. Je ne le connais pas. Je ne vais pas lui dire toutes les étrangetés qui errent dans mon crâne en ce moment même.

A la place, je m'efforce d'afficher un sourire et de lui répondre que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, en me retenant d'hurler lorsque je remarque qu'il a toujours ses grandes mains gantées sur moi.

Je vois son œil se plisser en un sourire invisible, et mon cœur entame une chute libre dans ma poitrine. J'ai envie de me frapper. J'ai l'impression d'être redevenue une de ces adolescentes ridicules qui gloussent stupidement devant le moindre mâle qui passe par là. Je ne le connais pas, je ne le connais pas. C'est ce que j'essaie de faire rentrer dans mon esprit brumeux.

Kakashi finit par me lâcher lentement, et j'ai l'impression d'inspirer ma première bouffée d'air depuis longtemps. Je me fige pourtant lorsqu'il me fait remarquer que j'ai l'air soucieuse, et je me demande alors si son fameux et terrifiant Sharingan fonctionne quand même à travers sa paupière entamée. Mais je me souviens que c'est un ninja, l'un des meilleurs même, et que lui mentir ouvertement serait loin d'être à mon avantage.

Alors je lui dis simplement la vérité. Mon faux sourire se fane et mes épaules s'affaissent lorsque je lui réponds que mon chien n'est pas rentré depuis quelques jours et que je m'inquiète pour lui. Je me garde de lui faire part de toute la dimension solitaire qui va de pair avec la disparition de ce fichu chien, de ce vide qui hante mon appartement et mon cœur que ce simple animal a rapidement réussi à combler par sa présence, pour le démanteler à nouveau en ne donnant plus un seul signe de vie depuis des jours.

Non, il n'a pas besoin de savoir que je suis une aussi piètre kunoichi, désemparée par la disparition d'un chien avec lequel elle a vécu depuis à peine moins d'un mois.

Je me sens extrêmement gênée quand même. Kakashi peut sûrement voir l'étendue de tous mes mots silencieux sur mon visage déconfit, et je m'attends déjà à ce qu'il me sermonne sur la maîtrise déplorable de mes émotions, scandaleuse pour la jônin que je suis censée être.

Mais l'homme devant moi ne fait rien de tout ça. Je le vois reculer légèrement et arborer une expression... affligée ?

Je crois que je me trompe à cause de son masque. Ce n'est pas plutôt de la colère ?

Dans le doute, je panique légèrement en lui demandant précipitamment s'il veut bien me prévenir s'il voit un chien dans les parages avant de le contourner et de foncer presque vers la porte de mon appartement.

Mais sa voix traînante fait à nouveau irruption dans l'air et je me stoppe net lorsqu'il me questionne tranquillement sur l'apparence de ce fameux animal.

Je me retourne presque mécaniquement vers lui et cette fois, j'affiche clairement ma mine éberluée. Alors, il n'est pas en train de me juger ?

J'ouvre finalement la bouche et m'apprête à bégayer une description sommaire d'Epouvantail mais je m'abstiens au dernier moment. L'image du canidé s'impose soudainement dans mon esprit et je souris doucement en me disant que, décidément, il ressemble à l'homme qui se tient devant moi.

Et je me dessèche littéralement lorsque je réalise que je viens de dire ça à voix haute.

Dieu, cette ressemblance me perturbe tellement que j'ai cru un instant parler à Epouvantail, à qui j'ai pris cette satanée mauvaise habitude de parler ouvertement de tout ce qui passe dans mon pauvre petit crâne.

J'ai envie de m'enterrer.

Mais le rire clair de Kakashi Hatake qui s'élève soudainement sur le palier m'empêche de creuser un trou pour ma sépulture ici et maintenant. Même s'il me donne l'impression d'avoir reçu un coup de pied dans l'estomac tant je ne m'attendais pas à une telle réaction, je ne peux m'empêcher de penser qu'il s'agit là d'une chose très agréable à écouter. Je viens d'entendre le Ninja Copieur rire simplement, et cette information stupide qui m'arrive au lentement au cerveau suffit à faire fredonner mon cœur. Ce que je me trouve bête, bon sang.

Le Ninja Copieur finit par chantonner – parce que sa voix lente et grave me donne cette impression – d'un ton amusé que s'il croise par hasard un chien qui lui ressemble, il viendra frapper à ma porte. Bien que je trouve cette dernière idée aussi tentante qu'affreusement perturbante, je ne peux m'empêcher de penser au premier abord qu'il est en train de se moquer de moi.

Mais en le regardant, la façon nonchalante dont il s'appuie tranquillement sur le mur en me parlant et cet œil si joliment plissé, je comprends d'une manière qui fait bondir mon cœur qu'il est sincère et que sa voix ne déborde d'aucune once de cette hostilité qui traîne éternellement dans toutes celles des autres jônin que j'ai l'habitude de fréquenter à mon insu.

Et c'est un sentiment étrange de ne pas se voir humilier par les mots d'autrui, mais de plutôt sentir une voix caresser la peau d'une douceur conciliante, calme et réconfortante, qui ne vibre pas d'orgueil et de suffisance et qui, pour la première fois, ne me fais pas sentir comme une moins que rien en face de quelqu'un.

J'en ai presque envie de pleurer.

Je lui adresse alors un nouveau sourire, vrai cette fois, qui reflète l'éclat lumineux qui illumine mon âme à cet instant. Je le salue timidement avant d'enfin m'engouffrer dans mon appartement.

Je reste un moment adossée contre le bois de la porte fermée derrière moi, souriant bêtement au vide qui hante mon appartement.

Je reviens vite à la réalité en découvrant une fois de plus l'absence écrasante d'Epouvantail entre ces murs insipides, mais je sens que mon cœur est mystérieusement moins lourd, tout d'un coup.

Oui, je crois bien que je suis redevenue adolescente.


*


Un autre soir, je rentre d'une nouvelle mission. J'en enchaîne beaucoup en ce moment, et même si la compagnie constante de mes horribles coéquipiers est psychologiquement éprouvante, c'est toujours mieux que de supporter la vacance aride de mon appartement.

J'arrive rapidement sur mon palier baigné dans l'obscurité du soir, pressée de rejoindre mon lit et des rêves de compagnie qui vont avec. Je remarque d'ailleurs en tournant la clé dans la serrure qu'il manque le faisceau de lumière sous la porte de mon voisin ; il ne dissimule généralement pas son chakra lorsqu'il est chez lui et l'absence de cette sorte de chaleur lourde et orageuse que je sens souvent lorsqu'il est là m'indique que le Ninja Copieur a de nouveau quitté son appartement pour une durée indéterminée.

Je ne sais pas si je devrais m'inquiéter de me soucier autant de son absentéisme alors qu'on ne s'est réellement parlé que deux ou trois fois, être heureuse ou affligée du fait de ne plus avoir à le croiser subitement à nouveau chaque fois que je sors de chez moi. Franchement, je ne sais pas. Tout ce qui est clair, c'est que j'ai un grand rapport de mission à rédiger pour demain et que je suis exténuée.

Je m'écroule sur le petit bureau mal rangé qui habite mon salon en quête de courage pour mon rapport, mais je sens que je m'enfonce très vite dans le sommeil. Je crois vraiment que j'ai abusé des missions, ces derniers jours.

Je voyage dans un monde vague et indistinct pendant quelques temps, entrecoupé par quelques périodes de lucidité au milieu du fouillis de mon sommeil, avant de sentir quelque chose me chatouiller la jambe. Je ne prends même pas la peine d'émerger pour balayer ce qui doit être une bestiole de la main ; mais mes doigts rencontrent un objet plus volumineux qu'initialement présumé. C'est plutôt doux, même soyeux, c'est chaud et vivant, et...

Je sursaute. Je suis bien réveillée, cette fois, lorsque je pousse un petit cri de surprise en comprenant qu'il ne s'agit pas d'une petite bestiole du tout, et je saute brutalement de la chaise sur laquelle je m'étais assoupie en la renversant dans un même geste.

Epouvantail.

Epouvantail est devant moi. Il est assis sagement, remue la queue et me regarde de son petit œil noir et malicieux, comme si de rien était.

J'en crois pas mes yeux.

Je me précipite sur le chien argenté qui recule légèrement de surprise, mais il se laisse avec plaisir prendre dans mes bras.

Non, je ne rêve pas. Ce chien est bien vrai, bien vivant, en bonne santé au creux de mes bras, si bien qu'on dirait que son poil n'a jamais autant brillé de son magnifique éclat d'argent.

Oh mon Dieu. Il est bien là.

Je crois que je suis en train de l'étouffer sous mon étreinte, mais le canidé ne proteste pas et je crois que je m'en fiche un peu. J'ai besoin de sentir qu'il est bien là, qu'il existe vraiment, que ma solitude semble bel et bien s'envoler doucement à mesure que je m'en rends compte et du sentiment serein que cela me procure. Dieu, ce chien est un véritable magicien pour parvenir à régler l'un des plus grands soucis de ma vie par sa simple présence.

Puis, une fois la surprise et le bonheur premier passé, je me recule et scrute Epouvantail d'un regard sévère. Il semble directement détecter ma colère parce que je le vois baisser ses oreilles et se recroqueviller d'un air coupable.

Il est vraiment trop mignon, et la beuglante que j'avais soigneusement préparée meurt dans ma gorge à l'image d'un ballon qui se dégonfle. Je me contente donc de lui sourire doucement, en le caressant affectueusement sans manquer de lui dire tout de même à quel point il m'a inquiétée, à quel point il m'a manqué, à quel point il a pris une place si grande dans mon cœur pour me mettre dans tous mes états à cause de lui.

Et lorsqu'il appuie gentiment sa tête contre la paume de ma main pour ensuite m'observer de son œil sombre et tombant d'un regard adorateur, je comprends une fois de plus pourquoi je préfère passer mon temps avec ce chien plutôt que le reste du genre humain.


*


Je n'ai pas réussi à en vouloir à Epouvantail très longtemps. J'ai tenté de l'ignorer, de le pousser de mon lit lorsqu'il est venu se blottir contre moi de cette façon que j'aime tant.

Bien sûr, je n'ai pas réussi. J'ai capitulé lorsqu'il a commencé à me léchouiller le visage en couinant, et je n'ai pas pu m'empêcher de l'attirer contre moi comme la grosse peluche qu'il est. J'ai murmuré longtemps dans le noir de ma chambre, pour lui raconter ces dernières journées sans lui, pour lui avouer comme j'étais triste lorsqu'il n'était pas là, pour lui dire que j'étais heureuse qu'il soit revenu et que je voudrais qu'il ne reparte plus jamais. Je lui ai demandé ce qu'il avait fait pendant tout ce temps, où est ce qu'il avait traîné, ce qui avait bien pu le retenir, en sachant très bien qu'il ne pouvait formuler aucune réponse. Mais sa présence contre moi et ma voix rouillée par le sommeil qui volait dans la pénombre m'ont enfermée dans une bulle sereine où je n'ai plus pensé une seule fois au poids atroce de l'isolement dans lequel je baigne depuis toujours.

Je me demande quand même ce qu'il a bien pu trafiquer ces derniers jours. Malgré le temps humide en cette pleine saison d'automne, il ne s'est pas engouffré dans mon appartement en étant plein de boue ; soit il sait vagabonder entre les gouttes de pluie, soit il a dû trouver un abri. Mais si c'est le cas, je me demande pourquoi il n'a pas pris pour refuge mon chez moi.

Mais ces questionnements demeurent en suspens et j'oublie mes préoccupations en m'occupant à nouveau de cette boule de poils qui anime si tranquillement ma vie. En quelques heures à peine, c'est comme s'il n'était jamais parti. Je me demande souvent quelle est cette étrange magie que cet animal dégage, pour m'apaiser juste par son existence. Et il n'y a pas de réponse, simplement un sentiment placide et omniprésent qui survient et qui m'encercle grâce à lui. Et ça me suffit bien.

En ce jour de repos bien mérité, je suis sortie faire quelques emplettes au marché de Konoha. J'ai demandé à Epouvantail s'il voulait m'accompagner, mais il est resté scotché sur l'un des tomes Icha Icha que j'ai laissé trainer sur le canapé, bizarrement ouvert sur une scène plutôt... osée. C'est bizarre, je ne me souviens pas m'être arrêtée là, mais lorsque ce chien est là, je ne fais plus vraiment attention à ce qui semble étrange ou non.

Cela fait longtemps que je n'étais pas sortie aussi sereine. Sur la route, j'ai croisé Genma, et lorsqu'il m'a vu le saluer avec un grand sourire, mon gentil coéquipier s'est arrêté quelques secondes pour me regarder avant d'en esquisser un lui aussi, un peu de travers à cause de son éternel senbon.

Je crois que c'est grâce à Genma Shiranui que ces derniers longs enchaînements de missions sont restés supportables. Il est vraiment de bonne compagnie, assez protecteur avec moi lorsque les autres commencent à me trouver toutes sortes de raisons pour m'en vouloir, et je me surprends souvent à rire assez facilement à ses blagues stupides pour détendre l'atmosphère, à apprécier lorsqu'il se tient à côté de moi comme s'il était une barrière défensive qui viendrait dissuader les jugements sévères des autres à mon encontre.

Je crois qu'il est en train de devenir un ami. Et c'est un concept très étrange pour moi.

Genma a passé le reste de l'après-midi avec moi, traînant nonchalamment à mes côtés pendant mes achats, discutant de tout et de rien d'une telle manière que le temps a semblé défiler à toute vitesse. J'avais à peine remarqué que nous avions déambulé simplement dans les rues pendant des heures lorsque le soleil a commencé à se coucher, et quand nous sommes arrivés devant mon immeuble – est-ce que c'est ça, se faire raccompagner ? -, il m'a demandé en se grattant machinalement l'arrière du crâne s'il voulait bien qu'on se revoie un de ces jours, juste comme ça.

Si je ne m'étais pas retenue, j'aurais explosé de joie. C'est la première fois qu'on me faisait comprendre qu'on aimait passer du temps avec moi, au point qu'on me demande si on peut recommencer.

C'est toute joyeuse que je passe la porte de mon appartement en chantonnant. Epouvantail vient m'accueillir comme à son habitude, mais il se fige lorsqu'il commence à me renifler les pieds sur le paillasson. Il grogne légèrement en me lançant un regard qui semble réprobateur, et je ris de sa réaction étrange. Comme ce chien est insolite, vraiment.

Je ne fais pas très attention, ma tête est encore en plein dans les souvenirs de la bonne après-midi que je viens de passer, lorsque Epouvantail me sort de ma rêverie en me mordillant le mollet. Je lâche un petit cri de surprise avant d'interroger le canidé d'un regard méfiant. Qu'est-ce qu'il lui prend ?

Je me dis qu'il doit être simplement mal luné. Je me dirige dans la cuisine en fredonnant toujours, et j'entame la préparation de notre repas du soir – je ne trouve même plus ça étrange, à ce stade. Epouvantail continue de flairer chaque centimètre carré de mes jambes en grognant, et lorsque je commence à lui raconter mécaniquement mon après-midi et que je mentionne Genma, il gronde un peu plus fort. Je l'observe me tourner le dos d'un regard mi-stupéfié mi-amusé, avant qu'il ne disparaisse dans le salon d'un pas ridiculement maniéré qui me fait mourir de rire, et je l'entends grogner une fois de plus en réponse.

Epouvantail a boudé toute la soirée.


*


J'ai souvent vu Genma les jours suivants. Bizarrement, il semble toujours se trouver sur mon chemin chaque fois qu'il me prend l'idée de sortir de mon appartement, et contrairement au Ninja Copieur, il ne m'intimide pas assez pour que je me retrouve à prendre mes jambes à mon cou. Je crois qu'on commence à devenir de bons amis.

Mais à chaque fois, Epouvantail semble sentir immédiatement l'odeur du jônin au senbon sur moi, et il me refait ce drôle de manège ; c'est-à-dire me tourner le dos et m'ignorer pendant des heures. Ce qui me surprend le plus dans ces moments-là, c'est qu'il arrive même à ignorer le bol de soupe au miso et aux aubergines fumant que je lui tends pour l'appâter. Je ne comprends pas pourquoi il réagit comme ça, mais qu'est-ce que sa moue boudeuse et étrangement expressive pour un chien me fait rire. Je ne m'en lasse pas.

Il finit toujours par revenir vers moi lorsque vient l'heure de dormir. Il semble affectionner presque autant que moi ce moment où je le prends dans mes bras et qu'on vient saluer le sommeil tous les deux dans l'obscurité fraîche de ma chambre baignée dans l'air nocturne des soirs d'automne qui passe par la fenêtre. Il pose sa truffe contre mon ventre et je le sens parfois s'endormir comme un bébé contre moi, comme s'il n'avait jamais aussi bien rêvé de toute sa vie. Ça m'attendrit toujours autant, et je me surprends à sentir mon cœur se fendiller d'affection encore et encore pour cet animal lorsqu'il se met à geindre doucement dans ses songes et quand je passe doucement mes doigts dans sa belle fourrure.

La vie poursuit son cours, et même si je le crains souvent, Epouvantail n'est jamais reparti. J'ai le cœur lourd chaque fois que je rentre après une mission, de ne peut-être pas voir mon âme apaisée par la présence sereine du canidé, mais jusqu'ici, il est toujours venu gambader autour de mes pieds chaque fois que j'ai passé la porte.

Un soir vient, où pour la première fois de ma vie, je reçois quelqu'un chez moi.

Epouvantail m'observe d'un œil sceptique courir partout dans l'appartement, balai et casseroles dans les mains. Je suis toute retournée, et je retourne tout autour de moi d'ailleurs ; je ne sais pas ce que c'est de recevoir des invités, et je stresse un peu, à vrai dire. Epouvantail aboie doucement, comme pour me demander ce qu'il m'arrive.

Et je lui dis que Genma vient manger ici.

Je vois le poil du chien argenté s'hérisser sur son dos ; il grogne profondément avant même que je finisse ma phrase. Le fait que j'ajoute que Genma est un bon ami et que je suis heureuse de le recevoir ici ne semble pas arranger les choses ; c'est même pire au moment où j'avoue que cette soirée en tête à tête avec mon coéquipier me fait particulièrement plaisir.

Je commence à m'énerver un peu. Qu'est-ce qu'il lui prend, à ce chien ? Une pensée étrange me traverse, lorsque j'interprète le comportement du canidé comme celui de quelqu'un atteint d'une profonde jalousie. Je secoue la tête pour me rafraîchir les idées, mais cela ne change rien à la colère manifeste d'Epouvantail qui commence à réellement me taper sur le système. Après une heure à grogner sans interruption tandis que je me démenais pour calmer le stress qui bouillait au fond de moi, je finis par éclater et hurle au chien argenté de sortir d'ici pour me laisser de l'air, parce qu'encore heureux que j'ai le droit de faire ce que je veux, que ce n'est pas lui et sa bouille de beau clébard qui viendra me dicter mes choix, et surtout entacher le bonheur de me voir enfin avoir un minimum de vie sociale avec l'un de mes congénères humains, qu'il ne parviendra jamais à remplacer ça envers et contre tout, qu'il ne restait qu'un chien, un pauvre chien.

Epouvantail semble légèrement choqué lorsque je finis de cracher tout ce qu'il se trouve au fond de moi, avant que ses oreilles ne s'abaissent tristement sur sa tête et qu'il ne se retourne pour s'éloigner d'un pas las. Je regrette immédiatement ce que je viens de dire, mais il ne peut pas le comprendre, ce n'est qu'un chien, non ?

A force, je sais très bien que cette excuse n'est plus valable et que cet animal est bien plus que ça. Mais pour m'assurer que je ne suis pas en train de devenir folle, j'essaie d'atténuer la petite voix qui vient me susurrer cette vérité doucement à mon oreille.

Je ne sais pas à ce moment-là qu'Epouvantail allait disparaitre à nouveau.


*


La soirée se passe bien. Je sens que j'ai angoissé pour rien. Pourquoi stresser lorsqu'on invite chez soi un simple ami ?

Sûrement parce qu'avant ça, je n'ai jamais su ce que c'était que d'avoir un ami. Du moins, un ami humain.

Genma est toujours aussi drôle et détaché. Non, vraiment, il n'y avait aucune raison de stresser.

Jusqu'à ce qu'à ce moment, alors qu'on est en train de boire un verre de saké pour digérer, où une discussion gênante se met à être engagée.

Genma me demande si... Eh bien, si j'ai quelqu'un.

Je ris d'abord très fort, pensant que c'est une bonne blague. Non, sérieusement, alors que j'ai tant de mal à simplement sociabiliser avec d'autres humains, comment peut-il imaginer que je puisse franchir ce genre de stade avec quelqu'un ? J'ai trouvé ça très drôle.

Mais lui, apparemment pas. Il me regarde avec de grands yeux m'esclaffer, et ça me refroidit immédiatement. Je me gratte la tête d'un geste gêné et lui répond que non, en me retenant de dire que je ne vois pas qui voudrait de moi. Ça ne fait pas très confiant, ça. Et je n'ai pas envie qu'il me voie comme plus faible que je ne le suis déjà.

Le jônin à mes côtés hoche la tête et change radicalement de sujet. Ça me déstabilise un peu, mais je ne peux pas dire que ça ne me soulage pas.

Il me parle alors d'un certain chien gris qu'il a vu traîner en bas de mon immeuble et me demande si c'est le mien. Je remarque qu'Epouvantail n'est effectivement pas dans mon appartement, et que oui, ça devait être lui.

S'engage alors une longue conversation sur mon chien. Ou plutôt, un monologue. Je raconte à Genma l'étrangeté adorable qu'est mon compagnon canin, et l'homme au senbon m'écoute attentivement tout du long tandis que je souris en lui révélant ce qu'étaient ces dernières semaines dans cet appartement en compagnie du chien argenté. Il sourit lui aussi en voyant mon engouement à parler de l'animal, et je crois que ça me fait plaisir.

Je me rends compte que je monopolise la conversation et je finis par me taire, même si j'aurais encore tant de choses à raconter. Mais il me semble que pour qu'une amitié se passe bien, il faut laisser la parole à l'autre en temps voulu.

Mais Genma me pose des questions auxquelles je réponds avec enthousiasme.

Et il finit par faire remarquer que le chien qu'il a vu tout à l'heure ressemble beaucoup à Kakashi Hatake.

Je bloque quelques secondes sur ce qu'il vient de dire. Alors comme ça, je ne suis pas la seule à le penser ?

De la façon la plus étrange qui soit, la conversation dérive sur le Ninja Copieur. Je ne sais pas si ça me fait plaisir ou si ça me gêne, étant donné mes sentiments débiles pour ce dernier et la drôle de question que Genma m'a posée vis-à-vis d'une prétendue relation que je n'aurais vraisemblablement jamais.

Genma dit qu'il connait un peu Kakashi, depuis l'enfance même. Mais pas vraiment, en fait, finalement. Parce que l'homme aux cheveux argentés est quelqu'un de secret et de distant, qu'il n'a pas l'air de se faire à la joie du monde, qu'il se retire souvent comme un animal blessé, qu'il ne sait pas s'y faire avec les autres. Je me demande pourquoi Genma me dit tout ça, jusqu'à ce qu'il finisse par avouer que mon voisin et moi, finalement, on se ressemble.

Mon coéquipier esquisse un sourire en coin en me voyant pâlir subitement.

Puis il me pose une question à laquelle je ne m'attendais pas. Ou peut-être que si. Je ne sais pas.

Tu l'aimes bien, hein ?

De blanche, je vire au rouge. Qu'est-ce que c'est ? Un genjustsu ? Genma sait lire dans les pensées ? Ou alors je suis trop prévisible ? Trop simple à déchiffrer ?

Sûrement, parce qu'il peut à présent aisément lire la réponse sur mon visage.

Et Genma continue de me torturer en arborant un simple sourire victorieux lorsqu'il me voit bafouer en cherchant mes mots.

Je me sens bête. J'explose et finis par lui expliquer que je n'ai aucune raison de ressentir ce genre de choses, que je ne le connais même pas, que je sais à peine ce que c'est que l'amitié et que ce qui vient au-dessus de ça est déjà bien trop lointain et impalpable pour moi.

Mon coéquipier ne m'interrompt pas une seule fois tandis qu'il m'écoute attentivement, un sourire satisfait toujours scotché sur ses lèvres. Lorsque je termine enfin de lui avouer mes faibles raisons, il se contente de se lever, de me remercier pour la soirée et de se diriger vers la porte. Décontenancée par ce départ plus que rapide, j'ai simplement le temps de me lever à sa suite pour le saluer.

Et avant de refermer la porte derrière lui, il me dit que je connais peut-être plus Kakashi Hatake que je ne le crois.

Et que contrairement aux idées que j'aurais pu me faire pendant quelques temps, il n'était pas venu ce soir dans l'objectif de me draguer.

C'est le rouge aux joues et en étant plus éberluée que je ne l'ai jamais été que la porte de mon propre appartement se referme sur les mystérieuses révélations de mon nouvel ami – et qui je le sais parfaitement dorénavant, le restera.


*


Revient cette période creuse où je ne fais qu'errer dans mon appartement vide en quête du moindre poil gris qui pourrait me rappeler une quelconque présence chaleureuse.

Je croyais en avoir définitivement fini. Je pensais ne plus avoir à le chercher partout.

Je m'en veux. Et si avoir crié sur mon chien l'avait définitivement fait fuir ?

Je suis restée quelques jours comme ça, à guetter par la fenêtre son retour, en pensant qu'il reviendrait comme une fleur à la façon dont il l'avait fait la dernière fois.

Puis les semaines sont passées, et toujours rien. L'inquiétude viscérale qui a pris le creux de mon ventre pour habitat est devenue presque une partie de moi. Je me sens triste, encore et toujours, pour ce simple animal. J'ai pensé quelques fois au fait qu'il était peut-être mort quelque part, attaqué par un animal plus fort que lui, de faim, de froid ou de soif. Ces sombres pensées me traversent souvent les soirs de pluie, lorsqu'il fait sombre et humide et que la solitude revient me torturer comme elle l'a toujours fait.

J'ai vu quatre fois le faisceau de lumière s'allumer sous la porte de mon voisin. La joie stupide que m'ont apporté cette présence mutique a vite été remplacée par la déception de ne pas voir l'homme aux cheveux gris sortir en même temps que moi comme il le faisait auparavant. Et puis, je me suis dit que j'étais stupide, et après être rentrée de ma mission le lendemain, le faisceau de lumière s'était éteint.

Ça fait deux semaines qu'il ne s'est pas rallumé. Et deux semaines de plus qu'Epouvantail me manque.


*


Il pleut encore.

Je scrute les environs, perchée sur la branche fébrile qui me maintient en hauteur malgré tout. Avec le temps et l'expérience, j'ai appris à ignorer l'inconfort des vêtements trempés qui collent à la peau, à ne plus craindre la maladie qui pourrait venir frapper dans les jours suivants.

Je vois les feuilles des arbres autour de moi doucement s'agiter. Je sens la présence de mes coéquipiers qui, tout comme moi, guettent le moindre indice qui pourrait révéler la présence de nos adversaires. Leur omniprésence m'oppresse, mais je m'obstine à me convaincre qu'ils restent mes compagnons de combat, qu'ils sont là pour me soutenir, même si je n'en ai jamais vu la couleur. Genma n'est pas là et son absence se fait sentir ; je suis contente que Tsunade lui ait enfin accordé un temps de repos après sa vilaine blessure, mais j'aurais aimé avoir quelqu'un sur qui m'appuyer dans cette mer d'hostilité et de pluie tout autour de moi.

Une branche craque et je sursaute. Je me retourne en sentant une présence derrière moi, avant de ranger mon kunaï en comprenant qu'il ne s'agit que d'un de mes coéquipiers.

Ce dernier me dit que nos ennemis ne semblent pas décidés à sortir de leur trou. J'acquiesce simplement. Parce que même si j'avais le courage de répondre quoi que ce soit, je sais que ça ne lui aurait suffi pour lui donner une raison valable de me martyriser.

Mais à mon plus grand étonnement, il a une attitude mielleuse. Il s'approche sur ma branche et s'excuse maladroitement de certaines choses qu'il a pu me dire ou faire. Ma garde faiblit, et je le regarde avec étonnement débiter ses regrets, tandis que mon esprit s'invente déjà un futur proche où je serai enfin à l'aise avec mon équipe, où je ne craindrai pas de me faire humilier, où je sortirai de chez moi avec le sourire de voir une nouvelle belle journée commencer.

Et puis, je comprends. Et je vois trop tard le sourire mesquin qu'il a gardé au coin des lèvres.

Parce qu'en s'avançant, il frappe subitement la branche sur laquelle je me tiens au bout, qui craque sur le coup.

Et je tombe. Mon cœur saigne un peu de réaliser que je suis encore si naïve, mais je retourne à la réalité très vite.

Parce qu'en voyant un tel mouvement de notre côté, nos ennemis tapis dans l'ombre sortent à leur tour sous les torrents de pluie.

Mon unité ne vient pas m'aider alors que je lutte contre trois shinobi étrangers qui me tombent dessus. Mais je joins mes mains pour composer des mudra et entre les gouttes de pluie qui s'abattent, mes kunaï luisent, et la tête haute, j'y parviens.

Je crois que c'est à cause de la colère. Non, c'est grâce à la rage. Elle enflamme mes poumons, s'écoule dans mes veines, me fait serrer les dents. Elle s'appuie dans mes bras qui bougent avec plus de force et de souplesse et frappent avec plus de précision que je n'en ai jamais eu. Et ça fait un bien fou, d'éclater de la sorte. Parce que pour la première fois, je me sens forte.

Mes ennemis sont à terre avant que mon esprit reprenne contenance. Je me retourne et je vois mes coéquipiers sur la terre ferme eux aussi, qui me contemplent d'un air médusé.

Je comprends alors que ma colère n'a jamais pris naissance à cause de nos adversaires. Je comprends qu'elle est plus ancienne, qu'elle avait été jusque-là endormie, et qu'elle s'est réveillée juste à l'instant. Qu'elle s'est amplifiée en les voyant, ceux qui me font vivre un calvaire depuis presque un an.

Avant que je ne comprenne que mes jambes ont avancé, je sens la mâchoire de celui qui m'a fait tomber se fendre sous mon poing. Je jubile de l'effet que ça me fait, de le voir baigner dans la boue comme lui m'a souvent regardé avec dédain en me voyant à la même place. Je lève les yeux et fusille du regard nos spectateurs, ceux qui ne valent pas mieux que lui et qui reculent en voyant le feu dans mes yeux.

Je n'ai pas besoin de crier. Je n'ai pas besoin de faire plus. Je laisse l'homme tremper dans les vestiges de la tempête, qui m'observe avec une peur qui me fait plaisir et qui se reflète dans ceux des autres, alors que je me retourne et m'éloigne sous les torrents de pluie.


*


J'entre en titubant. Les traces de boue que laissent mes semelles sur mon parquet me rappellent un peu la façon dont les pattes d'un certain chien ont eux aussi tapissé le sol il y a quelques mois.

Je m'effondre dessus. Je sens l'euphorie malsaine de mes derniers gestes s'éteindre, avant qu'il ne reste plus que la honte, le froid et la mélancolie. La colère est trompeuse ; elle vous fait sentir fébrile et fort, vous fait commettre des choses que vous n'auriez jamais fait en temps normal. Mais après qu'elle soit passée, vous vous rendez compte que vous êtes qu'un faible qui s'est laissé manipuler par l'un des élans de cette bassesse humaine.

Je me sens vide. La joie d'avoir enfin pu remettre ces gens à leur place se mêle à la honte d'en être allé jusqu'à en frapper un, et ces deux sentiments additionnés créent une sorte de désarroi creux qui me rend apathique et épuisée.

J'ai encore envie de pleurer, je ne sais même plus pourquoi. Mais les larmes ne coulent pas.

Jusqu'à ce qu'une silhouette canine apparaisse dans mon champ de vision, et qu'un éclat d'argent s'impose au coin de mon œil.

Ma joie de le revoir n'explose pas. Je sens un peu de douceur et de chaleur s'insinuer dans le creux de mon estomac, ouvrant ainsi la barrière de mes larmes qui se mettent à tomber librement. Je me contente de prendre l'animal qui m'observe avec inquiétude dans mes bras, de sentir son poil trempé contre le tissu de mes vêtements imbibés d'eau eux aussi, de réaliser qu'il est bien à nouveau là, que je ne rêve pas.

Ma voix tremblante fend l'air, mais cette fois, ce n'est pas pour lui étaler mes humeurs qui tournoient à l'intérieur de moi.

Je lui parle à lui. Réellement. Je pleure en lui disant qu'il a dû se sentir tellement seul, tout ce temps. Si seul, qu'il a dû se demander à quoi il servait, à quoi bon exister, puisque personne ne lui avait jamais lavé le poil, puisque qu'aucun n'avait pensé à lui donner de la soupe au miso. Je lui murmure que j'aime faire ça moi, que j'aimerais être là pour lui tout ce temps, pour que jamais, au grand jamais, il ne ressente cette amertume qui ronge l'âme et qui rend les cœurs froids. Je lui assure que les gens odieux et égoïstes ne l'approcheront plus jamais, parce que je sais qu'il en a vus. Qu'il n'aura plus jamais faim et froid, qu'il ne sera plus jamais triste et seul. Parce dans son œil noir, je les ai souvent vus se balader, ces blessures ouvertes par l'abandon. Je lui dis que j'aimerais les panser en même temps que les miennes, que j'aimerais conjurer mes peurs et les siennes. Que se sentir faible et coupable n'est qu'un mirage, qu'il n'y a rien de plus bon que d'être vrai et soi, à l'image de ce chien que je tiens dans mes bras.

Je lui révèle tout. Que moi aussi, je me sens si seule. Coupable de choses qui ne m'appartiennent pas, que je ne comprends même pas. Que j'aimerais savoir m'ouvrir, pour avoir des amis, des gens sur qui compter. Que je me demande parfois si mes efforts servent à quelque chose, si je ne ferais pas mieux de m'enfoncer dans les ténèbres. Que j'aimerais être droite et forte, savoir rire et parler comme on respire. Que j'aurais voulu dire aux gens que j'ai besoin d'eux. Que j'aurais aimé avouer à Kakashi Hatake que je l'admire peut-être un peu trop.

Epouvantail tremble un peu, lui aussi. Je le sens lorsqu'il pose doucement son museau sur mon épaule. Envers et contre tout, je sens qu'il comprend. Comme toujours. Et que les mots bancales et flous que j'articule réveillent quelque chose dans son esprit bien trop brillant pour celui d'un chien.

Je me fiche bien de la boue dont nous sommes couverts tous les deux lorsque je m'enferme sous mes couvertures, avec lui dans mes bras.

Et pour la première fois depuis des semaines, je m'endors sans sentir les morsures de mon chagrin ronger ma peau, simplement avec la pluie de la fourrure d'argent contre moi.


*


C'est en entendant un bruit sourd que je me réveille.

Je n'ai pas le temps d'émerger ; je distingue du mouvement dans la pièce à vivre et mes instincts de ninja se mettent immédiatement en alerte. J'analyse prestement la situation : de une, Epouvantail n'est pas dans la chambre avec moi.

De deux, il y a un chakra dense dans mon salon. Fort et... inconnu.

Je sens une légère panique monter, mais les années d'entrainement me permettent de la réprimer rapidement.

Je me lève comme une ombre, le cœur battant, et me place silencieusement derrière la porte qui me sépare de l'individu clandestin qui erre chez moi en ce moment même. Je tends l'oreille et j'entends quelques grognements, des bruissements de tissus que l'on froisse.

Je prends une grande inspiration, avant de me décider d'ouvrir la porte en trombe et de débouler dans mon salon, un kunaï en main.

Et je tombe sur la vision la plus irréaliste qu'il soit.

Kakashi Hatake.

Kakashi Hatake, complètement nu, qui ramène rapidement un des oreillers de mon canapé devant son entrejambe et qui tente de compenser comme il peut l'absence de son masque par sa main, en me regardant de son œil unique et exorbité par la surprise.

Ma première réaction aurait été de crier. Mais cette scène semble m'avoir arraché la voix, et pendant quelques longues secondes, l'individu perturbateur et moi-même restons à nous regarder dans le blanc des yeux, médusés.

La première justification logique et rationnelle à cette situation saugrenue me parait évidente :

Je suis coincée dans un genjutsu.

Et je m'accroche à cette explication comme à une bouée qui me sauverait d'un naufrage en pleine mer. La pression redescend, ou remonte, je n'en sais rien. Parce l'aberrance de la situation me fait éclater d'un rire tendu, mais qui relâche mes nerfs à la fois, un rire nerveux et libérateur en même temps. Même le créateur de ce genjutsu doit me trouver l'air un peu fou, car la créature en face de moi ayant pris la forme de mon voisin me regarde comme s'il m'était poussé un troisième bras.

La panique revient, lorsque je réalise que quelqu'un a réussi à annihiler les sceaux de sécurité que je prends soin de vérifier tous les soirs, et qui me permettent de dormir sereinement. Mon rire s'étrangle dans ma gorge lorsque je comprends que pour une raison ou une autre, quelqu'un me tient prisonnière d'une hallucination, et que ce quelqu'un doit être fort, puisque le fuinjutsu est bien le seul domaine ninja où j'excelle.

En essayant de ne pas faire paraître mon angoisse montante, je m'adresse à la contrefaçon de mon voisin, toujours planté nu au milieu de mon salon, en lui disant d'une voix qui se veut assurée que je sais que je suis dans un genjutsu et que ce n'est pas comme ça qu'on arrivera à bout de moi – même si je ne le pense pas du tout.

Puis, la créature au visage de Kakashi Hatake semble ouvrir la bouche cachée derrière sa main et me répond d'une voix chevrotante que non, je ne suis pas dans un genjutsu, que tout ceci est bien réel et qu'il s'en excuse platement, d'ailleurs.

C'est étrange parce que pendant quelques secondes, j'hésite. Même si elle est empreinte de gêne, cette voix imite très bien celle de mon véritable voisin. Ce baryton profond m'électrise toujours le cœur au point que, même si je n'ai pas eu l'occasion de l'entendre souvent, je connais toutes ses nuances sur le bout des doigts.

Le pseudo-Kakashi devant moi semble profiter de ma confusion pour renchérir, et le doute qui s'installe en rythme avec sa voix si vraie me pousse à l'observer plus en détail.

Cet utilisateur de genjutsu est vraiment doué. Les cheveux d'argent indomptables ont été copiés à la perfection, très brillants malgré ce qui semble être des tâches de boue qui les maculent. L'œil d'un noir profond empli de gêne, qui me scrute avec hésitation, comme si ce sosie de Kakashi semblait peser le pour et le contre entre s'enfuir en courant et régler ses comptes avec moi. Ingénieux aussi, sa grande main qui cache le bas de son visage pour remplacer le masque qu'il porte habituellement toujours. J'en viens à la conclusion que l'auteur de cette illusion ne connait pas lui-même ce qui se trouve sous le masque du Ninja Copieur. Des rougeurs parsèment les pommettes de ce visage habituellement très pâle, et me conforte dans l'idée que ce genjutsu est une idée de génie pour me déstabiliser.

Puis mon regard descend doucement. Des épaules larges, une peau d'albâtre presque blanche à la lueur du jour, les muscles saillants des bras et du torse, et...

Oh mon Dieu.

Je tente de me débarrasser de l'embarras extrême qui me colle soudainement à la peau en m'exclamant d'une voix forte que c'est très immoral d'utiliser mon béguin stupide envers Kakashi Hatake pour me piéger de la sorte, et que si l'ennemi ici présent me voulait vraiment du mal, il n'avait qu'à montrer son vrai visage et m'affronter comme il se doit.

Je vois la copie de Kakashi écarquiller les yeux suite à mes mots, tandis que je réfléchis à qui pourrait être potentiellement au courant du fait que le Ninja Copieur me fait un peu craquer et ainsi l'utiliser contre moi.

Il y a juste Genma et Epouvantail. L'un est un ami et l'autre un chien. C'est tout simplement impossible. Qui m'en voudrait assez, de toute façon ?

Peut-être mon coéquipier à qui j'ai cassé la mâchoire hier ? Oui, c'est une raison valable, sauf que je sais qu'il est nul en genjutsu et qu'il ne sait rien de moi.

Le faux Kakashi bégaie un peu tandis que je croise fermement les bras sur ma poitrine. Je n'ai jamais été aussi déstabilisée de toute ma vie. Je me pince discrètement la peau de mon avant-bras pour me rendre compte que non, je ne rêve pas, et j'entends cette voix m'affirmer une fois de plus qu'il est bien réel et qu'il peut tout m'expliquer.

Je ne comprends rien.

Et je commence à envisager que oui, peut-être que je ne suis pas en proie à une illusion malsaine, et que Kakashi Hatake se trouve bien là, nu comme un ver au milieu de mon salon.

Et je blêmis. Très fort.

Raide comme un piquet, j'articule quelques mots d'une voix tremblante pour lui demander comment il peut prouver que c'est bien lui, le Ninja Copieur, le vrai, en espérant que mon potentiel adversaire se trahisse et m'épargne ainsi de la honte abominable qui sinon me poursuivra toute ma vie.

Et le baryton vibre. Et avec horreur, je l'entends me raconter le contenu de la dernière conversation que j'ai eu avec mon voisin aux cheveux argentés, celle où il m'a rattrapée dans l'escalier, où je lui ai parlé de mon chien, ce chien qui lui ressemble tant, lorsqu'il a ris quand je lui ai dit. Personne n'a pu entendre tous ces détails, au mot près, jamais.

Je veux trouver quelque chose pour réfuter l'évidence, pour m'enfoncer encore dans le déni qui m'aide un tant soit peu à essuyer le malaise monstrueux qui dégouline de chaque pore de ma peau.

Mais non. J'ai bien devant moi Kakashi Hatake, l'un des shinobis les plus redoutables de notre ère, l'homme pour lequel je fantasme depuis des mois et qui ressemble bien trop à mon chien, mon voisin à l'air torturé et secret qui me pousse à fuir mon palier chaque matin.

Nu, de la boue dans les cheveux, au milieu de mon salon.

C'est bien lui. Et ma méprise ridicule de ne pas l'avoir compris tout de suite ne fait que m'enfoncer encore plus dans une honte si dense qu'elle semble se solidifier dans l'air.

Et ma voix ressemble à une supplication lorsque je finis par enfin lui demander ce qu'il fout ici, pour l'amour du ciel.

D'une voix grave, il me conseille de m'asseoir avant qu'il ne commence son explication.

Et il me demande, le feu aux joues, s'il est possible que je lui donne quelque chose pour qu'il puisse se couvrir... en passant.


*


Je me triture machinalement les mains en me mordillant l'intérieur de la joue. Je ne sais plus si choquée ou déboussolée sont les bons mots pour décrire mon état d'esprit en ce moment même, et tout ce que je sais, c'est que Kakashi Hatake est actuellement dans ma salle de bains et que j'attends patiemment sur mon canapé qu'il soit plus... présentable, afin qu'il puisse me raconter les tenants et aboutissants de tout ce foutoir.

Puis je pense à Epouvantail. Je me mets à le chercher du coin de l'œil, même si cela fait un moment que je n'ai pas senti sa présence. Est-ce que j'ai rêvé son retour de la veille ? Non non, mes draps sont encore plein de la boue dont son poil était maculé. Alors où a-t-il bien pu passer ? La présence d'un étranger l'a peut-être fait fuir...

Mon souci pour mon chien s'estompe légèrement lorsque j'entends le cliquetis de la porte de la salle de bain qui s'ouvre.

Alors, on est là.

Kakashi Hatake est vêtu de mon peignoir de bain bien trop petit pour lui et maladroitement attaché autour de sa taille, et un gant de toilette accroché de manière burlesque sur son visage lui sert de masque de fortune. Une partie de moi a envie de mourir de rire à cette vue grotesque, à cette situation improbable, mais je suis bien trop perturbée pour qu'un simple sourire ne parvienne à se dessiner sur mes lèvres.

Kakashi se déplace lentement vers moi, tout en laissant une distance respectable entre nous. Je dois avoir l'air terrifiée, et en vérité, je crois l'être un peu.

D'un doigt tremblant, je lui indique une chaise en face de moi et il s'y assoit avec souplesse. Je n'ose pas le regarder dans les yeux, et à ma plus grande surprise, lorsque je me risque à lever un peu le regard, je réalise que lui non plus. Paradoxalement, j'ai envie de le toucher pour me persuader qu'il est bel et bien là, dans cette tenue là, mais je ne parviens même pas à bouger le petit doigt.

Enfin, je l'entends expirer longuement, avant qu'il ne me demande où est mon chien.

Hein ?

Je cligne des yeux, incrédule. Pourquoi s'intéresse-t-il à mon chien ?

Je lui avoue que je ne sais pas, et que ça m'inquiète, d'ailleurs. Il venait à peine de revenir...

Mais je secoue la tête en me disant que ce n'est pas le moment de parler d'Epouvantail, vraiment pas.

Mais Kakashi poursuit en déclarant qu'effectivement, ce chien lui ressemble beaucoup. Perdue, je l'écoute énumérer les points communs qu'il a avec mon animal de compagnie, comme si c'était le sien. Alors, il l'a déjà vu ?

Je m'égare bien plus encore dans les méandres de l'incompréhension lorsque l'homme aux cheveux argentés en face de moi me confie que le premier tome de Icha Icha est son préféré. Qu'il sait que j'ai des coéquipiers qui me mènent la vie dure. Que j'aime chanter en cuisinant et dormir la fenêtre ouverte.

Que ma soupe au miso et aux aubergines est la meilleure qu'il ait jamais gouté.

Je reste sans voix.

Et enfin, lorsque sa pupille noire se pose sur moi, je comprends.

Je comprends, mais de cette manière où on ne sait pas trop qu'on a compris. L'évidence flotte avec évasion dans la tête tout ce temps, et devient plus ostensible lors d'un déclic quelconque, ou lorsque quelqu'un finit par dire ce que vous ne vous êtes jamais avoué.

Kakashi est Epouvantail.

Kakashi est mon chien.

Je ris d'abord, parce que je me sens affreusement ridicule d'en être arrivée à cette conclusion.

Sauf que lorsque je la dépeins à Kakashi, ce dernier ne ris pas.

Il dit que c'est vrai.

Et il ne me laisse pas le temps d'encaisser. Il ouvre à nouveau la bouche cachée derrière ce fichu gant de toilette, et il ne s'arrête plus. Pourtant, qu'est-ce que j'aurais aimé qu'il arrête de parler.

Et alors, il m'étale tout. Il confesse, il relate cette mission à laquelle il a été affectée il y a quelques mois, ces étrangers qu'il a rencontrés dans un pays lointain, cet ennemi qui lit dans l'esprit des gens et qui s'en sert pour les transformer en l'animal dont ils se sentent le plus proche. Kakashi aime les chiens, et il s'est retrouvé dans la peau de l'un deux après s'être pris de plein fouet cette étrange technique de ninjutsu, qui a drastiquement changé sa vie depuis. Son corps canin bridait son chakra, ses pensées. Il ne pouvait rien faire. Tsunade travaille dessus, encore à l'heure d'aujourd'hui. Puis, il s'est avéré qu'il pouvait redevenir humain parfois, même s'il ne sait pas comment ni pourquoi. Ce sort est ancien, puissant, lointain ; il y a de l'amélioration, mais encore aujourd'hui, tous ceux qui travaillent sur son problème ne savent pas comment le conjurer.

Et puis, il y a moi. Alors qu'il nageait dans le vague, j'ai été là, et je me suis occupée de lui. Il en est désolé, il m'en remercie, mais au fond de moi je ne sens aucune chaleur. D'une manière ou d'une autre, j'ai l'impression de m'être faite bernée, je me sens trahie, et mon cœur saigne de me dire qu'Epouvantail n'a jamais existé et qu'il ne reviendra jamais.

Et alors, je me souviens de tout. De ce chien que j'ai trouvé dans la rue et qui m'a surprise à pleurer, que j'ai emmené avec moi. Ses manières bizarres, sa façon de se comporter très... humaine, de la nourriture qu'il mangeait jusqu'à ces livres qu'il faisait tomber ouverts sur le sol comme pour les lire. Les entraînements, où il semblait en savoir plus que moi-même sur mon métier, son œil intelligent, la façon dont il me regardait avec intérêt lorsque je lui parlais. Son aversion pour chaque membre de la gente masculine dont j'avais le malheur de parler, la fois où je l'ai surpris à entrer discrètement dans la salle de bain alors que je me déshabillais.

Les questions tourbillonnent mais elles ne sortent pas. Je suis trop déçue. En colère. Honteuse. Je ne sais pas quoi penser de cette histoire farfelue, je ne sais même plus si je dois le croire ou pas. Quelqu'un s'est infiltré dans ma vie privée plus que jamais, et je me sens souillée d'avoir montré tout de moi si intimement à un homme à qui j'ai parlé deux fois, sentiments ou pas.

Enfin, Kakashi Hatake finit son monologue en me confiant que c'était handicapant.

Je ne réponds rien. Un long silence s'installe, où un ange passe, ou même des milliers.

Puis, je lui ordonne de sortir. De la voix la plus glaciale que j'ai jamais eue, qui m'a effrayée de ma propre froideur. Mais je manque d'air, trop d'informations me tombent dessus à la fois, et ce n'est que dans la sècheresse que je trouve un moyen d'y voir plus clair.

Et Kakashi se contente d'hocher la tête, comme s'il comprenait. Un flash me vient sur la rétine, où je vois un chien à la fourrure argentée qui acquiesce de la même manière, et je réprime les larmes qui me montent aux yeux. Kakashi ouvre une dernière fois la bouche, et sa voix sonne comme une supplication lorsqu'il me demande si je veux bien lui accorder un autre temps, pour qu'il puisse s'expliquer en bonne et due forme, plus tard, lorsque je serais prête.

Je lui répète de sortir de chez moi. Ma voix est plus forte, et plus tremblante aussi. C'était presque un cri, ou un pleur. Je ne sais pas. Je ne sais plus.

Alors, l'homme qui me connait à présent plus profondément que je le voudrais se lève. Il a les épaules basses en traversant la pièce, et avant de franchir la porte, il m'offre un signe de tête en guise de salut.

Je le regarde disparaitre dans son accoutrement ridicule avec son odeur de chien, après m'avoir raconté une histoire sans queue ni tête, et si je n'avais pas été aussi bouleversée, j'aurais ris de me dire qu'il était parti la queue entre les jambes.


*


J'ai l'impression de ne pas avoir vécu les derniers jours.

C'est si bizarre. Tout est bizarre.

Mon chien me manque, inlassablement, mais il s'avère qu'il s'agit de mon voisin. Je ne parviens pas à ancrer cette information dans mon crâne, puisqu'elle me parait bien trop loufoque, improbable.

Pourtant, certaines choses s'emboitent dans ma tête et me poussent à parfois me convaincre que Kakashi m'a bien dit la vérité, aussi fantaisiste soit-elle. Par exemple, le fait que mon voisin rentrait mystérieusement chez lui alors que mon chien n'était plus là, la lourde odeur canine qui se dégage toujours de l'homme aux cheveux gris. Au-delà de leur ressemblance douteuse et du comportement humain qu'avait Epouvantail, tout mène à croire que oui, ce fut bien là l'incarnation canine du Ninja Copieur, qui s'est servi de mon chez moi comme refuge.

Mais je ne parviens pas à l'accepter. Je ne parviens pas à cesser de me sentir trahie.

Et alors, je pense à tous ces moments. Ça me rend triste. Encore et toujours, je me sens bête qu'un simple chien m'ait poussé à avoir des réactions pareilles, contraires au code ninja, mais je ne peux m'en empêcher ; j'évacue souvent ma peine à travers des larmes de rage et d'affliction, avec ce sentiment de s'être fait berner qui s'y ajoute, la solitude immense qui revient au galop et ce béguin qui me faisait rêver et qui semble maintenant ne plus exister.

Parce maintenant plus que jamais, je fuis Kakashi Hatake.

Il s'est remis à sortir en même temps que moi sur notre palier commun. Mais les hochements de tête timides ont disparu, le vague salut de ces gens qui ne se connaissent pas bien mais qui aimeraient changer ça n'existe plus. Il me connait trop, trop profondément, et moi, pas assez, pas du tout. Ce déséquilibre me terrifie, et je fuis son œil onyx qui cherche chaque fois les miens comme la peste, parce que ça me fait trop mal de voir que ce sont les mêmes lueurs à l'intérieur que je voyais dans la pupille d'Epouvantail.

Des fois, il disparait. Il fait noir dans son appartement, aucune lumière ne filtre de sous sa porte pendant des jours. Je devine avec sarcasme qu'il s'est peut-être retransformé en chien, et j'ai presque envie de rire de cet étrange handicap. De me dire que c'est bien fait pour lui.

Et puis je regarde par la fenêtre et je vois les trombes de pluie tomber, et mon cœur se serre. Je pense à Epouvantail, qui doit avoir froid et faim, qui doit se sentir seul là dehors dans le noir, et puis je me rappelle qu'il s'agit de Kakashi. Pendant ces moments-là, je ne me moque plus de son malheur. Je me sens simplement infiniment triste.

Mon humeur empire lorsque je l'entends parfois toquer à ma porte, alors qu'il est manifestement redevenu humain, lorsque je décèle de la mélancolie dans sa voix qui me demande de lui ouvrir la porte pour qu'il puisse s'expliquer.

Je ne lui ouvre jamais.

Je me sens bête, mais je sais plus où donner de la tête. Lorsque je me suis mise à pleurer en découvrant le peignoir que je lui avais prêté, lavé et soigneusement plié sur le pas de ma porte, j'ai décidé de me noyer dans l'air dangereux de mes missions, qui me permettent de partir loin, de ne penser à rien d'autre qu'au moyen de sortir vivante de nos quêtes pour le bien de Konoha.

D'autant plus qu'après l'incident de la mâchoire cassée – cette pensée me fait toujours sourire victorieusement -, mes coéquipiers ne me parlent plus et ne me font plus jamais de tort, ce qui me permet enfin de souffler.

Genma est revenu il y a quelques jours. Il m'a chaudement félicitée pour la façon dont j'avais remis les autres en place, et me fais toujours rire par la façon dont il se plaint de ne pas avoir pu voir ça. Mon amitié avec Genma est le seul refuge que j'ai trouvé où je ne sens plus la solitude m'effleurer, ni la mélancolie me terrasser.

Jusqu'au jour où mon ami me demande, l'air de rien, pourquoi j'ai l'air si triste, pourquoi je suis ailleurs, pourquoi j'harcèle Tsunade pour repartir en mission dès la fin de la précédente, alors que j'ai toujours détesté partir, surtout avec eux.

Je finis par lui reparler de mon chien, et sans trop entrer dans les détails, je lui avoue qu'il a disparu. Et que je sais qu'il ne reviendra jamais.

C'est un soir de printemps, où nous sommes tous deux assis devant le feu de camp, où l'herbe s'humidifie avec la nuit et imbibe doucement le bas de nos pantalons. La Lune nous salue, les autres dorment, et c'est dans ces tours de garde que j'apprécie la fraîcheur de l'air et la compagnie chaleureuse de mon seul unique ami.

Et cette fraîcheur se mue en glace lorsque je l'entends murmurer au cœur de cette même nuit que, ça y est, je l'ai enfin découvert.

Je sais ce que ça veut dire et je sens mon cœur s'effriter. J'ai l'impression de tomber d'une falaise, mais je me contente de pâlir alors que Genma m'avoue que ça a été difficile de me cacher qu'il savait, parce que ce chien semblait être devenu ma raison d'être, et qu'il ne voulait pas m'enlever la seule chose qui semblait compter pour moi et effacer les traits tirés de mon visage.

Genma chuchote dans le noir, et me dit qu'il savait. Qu'il était le lien entre Kakashi et moi, le seul ami que nous avions en commun, que Tsunade lui avait demandé de ne rien me dire pour mon bien et m'avait ainsi laissé nager dans un mensonge qui se révélait être plus grand que je le pensais, plus douloureux aussi.

Je lui en veux instantanément. Intensément, avec une déception qui enfle encore plus dans mon cœur, et ce sentiment de trahison qui me murmure à l'oreille que mon seul ami m'a aussi menti, pour son idée de mon bien, peut-être, mais biaisée, parce que je lui demandais simplement de rester le gars dont la légendaire sincérité m'avait permis de m'ouvrir pour la première fois de ma vie à un autre être humain.

Et la mission se termine dans cette nuit noire où je n'ai plus jamais lâché un mot à mon ami, mon si cher ami.


*


Je ne pensais jamais avoir le courage, le culot, la stupidité nécessaire pour être un de ceux qui s'autorisent à hurler sur leur Hokage pour des raisons qui leur échappent eux-mêmes.

Et me voilà. Moi, qui hurle à m'en faire saigner les cordes vocales sur la légendaire Tsunade, où je déballe tout mon fiel sans aucune honte, parce que si mon propre Hokage est capable de me cacher qu'un homme vit sous mon toit sans que je le sache, je ne vois pas pourquoi je devrais avoir une confiance aveugle en ce protecteur qui autorise qu'on soigne la solitude par le mensonge général.

Tsunade m'écoute, et son silence me terrifie. Elle se contente de me fixer en affichant une expression de pierre, impénétrable, que je n'ai jamais vu se fissurer sur son visage. Elle semble si forte, elle, sûre de ce qu'elle fait, de ce qu'elle est, et en cet instant, j'ai l'impression de jalouser le monde entier, tous ces gens qui semblent tous, absolument tous, savoir tout faire, gérer, et encaisser les choses mieux que moi.

Pourquoi, pourquoi moi, j'y arrive pas ?

Je finis par me taire et baisser la tête, et laisser mes tremblements incontrôlables comme seuls résidus de la colère triste que je viens d'exprimer à tue-tête.

Alors, elle prend la parole. Elle a une voix froide et autoritaire, mais j'entends un faible écho de compassion, d'empathie, comme si elle comprenait exactement pourquoi je venais d'hurler sur la personne la plus importante et respectable du village, mais qu'elle se devait de conserver son allure sévère parce que c'est ce qu'on attend d'elle, en toutes circonstances.

Elle m'annonce qu'il s'agissait là d'une affaire qu'elle avait tenue de garder secrète, de part la rareté et l'ancienneté du ninjutsu qui avait frappé mon voisin, et d'autre part, parce qu'elle pensait que j'en avais besoin.

Besoin ?

Elle me dit que j'ai besoin d'une raison pour rentrer chez moi. Qu'elle sait que la cohésion dans mon unité est difficile pour moi, que j'ai besoin de quelque chose pour me redonner courage lorsqu'il est temps de regarder le vide de mon appartement en face après l'épreuve que sont les missions avec mon groupe. Elle connait chaque habitant de ce village caché plus que quiconque ne le croit, et elle prononce doucement ces mots, lorsqu'elle m'avoue avoir conscience de la solitude qui me ronge depuis toujours, et qu'elle n'avait pas voulu briser la seule échappatoire qui avait surgi sur mon chemin sous la forme d'une boule de poils intelligente et m'en avait enfin libéré.

Peut-être a-t-elle eu tort de ne rien dire, elle confesse en se massant les tempes. Elle sait qu'elle a un devoir d'intégrité, qu'elle ne pensait pas à mal en laissant un chien qu'elle savait humain errer chez moi comme il le souhaitait sans me le dire, alors qu'elle travaille sur son cas depuis des mois.

Mais elle finit par me regarder droit dans les yeux quand elle me dit qu'elle ne veut que le bien de ses habitants et qu'elle voulait simplement conjurer le mal être que nous traînons, Kakashi et moi, et qu'elle pensait que nous en avions besoin, tous les deux.

J'ai longtemps cogité sur le « mal être de Kakashi et moi ». Kakashi a toujours eu l'allure torturée, que cela soit d'après les dires qui sortent de la bouche des gens ou gravé dans son regard, du moins, son regard lorsqu'il est humain.

Il n'a jamais eu l'air torturé sous la forme d'un chien.

Il n'a jamais eu l'air torturé avec moi.

Un lourd sentiment d'égoïsme me tombe dessus, où je réalise que je me suis apitoyée sur mes propres sentiments et que je n'ai jamais essayé de comprendre ceux de mon voisin. Que je me plains qu'il me connaisse trop contre mon gré mais que je n'ai jamais consenti à lui ouvrir la porte pour connaître une once de lui, moi aussi. J'ai trop de questions à lui poser pour lui en vouloir, trop de choses à comprendre pour l'ignorer encore longtemps.

Je comprends qu'où que j'aille, quoi que je fasse, mon entourage ne me voulait, et me veut encore que du bien. Et que si je pense le contraire, il me suffit d'aller les confronter, pour m'en rendre compte de moi-même.

Lorsque Tsunade me conseille d'aller parler à Kakashi, ma décision est déjà prise.

Ce soir, ou demain, ou la prochaine fois qu'il sera sous forme humaine, qu'importe. Je lui ouvrirai la porte.

Ou alors, c'est moi qui irai toquer à la sienne.


*


Je ne tiens pas sur mes deux jambes.

Je l'ai vu, le faisceau de lumière sous sa porte, hier. Je le sens, son chakra dense et perturbé par ses transformations, que je n'ai pas réussi à reconnaître le jour où il est redevenu humain en plein milieu de mon salon.

Il est là, juste derrière cette porte, et putain, j'ai l'impression que je n'aurais jamais la force pour lever le bras et toquer dessus. Alors, c'est ça qu'il ressent chaque fois qu'il s'est retrouvé planté devant la mienne ?

Lorsque je me décide enfin à taper sur ce qui ressemble à une muraille immense et infranchissable, j'entends un déclic et la porte s'ouvre avant que je ne puisse poser mon poing dessus.

Kakashi a l'air fatigué. Il a les cheveux plus ébouriffés encore que ce que j'ai l'habitude de voir, il a la paupière qui semble lourde sur sa seule pupille noire et une odeur agressive de chien me vient au nez lorsqu'il apparait devant l'encadrement.

Je pâlis et bégaie un peu, mais Kakashi me coupe en déclarant simplement qu'il sent depuis un moment mon chakra là, et qu'il est content de me voir enfin.

La sincérité de cette dernière phrase et l'intensité de son œil qui s'est illuminé en la prononçant fait saigner mon cœur. Si tendrement, si durement.

Je me veux, je m'en veux, sont les mots qui résonnent en leitmotiv dans ma tête. Pourquoi je ne lui ai pas ouvert la porte avant, bon sang ?

Je le sens me regarder quelques longues, longues secondes avant qu'il ne s'écarte comme pour me laisser entrer dans son antre.

Je pénètre prudemment chez lui, en regardant dans tous les coins comme un animal qui flairerait un danger. Un flash d'un certain chien argenté qui découvre pour la première fois mon appartement me vient en tête subitement, et je secoue la tête pour virer cette vision qui me fait un peu mal. Il faut que je prenne cette nouvelle connaissance sur mon voisin comme une victoire en soi, et non pas comme un reflet lourd de nostalgie.

Kakashi continue d'observer chacun de mes pas, gestes et coups d'œil, d'une expression indéchiffrable que je n'ose regarder. C'est pas grave. Un pas après l'autre.

Je ne peux pas nier qu'une peur se terre au fond de moi devant cet homme, depuis que j'ai découvert la vérité. Je crains qu'il ait des desseins malsains, qu'il se soit servi de moi pour je ne sais quoi, qu'il soit une sorte de pervers qui aime trouver des moyens pour s'infiltrer dans la vie de jeunes femmes pour les admirer plus que de raison. J'ai beau savoir de Genma, Tsunade et Kakashi lui-même que son problème ne dépend pas de lui, mais je ne peux empêcher ce genre de pensées de traverser ma tête, envers et contre tout.

Et il me regarde encore, lorsque je m'assois là où il me l'a indiqué, sur un canapé au milieu de son appartement simple et épuré, presque impersonnel. Il n'y a ici que le minimum syndical pour vivre décemment, une décoration quasi inexistante, contrastant tellement avec la montagne de babioles que je traîne dans mon appartement à moi. C'est comme s'il n'était pas venu ici depuis longtemps, et dans une certaine mesure, c'est le cas.

Je me tripote machinalement les doigts en attendant que l'homme qui était encore mon chien il y a une semaine de ça – comme c'est étrange, de se dire ça - ne s'installe lui aussi, toujours sans oser le regarder. Il me propose gentiment quelque chose à boire, mais je refuse, parce que mon estomac est trop noué pour que je puisse avaler quoi que ce soit. Kakashi semble sentir mon agitation, parce qu'il finit par s'asseoir loin de moi, comme pour me laisser de l'air, et cette simple attention me fait me détend un tout petit peu.

Et les seuls mots qui sortent de sa bouche et qui brisent enfin le silence insoutenable de la pièce sont de sincères et plates excuses.

J'aimerais lui dire qu'il n'a pas à s'en vouloir, mais je n'y arrive pas. Je me contente d'apprécier son allégation en silence, tout en réalisant qu'elle ne peut être plus franche que ça, et que ça répare quelque part au fond de moi un petit bout ma méfiance.

Le silence traîne encore, où l'on peut facilement m'entendre déglutir nerveusement. Je sais que nous avons tous deux des choses à dire, mais toutes ces choses font barrage derrière nos lèvres au point qu'aucun de nous ne sache par où commencer.

C'est le regard rivé sur mes mains que je triture encore et toujours, que je lui demande pourquoi.

Pourquoi moi ?

C'est en levant les yeux sur Kakashi que je réalise qu'il n'a pas l'air surpris de ma question. Il me fixe, se gratte machinalement la tête et ses yeux se plissent en un sourire invisible.

Et il me répond que c'est parce que j'étais la seule qui était là.

J'ouvre la bouche mais il me coupe. J'étais la seule qui était là, mais aussi sa voisine, qu'il connaissait simplement de vue, certes, mais qui lui donnait petit effet familier au milieu de cette mer d'incertitudes. Il n'y a pas plus proche et éloigné à la fois qu'un voisin, me dit-il en riant doucement, et sur le coup, alors que ce jour-là je l'ai moi-même invité à entrer chez moi, il n'a pas pu se résoudre à refuser.

C'est aussi simple que ça.

Il prononce ces mots avec décontraction, en riant presque de la situation, de la prison de poils dans laquelle il est condamné à vivre momentanément, et ça me fait un drôle d'effet. Je n'ai jamais envisagé la possibilité que tout ceci pouvait être drôle.

Mais ça l'est. Un peu. C'est lorsque je souris doucement que je me rends compte que je suis presque complètement détendue en sa présence.

C'est au moment où je l'entends rire paisiblement que mon cœur se remet à battre un peu plus fort, et je réalise que mon affection débile pour lui n'est peut-être pas complètement morte.

Kakashi, une fois de plus, semble sentir mon humeur changer. Il enchaîne en me racontant ses déboires de la vie de chien, l'impossibilité de communiquer autrement que par les aboiements à la place des mots, l'étrange sensation que d'avoir une queue, l'horreur que de se retrouver être un véritable aimant à ces saletés de puces. Il m'avoue d'ailleurs avoir profité plusieurs fois de mon absence lorsque j'étais en mission pour essayer de s'en débarrasser, à passer des heures à s'arracher les poils avec ses crocs trop grands pour les enlever. Par contre, ses papilles gustatives et ses goûts ne semblent pas changer d'un poil ; je découvre sans surprise que la soupe au miso et à l'aubergine est son plat préféré, et qu'il aime tout autant en manger lorsqu'il est sous sa forme canine. La manie qu'ont les humains de nourrir leurs chiens avec des croquettes le débecte, au vu de la fadeur insoutenable que cette pseudo-nourriture représente, et de son degré de répugnance. Il me confie qu'apprendre à se déplacer à quatre pattes n'a pas été facile, surtout lorsqu'il s'agissait de fuir les gens qui le chassaient durement en le prenant pour un chien errant, mais qu'il a apprécié voir à quel point son odorat devenait si fin, alors qu'il considère déjà avoir un bon nez en étant humain.

Kakashi révèle ensuite que ses pensées, bien qu'elles soient denses et guindées dans son cerveau de chien, sont audibles ou du moins déchiffrables avec un peu d'entraînement. Il ne se souvient pas bien de ses premières heures en tant qu'animal, et ne se remémore qu'un sentiment de confusion intense et d'égarement. Il remercie son instinct qui l'a ramené à Konoha alors qu'il n'avait le contrôle sur rien, et le Ninja Copieur avoue ainsi avoir vécu de la sorte jusqu'à ce que je finisse par le trouver, ce soir-là. Ou plutôt que lui me trouve, il corrige avec douceur. Par il ne sait quel pouvoir, ses pensées se sont éclaircies en me voyant, et en se forçant à ne pas se laisser dépasser par le tourbillon constant d'informations qui passent dans la cervelle d'un chien, il a fini par maîtriser ce flux, ou du moins s'habituer.

Il m'affirme qu'il comprenait bien absolument tout ce que je lui disais, et cette confirmation me fait monter le rouge aux joues. Dieu, quelles inepties ont bien pu sortir de ma bouche toutes ces heures où il m'a écoutée ?

Je secoue la tête et je continue de l'écouter attentivement. Je me trouve fascinée par l'histoire que met en forme cette voix grave qui ne s'arrête plus, qui me raconte ce que ça fait d'être un chien, si bien qu'à force je me retrouve à ne plus trouver ça si bizarre. Kakashi est si transparent, ses mots semblent sortir naturellement, et je ne peux que saluer l'incroyable honnêteté qui imprègne les nuances de son timbre. Je sens qu'il ne me ment pas – à quoi lui servirait-il de me mentir, à ce stade ? – et peu à peu, je réalise que je ne me méfie plus, et ça me fait un peu peur.

Mais qu'est-ce que ça fait du bien, aussi.

Je le regarde, alors qu'il parle. Lui, il fixe le vide, absorbé par ses dires, ses souvenirs récents et lointain à la fois. Ses cheveux d'un gris brillant tombent sur son front librement, ses sourcils ne semblent pas savoir ce que c'est de ne pas se froncer, et son œil balafré reste irrémédiablement fermé. Je ne peux m'empêcher, malgré tout, de lui trouver un charisme enivrant, obstrué par le masque qu'il porte cette fois, et qui cache les contours de ce que j'ai presque pu apercevoir l'autre fois. Dans un sens je suis déçue de ne pas avoir pris la peine d'essayer de voir ce qui se cachait dessous lorsque j'en avais eu l'occasion. Sauf que j'avais d'autres choses à penser, notamment la raison pour laquelle il se trouvait là, et pourquoi il était totalement n...

Je secoue la tête en rougissant, et Kakashi se tait en m'observant faire. Ses yeux me sourient lorsqu'il me dit qu'il connait ce geste et que je suis en train de penser à quelque chose de compromettant, il en est certain.

Sur le coup, je ne sais pas si je dois rire avec lui ou me mettre en colère. Tout ce que je sais, c'est que tout en cet instant est bien trop... embarrassant.

Je croise les bras sur ma poitrine et lui demande plutôt de me dire pourquoi il ne m'a pas révélé la vérité lorsque je l'ai croisé sur le palier, cette fois-là, alors que je le cherchais sans le savoir.

Je vois son visage s'assombrir un peu, et son regard éviter le mien à nouveau.

Il reconnait qu'il aurait dû me le dire, à ce moment-là. Que c'était l'occasion rêvée. Qu'il n'aurait pas dû s'embourber dans le mensonge ainsi et prétendre qu'il était le gentil voisin qui ne savait rien.

Mais pire, Kakashi savait tout. Alors, il me confie qu'il aimait simplement être chez moi, avec moi. Que je l'avais accepté avec une telle facilité, avec un tel abandon, alors qu'il est un chien si bizarre. Qu'il trouvait du réconfort dans chacun de mes gestes envers lui, de l'affection dans chacun des mots que je lui adressais, et qu'il y avait trop pris goût pour y mettre soudainement fin. Il aimait croire qu'il m'aidait plus sous la forme d'Epouvantail que de Kakashi Hatake, parce qu'il me trouvait si difficile à approcher lorsque nous n'étions que voisins de palier, parce qu'il se sent décalé du reste du genre humain même lorsqu'il en est un.

Il a trouvé pour la première fois un remède à la solitude, et c'était moi. Il s'y est accroché de toutes ses forces au point de se retrouver à un point de non-retour, où il risquait de tout perdre si je venais à découvrir la vérité. J'ai été sans le savoir, pendant ces derniers mois, son point d'attache, son garde-fou, son univers, et je me mets à trembler lorsque je l'entends dire qu'il a aimé découvrir chaque parcelle de moi, chacun de mes tics, défauts et manies, chacun de mes sourires, chants et rires.

Il me dit qu'il a aimé soigner ma solitude autant que j'ai soigné la sienne grâce à lui, et qu'il accepte parfaitement que je ne lui pardonne jamais cette intrusion, parce que jamais il ne me remerciera assez pour ces merveilleux derniers mois en ma compagnie.

Il chuchote, la tête baissée, qu'il n'a jamais été plus heureux lorsque je l'ai renommé Epouvantail, à l'effigie de son propre nom. Lorsque je lui ai confié que je connaissais sa solitude immense, et que je donnerais tout, absolument tout pour le sortir de là. Lorsque je lui murmurais au creux de la nuit comme j'aurais aimé avoir le courage de parler à Kakashi Hatake, d'apprendre à le connaître, juste une fois, parce que je l'aimais un peu plus que bien.

Kakashi relève la tête et me regarde dans les yeux lorsqu'il déclare finalement être devenu fou de tout ce qui est moi, qu'il idolâtre chaque détail qui fait que je suis moi, et qu'il est lentement, soudainement, profondément tombé amoureux de moi.

J'ai la bouche grande ouverte et je ne sais plus la refermer. Tout mon corps est en mousse, alors qu'il m'avoue une chose pareille droit dans les yeux, et je n'arrive plus à comprendre si c'est simplement mon cœur qui vacille ou mon être tout entier. Dieu semble m'avoir repris mon don de parole, mais aussi ma capacité à penser clairement.

La seule chose que je sais, c'est que je suis vivante, et que je viens d'entendre quelque chose que j'aurais voulu écouter depuis bien longtemps, et qui n'existait que dans mes fantasmes les plus fous.

Et pourtant, là, maintenant, tout de suite, je ne sais plus quoi faire.

Et le plus fou, c'est qu'avant que je ne parvienne à articuler quoi que ce soit, Kakashi se lève et se gratte machinalement la nuque en riant.

Il rit, et m'assure que je n'ai pas à m'inquiéter de ce qu'il vient de dire, qu'il me devait de la sincérité et qu'il a fait de son mieux, que si je voulais, je pouvais définitivement le rayer de ma vie et faire en sorte que je n'entende plus jamais parler de lui, qu'après tout ça, il trouvait ça normal, et qu'il ne m'en voudrait pas.

Je parviens à me lever et à lui faire face, non sans chanceler un peu. Je vois son sourire s'éteindre dans ses yeux devant mon regard sérieux, et nous nous contemplons ainsi quelques secondes qui semblent lourdes et volatiles à la fois, fragiles et infinies en même temps.

Puis, je lui tends simplement la main.

Kakashi l'étudie d'un regard médusé, et c'est à mon tour de rire faiblement devant sa réaction.

Et puis, je lui propose, avant tout, de commencer par devenir amis.

Je lui demande de bien vouloir me laisser un peu de temps pour essayer de remettre de l'ordre dans mes idées, temps durant lequel je veux apprendre à le connaitre à mon tour, de découvrir tout ce qui fait qu'il est lui, Kakashi Hatake, l'humain, le Ninja Copieur que j'ai toujours admiré de loin, juste histoire de remettre la balance à niveau. Ensuite, j'aviserai. Je le lui promets.

Je le vois à nouveau, le sourire de ses yeux. Kakashi pose doucement sa grande main gantée sur la mienne, et me la serre lentement.

Soyons amis.


*


J'entends qu'on frappe à la porte et je n'ai même pas besoin de lever la tête de mon bouquin pour savoir qu'il s'agit de Kakashi.

Je l'entends refermer la porte derrière lui, se déchausser à l'entrée, et approcher avec cette souplesse silencieuse qui me fait toujours sursauter lorsqu'il apparait soudainement devant mes yeux. J'aurais dû prendre l'habitude, à force, mais lorsque je lève doucement les yeux de mon livre, je tressaillis une fois de plus en voyant qu'il est juste devant moi.

Il me salue comme si de rien était, salut que je lui retourne non sans ronchonner sur ses manières. Mais je sais qu'il sourit sous son masque et ça suffit pour que je lui en renvoie un, moi aussi.

En le regardant de plus près, je découvre la montagne de valises violacées qu'il porte sous ses yeux. Je lui fais part de mon inquiétude, et lui se contente de s'esclaffer en se grattant machinalement la nuque.

S'il y a bien quelque chose que je sais à présent parfaitement sur Kakashi, c'est qu'il passe son temps à minimiser ses soucis.

Mais je sais ce qui l'exténue à ce point. Tsunade a enfin trouvé une solution pour lever la malédiction, mais le processus est très long et douloureux, vorace en temps et en énergie.

Mais le résultat est là : ses transformations sont de plus en plus rares et durent de moins en moins longtemps. D'ici quelques jours, Epouvantail ne sera plus et il redeviendra définitivement Kakashi Hatake. Ses longues vacances en tant que chien paresseux seront terminées à jamais, et la vie reprendra son court, comme si de rien n'était.

Il m'a demandé plusieurs fois si, même après tout ça, je ne serai pas déçue qu'il perde cette allure de chien que j'ai tellement adoré. Mais je le rassure toujours aisément, parce que tout ce qui compte pour moi, c'est de ne pas le perdre lui.

Cela fait quelques semaines que les jours défilent ainsi. Cela fait quelques semaines que petit à petit, j'entre dans l'aura mystérieuse de Kakashi Hatake qui s'ouvre doucement mais sûrement, et que nous nous efforçons de nouer des liens en tant qu'êtres humains, cette fois.

J'ai vite compris que ce n'est pas facile pour le Ninja Copieur. Kakashi n'a jamais laissé personne entrer, n'a jamais permis à quiconque de le connaître, lui, réellement. Je suppose qu'il trouvait ça plus facile en étant chien, parce qu'il était plus enclin à être dicté par ses instincts, qu'il n'avait pas besoin de réfléchir pour être.

Un jour, je lui ai dit que même en étant humain, il n'avait pas à se poser de questions. Qu'il n'avait pas besoin de réfléchir pour être.

La muraille que les années de douleur et de solitude ont bâti autour de lui s'est un peu fissurée, ce jour-là. Et chaque matin, chaque soir, je sens qu'elle est de plus en plus proche de s'effondrer. Comme lorsque la mienne s'est effondrée rapidement après que ce chien à la fourrure d'argent soit entré dans ma vie.

On avance lentement. Je ne veux pas me dépêcher.

J'aime chaque instant avec lui, lorsque je découvre une nouvelle parcelle de ce qu'il est. J'aime lorsqu'il vient inopinément frapper à ma porte, qu'il se gratte machinalement la nuque lorsque je lui demande ce que me vaut sa visite et qu'il me répond simplement que c'est parce qu'il en avait envie. J'aime lorsqu'il me dit de le rejoindre sur le haut du mont Hokage les soirs de cet été naissant, qu'on s'allonge côte à côte dans l'herbe douce et qu'il me raconte ces choses dont les uniques témoins sont les étoiles scintillantes du ciel, les grillons qui chantent et moi. J'aime quand il me demande timidement si je peux lui préparer de la soupe au miso, s'il peut rester un peu plus longtemps que prévu pour squatter le canapé, si je veux bien qu'il m'accompagne à mes entraînements.

J'aime admirer ses cheveux d'argent qui lui tombent sur le front lorsqu'il se penche sur un Icha Icha, comme j'aimais les admirer lorsqu'ils n'étaient que fourrure. J'aime deviner ce sourire que je ne vois pas, découvrir qu'il a des réactions similaires à celles qu'il avait lorsqu'il était chien, j'aime le surprendre à me regarder quelquefois. J'aime quand il dit qu'il est tombé amoureux de moi le jour où je suis devenu jonin et qu'il a été le premier à m'applaudir, mais qu'il n'a jamais réussi à aller plus loin que de me saluer vaguement chaque fois que je sortais de chez moi, et que, finalement, sa vie de chien lui a permis d'enfin pouvoir m'approcher. Et j'aime lui dire que moi aussi.

J'ai aimé ce soir-là, alors qu'il avait mangé chez moi, où je me suis mise à ouvrir un Icha Icha par habitude et qu'il est venu poser sa tête contre mon épaule pour lire avec moi. Si j'ai été déboussolée, embarrassée, nostalgique, oui. Si j'ai trouvé en ce geste presque instinctif de sa part quelque chose de beau, de proche de moi... Oui. Dieu, oui, évidemment.

Un autre soir, Genma est venu manger à la maison. Kakashi était là. Genma nous a pointé du doigt tous les deux d'un air surpris, et tout le monde s'est mis à rougir. Kakashi s'est excusé plus tard de sa jalousie abusive lorsque je parlais de mon ami alors qu'il était chien. Il ne savait pas non plus qu'il était au courant. Evidemment, je ne lui en veux pas. Et je ne lui en veux plus non plus, à Genma. Je ne lui en ai jamais voulu. C'est un bon ami de Kakashi. Et c'est un bon ami à moi aussi.

La première fois que j'ai dû retourner en mission après que la vérité ait éclatée, j'ai été nerveuse. Je n'allais plus en mission pour oublier que j'étais seule, ni pour défouler ma colère, mes regrets, ma tristesse. Je craignais que mes coéquipiers ne remarquent que je suis redevenue faible, surtout que Monsieur Mâchoire Cassée était revenu dans l'unité.

Mais personne ne m'a descendue, ce jour-là. Tout le monde m'a regardée avec une sorte de respect religieux, comme si user des poings et fracasser une mâchoire était une preuve de force et de courage qui valait l'admiration de tous. Le fait est que depuis lors, plus personne n'a été médisant avec moi, et qu'avec le temps, travailler avec mon unité est devenu presque agréable. Être jônin ne m'a jamais paru aussi vivable depuis, et à force, j'ai fini par être fière de moi et de mon travail, de goûter au fruit de mes efforts acharnés depuis des années.

J'ai l'impression que les petites graines semées tout au long de ma vie ont enfin porté leurs fruits. C'est long à faire pousser, il faut y mettre du sien, être décidé, patient. Il faut continuer à espérer, se dire que nos efforts à grandir ne sont jamais vains. Et ce que l'on sème, ça nous revient toujours.

C'est ce que je réalise ce soir, alors que nous sommes au bord de la rivière avec Kakashi, que j'entends son baryton faire frissonner mon cœur et que je songe aux amis que je me suis fait, à ceux qui me respectent enfin.

A l'amour que j'ai gagné, après cette histoire loufoque où mon voisin pour qui j'avais un petit béguin s'est transformé en boule de poils qui a enfin animé ma vie.

A cette solitude que je ne reverrais plus de sitôt, parce qu'Epouvantail a marché avec moi quelques temps, parce que Kakashi Hatake marchera avec moi le reste du chemin.

Ce que l'on sème revient toujours. Je souris doucement, et Kakashi le remarque. Il me demande ce qui me rend heureuse, et pour réponse, je me contente d'approcher mon visage et de le joindre au sien.

Dans le creux de la nuit qui tombe, il me murmure alors, tout doucement, qu'il est heureux d'avoir réussi à sécher mes larmes, ce jour-là, lorsque ce chien à la fourrure d'argent m'a détournée de mes sanglots.

Et je lui réponds que moi aussi.

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