Début de carrière - Partie 4

Quartier général du Bataillon d'Exploration, sud-est du Mur Rose, 28 juin 850

Toujours ce petit office, avec ce mobilier simple, et ces meubles dépoussiérés, et ces papiers rangés au millimètre près, et ce bureau de pin, et Livaï assis d'un côté, et Marion installée en face. C'est l'heure du compte-rendu, pensa-t-il. Cependant, il ne montra rien de cette curiosité qui le piquait, fruit de l'air lugubre de sa future interlocutrice et de l'aboutissement de ses recherches – lesquelles avaient été particulièrement rapides, et peut-être efficaces.

Le silence qui pesait sur eux se prolongea un instant. Les prunelles vertes de l'adolescente n'avaient de cesse de fixer ses notes avec trouble. Au bout d'un instant, le caporal-chef plissa les paupières. « Tu vas rester comme ça longtemps ? » lâcha-t-il. « Parle. » Quelques secondes passèrent, elle releva mollement le menton.

« Europe de l'Est », murmura-t-elle. « On est très, très probablement en Europe de l'Est. A cause de la flore, un peu de la faune, et du type de sol. » Elle fit glisser une esquisse du continent d'une main tremblante, et posa difficilement ses pupilles sur lui.

« J'aurais simplement besoin... De comparer la géographie de l'Europe avec celle des Murs...

— Je l'avais deviné, ça. »

Il ouvrit son tiroir, se saisit à son tour d'une carte détaillée, et la lui tendit. C'était Eugeniusz Kostrovicki qui l'avait dessinée, avait-il lu à la signature. Ce chercheur était un génie dans le domaine de la cartographie : il le voyait, à la précision de ce plan.

La jeune fille se saisit faiblement de ce dernier. Là, elle l'étudia longuement, le regard vide. Vide qui laissa sa place au choc, qui laissa son joli trône à un bref désespoir, qui se fit botter le cul par un rire aussi nerveux que brisé. « En effet... En effet, on est bien là. Putain de merde... »

Elle porta une paume secouée de soubresauts à son front couvert de quelques gouttes de sueur.

« Tu as d'autres précisions ? intervint Livaï.

— Shiganshina se trouve à l'ouest de Bucarest. Votre cité du nord de Maria, là, un peu en-dessous de Vilnius. Mais... »

Courte inspiration. Elle posa deux yeux écarquillés au possible sur lui. « Mais durant vos Expéditions, vous n'avez croisé que des plaines et des forêts, et aucune route noire, c'est bien ça ? » Il fronça les sourcils, mais acquiesça tout de même.

« Jusqu'où est allé le Bataillon... ? souffla-t-elle.

— Deux jours de voyage en tout. Environ deux cents kilomètres à l'aller.

— D'accord. »

D'accord, et elle n'ajouta rien de plus. « Développe », reprit-il donc fermement. « Par quel moyen tu serais arrivée là sans te faire bouffer. Les incohérences que tu as dénichées. Déblatère tout, on a besoin d'un maximum d'informations. » Elle hocha la tête, mais ne braqua pas son regard sur lui.

« Pour le premier point, peut-être qu'un semi-titan inconnu m'a amenée ici. Toutes les portions du Mur ne sont pas gardées, n'est-ce pas ? Il aurait pu se glisser là en manœuvre sans souci...

— Les gars de la Garnison ont beau être des alcoolos, ils l'auraient remarqué, ça. A moins qu'on t'ait balancée là de nuit, mais tu t'es réveillée assez tard dans la journée.

— Dans ce cas... Je ne sais pas. »

Ça ne m'étonne pas vraiment, si elle n'en garde aucun souvenir.

« Du reste ?

— Ce n'est pas normal qu'on connaisse la faune et la flore de l'Europe de l'Est si vous êtes coincés en Europe de l'Est, sans circulation de données.

— En effet. »

Elle marque un point... Qu'est-ce que c'est que cette merde ? « Ils auraient pu les envoyer par réseau, cependant... » Cette fois-ci, elle serra sèchement les dents. « En France, lorsqu'on observe le ciel de nuit, on voit des petites lumières de couleur se promener là-haut. Ce sont ce qu'on appelle des satellites. Des machines qui voyagent au-dessus du monde, et qui en font le tour. Là... Il n'y a rien de tout ça. Votre ciel nocturne est pur. Je l'ai longuement observé... », chuchota-t-elle faiblement.

Un lourd silence tomba sur eux. Même si Livaï ne comprenait pas grand-chose de ce qu'elle venait de déblatérer, il saisissait tout de même toute la gravité de la situation dans laquelle elle, et eux aussi, se trouvaient.

« Et donc ? articula-t-il tout de même.

— Et donc, il est impossible qu'ils les aient retirés en quelques jours.

— Tu es en train de dire que les choses auraient drastiquement changé entre ton enlèvement et ton arrivée ici ?

— Oui.

— De manière totalement irréaliste ?

— C'est la plus grosse incohérence que j'ai dénichée. Et... »

Elle s'étrangla, déglutit, afficha une expression désespérée.

« Ça veut certainement dire que, là-dehors... Mes proches sont bien dans la merde...

— Non, trancha-t-il. Peut-être que ça fait plusieurs années que tu vadrouilles ici, mais que tu ne t'en souviens pas.

— Raser des pays entiers pour leur donner une apparence innocente reste irréalisable. Il faudrait des dizaines d'années pour faire ça. Pourtant... Je n'ai pas bien changé, physiquement... Et les dates aussi ne concordent pas : on est le vingt-huit juin, c'est ça ? Je l'ai appris, en passant devant le réfectoire. Alors que j'ai été enlevée le quinze...

— Quelle est ton explication ? »

Quelques secondes passèrent. Le visage rond de l'autre se ferma progressivement. « Des théories perchées, mais pas autant que ce qu'il m'arrive. Monde parallèle. Voyage dans le temps. Ou les deux en même temps. J'ai lu des articles, sur la deuxième hypothèse. Des mathématiciens avaient trouvé un algorithme pour une potentielle machine à voyager dans le temps. Mais c'est beaucoup trop... » Elle déglutit avec malaise. « Je veux dire, ces histoires relevaient du fantasme... »

Du fantasme, hein. Du même ordre que d'imaginer des gars se faire dévorer vivants par des titans.

« Je vois mal comment tes trucs pourraient exister, lâcha-t-il. Voyager à cheval, d'accord, mais dans le temps... J'ai besoin de quelques éclaircissements.

— C'est vrai ?! »

Il sursauta presque en entendant son ton brutalement enjoué. Ses yeux verts pétillaient, désormais ; elle remonta ses lunettes rouges sur son nez, et se mura dans un sérieux colossal. « Il y a des moyens... Un gars avait fait des jolies petites prédictions sur les sciences actuelles... Si vous voulez en entendre plus, je peux vous en causer, mais c'est à vous de décider », débita-t-elle finalement.

Hansi.

« Tant que c'est utile. » Elle afficha un sourire ravi ; il se retint de justesse se lever de sa chaise pour quitter la pièce.

« Explique le principe, alors.

— L'espace-temps..., commença-t-elle. »

Et elle lui en expliqua la notion. L'espace en quatre dimensions, le casse-tête que cela représentait. Il écouta, écouta, fronça les sourcils. Et même qu'ils sont intimement liés ?

« Deux secondes. Pourquoi est-ce que l'espace et le temps devraient être réunis ?

— Mettons, si on prend un train... Non, une calèche, et qu'on la lance à une vitesse proche de celle de la lumière, on aura un phénomène de dilatation du temps. On ne mesurera pas la même vitesse sur une certaine distance, donc cette distance et ce temps varient selon l'observateur...

— La lumière a une vitesse ? »

Son regard trahit une once de stupeur. Elle lui exposa plusieurs expériences pour mesurer la vitesse de la lumière, et continua son explication rapide de la relativité restreinte après lui avoir donné des chiffres. Il l'écouta attentivement. Plus tu vas vite, plus ton temps paraîtra lent...

« Donc le temps dépend de l'espace, et l'espace dépend du temps, vous saisissez ? Seule la vitesse de la lumière est constante. Ainsi, si on prend une météorite s'éclatant sur Saturne et une supernova explosant dans Alpha du Centaure, d'après le fait que la lumière a une vitesse finie et absolue, mais que l'espace-temps est, lui, relatif, on ne peut pas savoir quel évènement est arrivé en premier, puisque la chronologie de ces deux catastrophes dépendra du point de vue de l'observateur, démontra-t-elle avec entrain en lui faisant un schéma à main levée sur un bout de papier.

— Attends, la coupa-t-il une nouvelle fois. »

Elle dut lui expliquer ce qu'était une supernova, une météorite, le système solaire et l'univers en général, mais cela ne sembla pas la déranger le moins du monde. Passionnée par ce genre de sujet, elle était manifestement heureuse – pour une fois – de pouvoir en parler à quelqu'un.

Elle arriva enfin, au bout d'une heure, à lui faire accepter tout une ribambelle de faits sur l'espace et le temps.

« Donc..., résuma Livaï, les mains croisées sous le menton. Si on voyage à une vitesse proche de celle de la lumière, le temps passera plus vite pour nous par rapport à ceux qui sont immobiles...

— Exactement, approuva-t-elle.

— Donc on t'aurait balancée à près de trois cent milles mètres par seconde pendant des années ?

— Non... Non, je ne pense pas. A encore, la fameuse formule dont je vous ai parlé entre en jeu... Mais elle ne permettrait qu'un transfert vers le futur, je crois...

— Oui, on est donc dans le futur pour toi, abrégea-t-il. Comment ça fonctionne concrètement ?

— Ils font tourner un objet ou des personnes sur eux-mêmes à une vitesse très élevée.

— En bref, c'est possible ? »

La scientifique en herbe s'apprêta à mitiger, mais se contenta de hocher la tête.

« Mais ils doivent pouvoir voyager dans le passé, puisqu'ils rameutent des infos.

— Je pense, oui, chuchota-t-elle presque pour elle-même. »

Elle baissa la tête, sa vivacité envolée.

« J'exposerai tout ça à Erwin, conclut-il. Cette fois, tu viendras avec moi pour expliquer certains points.

— D'accord, souffla-t-elle. »

D'accord, et ce fut tout. De nouveau, elle s'isolait dans un silence sombre au possible. Il ouvrit donc la bouche, peu enclin à retourner dans une ambiance aussi morne. « De toute façon, on aura certainement des explications dans le sous-sol d'Eren. Je pense qu'on peut se contenter de tout ça, pour le moment... En admettant que l'opération de la reprise de Maria soit un succès. Et en parlant de ça... »

Cette fois-ci, il se remit pour de bon sur ses pieds, et se dirigea vers la porte. Elle le suivit au bout de quelques secondes d'étonnement. « Hansi est en train de mener des recherches sur le titan d'Eren. Erwin a dit que tu y participerais si tes travaux étaient concluants. On dirait bien que c'est le cas. Plus qu'à voir si c'est nécessaire. »

Il tourna la poignée, sortit dans le long corridor, ignora les vieilles pierres et les quelques soldats qui passaient rapidement par là. Les semelles claquaient rapidement, contre les dalles inégales. Le bordel sonore de l'extérieur assaillit presque ses tympans : il n'en eut toutefois pas grand-chose à faire, et se contenta de pointer à Marion la direction des dortoirs. « On viendra te chercher en temps voulu. En attendant, mets ton truc au propre », conclut-il.

Il la laissa là sans une parole de plus. Son cerveau venait d'emmagasiner un trop gros nombre d'informations. Voyager dans le temps, sérieusement ? Soit elle a pété un boulon, soit cette connerie s'avèrera vraie. Dans tous les cas... Direction le bureau d'Erwin.

***

Quartier général du Bataillon d'Exploration, sud-est du Mur Rose, quatre heures plus tard

Sa petite chambre double, encore. Marion n'en voyait plus les matelas raides, ni le plancher inégal, ni l'armoire étroite. La fenêtre qui lui faisait face attirait parfois son attention, à cause des rayons orange qu'elle laissait passer ; du reste, seuls ses papiers et le bureau auquel elle était assise existaient autour d'elle.

Ses papiers, rêches, couverts de son écriture en pattes de mouche. Elle venait de finir, au bout d'elle-ne-savait-combien-de-temps et de nombreuses crampes à la main, son magnifique compte-rendu. Elle avait tenté de s'amuser, lorsqu'elle faisait ses schémas et rédigeait le tout, mais son écriture affreusement laide lui revenait toujours à la face.

Elle en était désormais au stade de relecture. Personne n'était venu l'interpeller pour étudier Eren ; l'avaient-ils oubliée ? Peu lui importait. Les conclusions sur lesquelles elle venait d'aboutir étaient bien trop perturbantes pour qu'elle se soucie de quelque chose d'aussi mineur. Alors, elle dégagea une énième fois son carré châtain qui lui obscurcissait la vue, et fit défiler ses prunelles vertes sur les trop nombreux caractères qu'elle avait dessinés.

Son cœur se tordit dès qu'elle réalisa ce qu'elle venait de faire.

Attends. Elle écarquilla lentement les paupières, et se saisit de son sommaire d'une main tremblante. Là, elle le scruta, encore et encore et encore et encore. Non. Elle y comprenait quelque chose, mais ce seul fait la sonna aussi bien qu'une droite. Et pour cause : l'alphabet dans lequel elle l'avait écrit lui était complètement étranger.

Le choc la cloua sur place. En bref... Elle tenta de prendre une longue inspiration, ne récolta que quelques bouffées d'air saccadées. J'écris dans une calligraphie inconnue... Depuis des jours ?

Combien de notes avait-elle prises, ces derniers temps ? Bien trop pour que cela relève d'une quelconque coïncidence. Ce n'était pas de l'arabe, ni du cyrillique, ni de l'hébreu, et surtout pas du romain. Tout était carré, et affreusement simple. Elle n'avait jamais remarqué ça avant.

Ses pensées se remirent lentement en place... Juste assez tôt pour entendre les pas qui s'étaient élevés derrière elle. Elle se retourna vers sa porte, dans l'attente d'une Emilie toujours aussi adorable et rassurante. Ce ne fut pas son visage délicat qu'elle rencontra.

Une personne encapuchonnée se tenait là, poignard à la main.

Lien vers l'image : https://www.zerochan.net/1500874

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