Viva l'aripiprazol en gougouttes - Partie 2
Périphérie intérieure d'Orvud, Mur Sina, 25 décembre 851
« Bon anniversaire. »
Livaï manqua de sursauter. Les paroles de Marion venaient de briser avec brio le silence qui occupait jusque-là la chambre. Elle était muette depuis une bonne heure, et avait simplement fini par lui sortir... Ça ? Il se retourna sur sa chaise, paupières plissées.
Elle était toujours assise au bord de son lit. Dans sa main, la lettre de Leah. C'était la seule chose qu'elle avait tenue à emmener à l'hôpital. Il l'avait vue la relire encore et encore après avoir retrouvé la mémoire, mais qu'elle la fixe aussi longtemps... C'était une première, mais peut-être pas si surprenant que ça.
« Merci. » Elle haussa les épaules. « J'aurais aimé vous prendre un cadeau, mais j'avais pas prévu qu'on m'hospitalise. » Cette fois-ci, il manqua de s'étouffer avec sa salive.
« Non, on ne m'offre rien. Et ce n'est pas ma date de naissance.
— Aujourd'hui, vous avez trente-trois ans, contra-t-elle. Trois fois onze. C'est quand même une date anniversaire. »
Il fronça les sourcils.
« Certes.
— Peut-être qu'il y a des trucs utiles, en ville.
— On ne peut pas sortir dehors, et je viens de te dire que je ne reçois rien.
— Je vous ai toujours donné quelque chose. La dernière fois, c'était des chaussettes.
— Tu appelles ça un cadeau ? jeta-t-il.
— Je les ai achetées rien que pour vous ! protesta-t-elle. Elles étaient jolies, en plus. Y avait du rouge et du noir, un peu comme le livre...
— Peu importe. Ne te fais pas chier avec ça. »
Elle se leva, et s'adossa à la fenêtre éternellement verrouillée.
« Quand même. Je dois aussi vous remercier d'avoir signé pour être mon tuteur. Ils prennent ce genre de décision très facilement, par rapport au vingt-et-unième siècle...
— Je n'avais pas le choix.
— Un peu, souffla-t-elle.
— Pas vraiment.
— Il n'empêche qu'un petit machin... »
Il la gratifia d'un air blasé.
« Non.
— Pourquoi ?
— Ça ne m'intéresse pas.
— Rien du tout ?
— Rien du... »
Il s'arrêta net. Maintenant qu'il la regardait de plus près... Il y avait bien une chose qu'il voulait. Quelques instants coulèrent : il ouvrit de nouveau la bouche. « Approche. »
La surprise se dessina sur son visage rond, mais elle obtempéra quand même, et s'arrêta à un mètre de lui. « Oui ? » Il se leva. Derrière les verres de ses lunettes, il pouvait voir que ses yeux le scrutaient avec attention.
Il fit un pas vers la chercheuse. Puisqu'elle ne bougea pas, il avança encore, et se retrouva vite juste devant elle. Ils se regardèrent un moment. Il finit par tendre la main vers son visage... Et attraper l'une de ses mèches châtaines d'un air grave. Même au toucher, ils étaient catastrophiques.
« Peut-être que tu devrais couper les pointes. » Elle fronça les sourcils. « Ça fait un mois qu'ils m'horripilent. Puisque mon anniversaire est si important, je te conseille de couper ces foutues pointes, que j'aie la paix. » Elle resta muette un moment. « D'accord », finit-elle par dire dans un haussement d'épaules. « Je peux faire ça. »
Un poids énorme s'ôta de ses épaules. Il retourna à son bureau avec soulagement.
« Mais il y a un problème, laissa-t-elle alors tomber.
— Quoi ?
— On n'a pas le droit aux ciseaux, ici. »
Ses paupières s'écarquillèrent.
« Si, murmura-t-il.
— Hein ?
— Tu vas y avoir droit, aux ciseaux.
— Livaï...
— C'est une question de vie ou de mort.
— C'est dans le règlement...
— L'état de tes cheveux est légal, peut-être ? »
Elle tenta de dire quelque chose, mais ses mots restèrent coincés dans sa gorge. Elle dut se contenter d'une expression un poil vexée. « On y va », dit-il donc en se mettant une nouvelle fois sur ses pieds.
Le couloir clair et vaste, éclairé par la lumière du soleil ; les marches tout aussi propres et nettes ; le fameux hall carré ; le bureau des soignants qui ressemblait à s'y méprendre à un guichet, avec sa portion partiellement ouverte aux interlocuteurs.
Ils purent encore voir que la pièce était relativement encombrée, entre la table rectangulaire posée en plein milieu, les nombreux tabourets éparpillés un peu partout au besoin, et les étagères presque courbées sous les piles de dossiers. Pas de bibelot ni de tableau, mais les murs, eux, étaient les mêmes que dans le reste de l'établissement... Bien que moins hauts.
La face potelée et criblée de tâches de rousseur de Stephan se tourna vers eux avec surprise. Au vu de l'inquiétude qui naissait dans ses prunelles brunes, il devait certainement s'attendre à une nouvelle crise. Livaï leva donc une main avant qu'il ne se fasse plus de mouron. « On aurait besoin de ciseaux. »
L'autre haussa ses sourcils roux.
« De ciseaux ? Pourquoi ?
— Ses cheveux, dit-il sombrement en les désignant. »
Il les regarda avec incrédulité. Puis, un rire clair s'échappa de sa gorge. Au bout d'une bonne minute, il se calma, et essuya les larmes qui lui étaient montées aux yeux. « Je comprends bien, mais les ciseaux sont censés être interdits aux patients ici », finit-il par dire dans un sourire qu'il ne pouvait manifestement pas contrôler. « Il y a des coiffeurs dans Orvud, vous pouvez demander une permission au médecin... »
Le caporal-chef croisa les bras. « Permission ou pas, on n'est pas censés sortir d'ici, et elle ne les utilisera pas seule. Je vous conseille vivement de nous les filer, ou je risque d'arracher sa tignasse à mains nues. »
Il y eut un silence. Le soignant le scruta un moment, avant de soupirer. « Vous devez avoir raison... Isabel ? » Le petit homme se raidit brièvement. C'est une autre infirmière, mais on ne l'a jamais vue, se rappela-t-il. Il ne loupa pas l'expression légèrement préoccupée de Marion, mais l'ignora tout de même.
La fameuse Isabel arriva. Grande, les traits fripés, les cheveux blancs, l'œil aiguisé. Il était surpris qu'elle soit encore au poste : elle devait bien avoir soixante-dix ans.
« Qu'est-ce qu'ils veulent ?
— Des ciseaux, pour qu'elle se coupe les cheveux.
— C'est une blague ? jeta-t-elle, paupières plissées. C'est pas un salon de beauté, ici. »
Elle n'a pas tort... Il étudia brièvement les pointes de sa subalterne. Peut-être avait-il exagéré leur état. Mais non, elles étaient toujours ébouriffées par une sécheresse largement comparable à la peau de la vieille qui leur servait d'interlocutrice. Un frisson d'horreur le parcourut de nouveau. Il braqua ses prunelles claires et plissées sur la plus âgée. C'est juste des foutus ciseaux.
« Vous voyez bien que c'est une urgence, lâcha-t-il.
— Une urgence ? Elle a juste les cheveux défoncés. Y a des cas bien plus graves, ici, du balai.
— Ce n'est pas parce-que votre coupe est à chier que celle de Marion doit subir le même sort.
— Vous et votre avis pouvez bien aller vous faire foutre.
— Oh ? articula-t-il. Je me demande, de nous deux, qui en prendrait le plus dans la gueule.
— Défigurez-moi comme vous le voudrez, ma tronche n'atteindra jamais le niveau de laideur de la votre.
— J'en doute. J'ai beau vous regarder, je ne vois pas l'once d'un espoir pour v...
— Tenez, madame Griffonds !
— Merci. »
Ils se retournèrent brusquement. Stephan venait de donner avec amabilité des ciseaux à bouts ronds à la jeune femme, qui lui répondit par un sourire, bien que faible. Livaï fronça légèrement les sourcils. La face la plus expressive qu'il avait vue chez elle lors de ses derniers mois s'était résumée à l'ombre d'un rictus.
Toutefois, il déchanta bien vite lorsque le regard de l'autre la quitta, et qu'elle retourna dans sa morosité journalière. Isabel soupira, manifestement irritée. « Stephan a parlé », cracha-t-elle. Elle tourna les talons. « Démerdez-vous, mais ne rejetez pas la faute sur moi s'il y a un problème. »
L'officier observa son dos raide alors qu'elle retournait dans le bureau. Ça, c'était ce qu'on appelait une personne compétente. Il ne s'était pas engueulé de la sorte avec quelqu'un depuis des années. Est-ce que je vais ressembler à elle, lorsque je serai un vioque ?
« N'oubliez pas de nous les redonner dès que vous aurez fini. » La chercheuse hocha la tête. Ils firent volte-face... « Oh, attendez, j'ai oublié votre traitement ! » ... pour se tourner de nouveau vers lui. « Suivez-moi », dit-il d'un air désolé. Ils obtempérèrent.
L'infirmerie, au premier regard, était plutôt semblable à la réserve de nourriture du Bataillon. Il y avait des étagères, des tiroirs, des placards. Mais elles différaient sur un point : ici, leur contenu était soigneusement indiqué par des carrés de papier cloués, tant et si bien qu'il eut simplement besoin de sortir l'ordonnance de Marion, d'y jeter un œil, et de se diriger immédiatement vers un rangement.
Il en sortit un flacon, attrapa un verre, déposa une quinzaine de gouttes au fond et le remplit avec de l'eau. Puis, il lui tendit. Face au liquide désormais trouble, elle eut un moment d'hésitation, mais le but tout de même. Ses traits se crispèrent immédiatement. Il devina sans mal que la boisson devait être particulièrement dégueulasse.
Ils retournèrent au premier étage, dans la chambre de taille moyenne qu'ils occupaient. La scientifique lorgna le lit double un moment, puis l'armoire lourde, puis le bureau si simple qu'il contrastait avec le reste, et finit par se diriger vers la salle de bain miniature.
Il la suivit. Elle ne dit rien, et se plaça au-dessus de l'évier blanc, devant le miroir. Appuyé contre l'encadrement de l'entrée, il étudia la pièce étroite.
Elle était rectangulaire, et essentiellement meublée d'une douche au battant de bois coincée dans un coin, et de toilettes cachées derrière une porte, à l'autre bout. Le seul luxe présent ici se résumait à un porte-serviettes accroché au mur. Le tout était assez mal éclairé, mais la blancheur des pierres rattrapait le coup. Il se demandait d'ailleurs de quelle manière ils les lavaient, car le résultat était plutôt convenable.
Il reporta ses yeux clairs sur Marion. Elle avait posé ses lunettes aux verres carrés, et tenait désormais ses cheveux dans l'autre. Elle en approcha les ciseaux, et les ouvrit... Mais ne coupa pas.
Ses yeux s'étaient écarquillés, et sa main s'était mise à trembler. Encore. Il s'approcha, et lui retira machinalement l'outil. « La dernière fois... » murmura-t-elle. « C'était Hajime Isayama qui avait arrangé ma coupe... » Elle s'appuya contre le meuble. « Ils sont tous morts à cause de moi... »
Il s'apprêta à répliquer, mais se ravisa juste à temps. Ne rien dire, se souvint-il. L'emmener aux infirmiers. Il ouvrit donc la bouche ; elle se redressa au même instant.
« Donnez-moi les ciseaux.
— Non.
— J'en ai besoin.
— J'ai dit non. »
Elle braqua son regard sur lui. Il était revenu à la normale. « Mes cheveux... Ils sont trop longs. » Sans blague. « J'aimerais bien les couper. » Génie.
« Mais pour ça... J'ai besoin des ciseaux.
— Je m'en doute.
— Dans ce cas...
— Si tu commences une crise à chaque fois que tu les prends dans tes mains, ça ne va pas être possible. »
Elle pinça les lèvres. « Mais mes cheveux ne s'arrangeront pas si je ne... » Sa phrase mourut d'elle-même, et la jeune femme se mit à le scruter. De longues secondes coulèrent. « Quoi ? » Elle ne répondit pas. Il fronça les sourcils. Elle a un air parfaitement normal... Et pourtant, ses lèvres restaient interminablement scellées.
« Oh, Marion. » Elle l'étudia plus intensément encore. « C'est juste des cheveux. » Ses prunelles vertes le transpercèrent presque. Je suis mal placé pour dire ça... admit-il. « Tu les couperas une autre fois. » Toujours rien. Il serra les dents. « Si t'es si déçue que ça, t'as qu'à les chier, tes putains de p... »
Ce fut à son tour de s'étrangler : il venait tout juste de comprendre l'enjeu de son mutisme. « Sérieusement ? Non. » Elle se contenta de plisser les paupières. Le silence s'alourdit de plus en plus, tant et si bien qu'il se sentit dans l'obligation de déglutir. Il le savait, il était en train de découvrir le talent qu'elle leur avait caché depuis si longtemps : fixer sans ciller.
Comment allait-il se sortir d'une telle situation ? La pression pesait affreusement sur ses épaules. Il tint un instant, deux instants... Mais le troisième eut raison de lui. Il laissa tomber le « tch » qu'il avait abandonné depuis quelques semaines maintenant. « Très bien », jeta-t-il. « Mais tu n'auras pas intérêt à te plaindre. »
Un rictus sombrement victorieux tordit les traits de la chercheuse. Elle se tourna ensuite vers l'évier avec une expression plus mitigée. Il la laissa se démêler les cheveux, puis se planta sur sa droite. « Bouge d'un centimètre, et je te rase le crâne. »
Il prit l'une de ses mèches entre son index et son majeur, et en jugea l'état. Sa tignasse châtaine tombait jusque sur ses épaules... Et était dévorée par la sécheresse sur six bons centimètres. Elle était aussi rêche au toucher qu'à la vue. Il remonta donc au-dessus, et constata avec surprise qu'ils étaient moins désagréables à cet endroit-là. Toutefois, le tout restait horrifique.
Il coupa une première fois : les bouts de cheveux tombèrent sur le plancher sombre. Il s'occupa ainsi du premier côté avec concentration. A force de raccourcir lui-même sa coupe, seul dans sa salle de bain, il s'était habitué à l'exercice ; ce fut donc sans difficulté qu'il arriva dans le dos fin de Marion.
Derrière, leur couleur était étrangement plus foncée. Lorsqu'il remarqua qu'elle avait mal brossé cette partie-là, il fronça le nez, et les réarrangea avec la brosse. Le silence qui suivit fut seulement brisé par le cliquetis de l'outil. Il entama une nouvelle boucle : au même instant, sa subalterne fit un léger mouvement. Ce fut avec horreur qu'il réalisa qu'il avait manqué de rater ce geste-là.
Il jeta un œil noir au miroir. Il passa sur le fait qu'elle le dépassait de trois maudits centimètres. Cette imbécile était en train de se mordiller machinalement le pouce : il attrapa son bras, et le remit contre son corps.
« Je t'ai dit de ne pas bouger, articula-t-il. C'est encore plus valable si tu dois te défoncer les doigts.
— Pardon, murmura-t-elle. »
Il observa un moment ses traits. Il était presque étonné de ne constater que maintenant que l'absence de lunettes les rendait un peu plus fins encore. Elle lui jeta alors un regard : il retourna à sa besogne. Je dois arrêter de fixer les gens. Ce n'était pas la première fois que cela lui arrivait ; d'abord Marion, ensuite Stephan, enfin la quinquagénaire qui mangeait à la même table qu'eux.
Il arriva enfin au bout de la tâche, et recula. Ce fut avec répugnance qu'il évalua l'état du sol. Il était devenu bordélique tout autour de la scientifique... Et sa chemise aussi. Mais au moins ses cheveux lui arrivaient-ils désormais juste en-dessous du menton.
Ils étaient taillés bien plus proprement : la satisfaction l'envahit. Il la laissa les secouer et s'épousseter. « cadeau » ou pas, ça a servi à quelque chose. Quoique, cadeau... C'est quand même moi qui me suis ramassé tout le boulot.
« Je me demande si je vais pouvoir les attacher », dit-elle alors. Il plissa les paupières, non pas à cause de ses paroles, mais de son ton encore plus fatigué que d'habitude. Elle remit mollement ses lunettes, et se dirigea vers la sortie à pas lents. « Merci pour ça », murmura-t-elle. « Un balai... »
Il écarquilla les yeux : elle venait de tomber contre l'encadrement de la porte. Il s'approcha avant qu'elle ne s'écroule à terre – ce qui n'arriva pas. Ça devient somatique, maintenant ? « Eh. C'est quoi, ça ? »
Mais ses paupières, elles, avaient l'air de se faire de plus en plus lourdes. « Marion », lâcha-t-il. Lorsqu'il posa vigoureusement ses mains sur ses épaules, elle entrouvrit les lèvres.
« Je pense que c'est les gouttes. Danilin a dit qu'au début, ça foutait un coup...
— Ah... Oui. »
Il se résigna à l'aider à se tenir sur ses pieds, et à l'accompagner jusqu'à son lit. Elle s'y assit immédiatement. « Bordel, ma tête... » grommela-t-elle. « Ça peut être un peu fort le temps que son corps s'adapte, mais ce médicament n'impactera pas ses capacités intellectuelles », résonnèrent dans son crâne les mots du psychiatre. Y a intérêt. Hansi et Annie ne seraient pas ravies, si elle se transformait en légume.
Il observa un moment la scientifique. Sous sa chemise, son thorax témoignait de sa respiration sifflante. Elle avait planté ses coudes dans ses genoux, et collé sa main à son front.
Puisqu'il ne pouvait pas faire grand-chose de plus, il s'approcha de l'armoire, l'ouvrit, et dénicha le balai et la pelle que l'hôpital fournissait à leurs patients afin qu'ils restent autonomes. Ceux du Bataillon étaient de meilleure qualité, mais ils s'en contentaient depuis trois semaines. Il pouvait bien faire avec pour ramasser le cadavre de la tignasse de Marion.
Il repartit donc dans la salle de bain. Et après ça, Kostrovicki, songea-t-il.
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