... SI T'ES FIER D'ÊTRE UN CHAILLOT... - Partie 5
Shiganshina, 18 février 852
Une fois que Livaï eut terminé ce bout d'épopée, le silence s'installa. « Elle devait être vraiment douée », dit finalement Erwin. « Pour avoir tué plus de vingt-quatre élites... Et je suis également impressionné que Kenny ait retenu ces chiffres. » Son collègue acquiesça. Il mit sa tasse sur sa table de chevet, puis posa sa main sur le jambon qui reposait sur ses genoux.
Le jambon ? L'autre se raidit, et balaya immédiatement son regard sur la pièce. Il se fixa alors sur un point, que le major suivit à son tour. Marion était en train de quitter l'infirmerie sur la pointe des pieds.
« Oh », articula le caporal-chef. Il désigna la cuisse de porc cuite. « C'est quoi, ce bordel ? » Quelques instants coulèrent. Finalement, elle tourna lentement la tête vers lui : un rictus espiègle se dessinait sur ses lèvres fines. Ils se fixèrent un long moment. « Récupère-le. » Elle resta immobile... Puis se mit à se gausser, là, plantée au beau milieu de la pièce.
Erwin put voir le plus petit écarquiller les yeux. Pourquoi est-ce qu'il réagit comme ça ? s'étonna-t-il. Le rire de la chercheuse n'était même pas agréable à entendre : il ressemblait à s'y méprendre au bruit que faisaient les ébénistes en ponçant leurs meubles. Il réfléchit un instant. Oh, je vois. La dernière fois qu'elle a ri, c'était en octobre. D'ailleurs, lui aussi s'était marré...*
Il haussa les épaules. Mais ça n'a duré que quelques secondes. Le jour où je le verrai éclater de rire, je me couperai un bras. La scientifique, après avoir essuyé deux ou trois larmes, s'approcha du blessé pour récupérer le met... Ce même blessé qui était toujours muet.
« Désolée, sourit-elle. Je n'ai pas été la seule à avoir eu l'idée...
— Traîtresse ! s'écria Hansi. »
Elle déboula du couloir d'un air affligé.
« J'allais pas tout me prendre dans la face !
— Mais si ! Toi, il t'exploserait pas le crâne par terre, pleurnicha-t-elle.
— Sérieux ? Pourquoi ? »
Sa question tomba sur leur tête comme un gros caillou. Il y eut un silence, au bout duquel Livaï se pinça l'arête du nez. « Parce-que tu fais beaucoup moins de conneries que Hansi. » « Parce-que je n'ai pas envie de te frapper. » « Cassez-vous, maintenant, Erwin et moi n'avons pas fini de causer... » « Fuis avant que Hansi n'y mette son grain de sel... » « ... et en silence. » « ... et sans l'exciter plus que ça, ou je suis foutu. »
Erwin n'était pas peu fier de ses talents de traducteur, mais il ne put pas l'étaler plus que cela : déjà partaient-elles en se tenant par les épaules. Elles allaient certainement revenir à leur hilarité une fois hors de leur champ de vision. Il eut tout juste le temps d'apercevoir Annie poser un regard mauvais sur la chef d'escouade avant que la porte ne se referme.
« Et donc, reprit-il, ils se sont enfuis de la base. Qu'est-ce qu'il s'est passé ensuite ?
— La Chine a lancé des recherches nationales. Une prime à qui la ramènerait, morte ou vive. Pour s'enfuir, ils ont dû jouer des pieds et des mains... Déjà pour cacher leur identité, car une occidentale chauve, ça se repère vite. »
Il ferma brièvement les paupières. « Ils ont donc braqué quelques magasins... »
***
Lhassa, sud-ouest de la Chine, 26 septembre 1976
« Donnez-moi une perruque. »
La pauvre femme âgée sur laquelle Shihong pointait son Phantom ne put qu'acquiescer frénétiquement. « Laqu... » Elle s'étrangla, et se força à désigner les différentes chevelures qui pensaient à plusieurs crochets derrière le comptoir. « Laquelle voulez-vous ? »
Elle et Jian avaient décidé de ne viser que des petites boutiques. Plancher craquant et poussiéreux, caisse abîmée, étagères bancales. Voilà comment ils s'étaient acheté des nouveaux habits, des provisions... Et, désormais, des cheveux pour la plus jeune : son crâne chauve était trop reconnaissable.
Elle mit sans ronchonner les longues boucles brunes que lui présenta la vieille dame, et plissa ses yeux clairs. « Un mot, et vous êtes morte », jeta-t-elle. Sur ces belles paroles, ils rabattirent leur capuche sur leur tête, et sortirent de nouveau dans la rue.
Ils avaient encore quelques chaînes de montagnes à traverser avant d'atteindre New Delhi, en Inde. Les hauts monts verts les surplombaient déjà ; se promener dans l'Himalaya n'était pas de tout repos, même pour eux. Au moins neuf cents kilomètres les attendaient encore...
***
Shiganshina, 18 février 852
« Pourquoi ils n'ont pas pris de transport ? s'étonna une nouvelle fois le plus grand.
— Ils étaient recherchés, ils auraient directement été repérés. »
Il se caressa brièvement le menton.
« En effet. Et donc, quelle a été l'étape d'après ?
— Ils sont allés en Inde... »
***
New Delhi, Inde, 15 octobre 1976
« Regarde, du chikan ṭikkaa masaalaa ! » s'extasia Shihong. Jian sourit brièvement en voyant son assiette, dans laquelle des bouts de poulet baignaient dans une crème rouge et épicée.
Un jeune couple qui les avait vus déambuler dans les rues d'un air un peu perdu était venu les voir. Malheureusement, ils ne parlaient pas la même langue, et avaient dû s'en sortir en gesticulant ; après s'être concertés, ils leur avaient proposés de venir chez eux.
Ils avaient accepté avec un grand soulagement. Les chinois n'étaient pas bien vus en Inde depuis la guerre qui avait opposé celle-ci à la Chine, en 1962. L'adolescente s'en sortait mieux que lui avec ses traits occidentaux, mais les hindous discriminaient toujours un peu les européens. Ce n'était pas étonnant : la France n'avait cédé qu'en 1963 à l'indépendance des quelques colonies qu'ils lui restaient ici.
Désormais, ils avaient à leur disponibilité un crayon et une feuille. Celle-ci était couverte de bonhommes bâtons : ils fuyaient le drapeau chinois, traversaient des montagnes, faisaient du stop. S'ils n'avaient pas caché qu'ils étaient des déserteurs, ils avaient omis la dimension sanglante de leur évasion, et les vols qu'ils avaient perpétrés dans différents magasins avant de traverser la frontière. Leurs hôtes devaient de toute façon s'en douter, mais ne paraissaient pas mal à l'aise : ils ne portaient manifestement pas les institutions chinoises dans leur cœur.
Ils échangèrent d'ailleurs quelques mots. La femme réfléchit un instant, plissa ses yeux verts, et se saisit du stylo qui reposait sur la basse table de bois foncé. Ce fut une douche et un lit qu'elle dessina. Le soulagement se peignit sur les traits des anciens soldats ; ils acquiescèrent immédiatement.
Ils avaient séjourné deux nuits chez des paysans, dont une famille leur avait donné ses coordonnées. Le reste du temps, ils avaient dû dormir dehors, cachés dans des hangars ou derrière quelques arbres. Si cela était déjà éreintant, ce n'était pas comparable avec la tristesse qui les prenait lorsqu'ils repensaient à leurs anciens camarades.
Ils en avaient passé, des soirées, à les pleurer. Jian savait déjà que l'armée mentait à Shihong depuis le début, et s'en voulait assez de ne pas avoir été suffisamment courageux pour lui en parler. Toutefois, la douleur qu'il ressentait en revoyant ces corps éclatés...
Mais maintenant, on a un futur bien plus brillant devant nous. Il prit une cuillerée du met qui l'attendait. Même si le voyage jusqu'en France sera long... On y arrivera, j'en suis certain.
***
Shiganshina, 18 février 852
« ... puis au Pakistan. »
***
Sukkur, Pakistan, 20 octobre 1976
« Regarde, c'est l'Indus ! » s'exclama Shihong. Elle vit son camarade hocher la tête.
Cette fois-ci, ils se tenaient sur un terrain vague à la terre sèche. Il était légèrement en avant sur le fleuve à l'eau marron, qui se rétrécissait tout juste en face d'eux. Plus loin à droite, l'Indus s'élargissait drastiquement, et quelques doigts fins de terre tentaient de gagner du terrain sur lui ; soit ils partaient de la berge, soit ils émergeaient faiblement.
A leur gauche, c'était le pont d'Ayub qui enjambait ce bras d'eau. Il liait la berge à une île plantée en plein milieu. Derrière eux, Sukkur, une marée de maisons cubiques de couleur claire.
Ils étaient parvenus à traverser l'Inde en bus et en stop. Heureusement pour eux, l'armée chinoise n'avait pas pu les poursuivre là-bas, ou cela aurait déclenché un autre conflit. Pour passer de l'Inde au Pakistan, par contre...
Après les trois guerres entre ces deux pays qui avaient parsemés les belles années entre 1947 et 1971, les hindous n'étaient pas vus d'un bon œil ici. Ils s'étaient déjà fait agressivement accoster en Inde, et avaient dû en venir aux poings. Ici, cela ne s'était pas encore produit, à leur grand...
« Khush aamdeed, doston ! »*
*De l'ourdou au français : « Bonjour, les gars ! »
La jeune fille se retourna lentement. Cinq hommes venaient de débarquer. Celui qui les avait interpellés – et aussi le plus costaud – s'avançait déjà. Sur son visage carré et mate, entre sa moustache et sa barbe rêches, se dessinait un rictus peu avenant. « Aap kaisay hain ? »*
* « Comment ça va ? »
Elle plissa les paupières. « I don't understand », répondit-elle de son accent terriblement franco-chinois. Bien évidemment, il se contenta de tendre la main. « Money. » Quelques secondes coulèrent. Elle finit par fermer brièvement les paupières, et secoua la tête.
La face de l'autre se fit courroucée. Il s'avança à grands pas, la prit par le col, leva le poing... Et se retrouva par terre. Elle venait de lui tordre brutalement le bras ; maintenant qu'il avait le menton dans la poussière, elle posa un genou sur son dos, et scruta les autres.
Il y eut un instant de flottement, au bout duquel deux d'entre eux se jetèrent vers elle en serrait les dents. « Kutia ! »* s'écria le plus grand. L'intéressée déboîta immédiatement le coude du chef, et se releva en une fraction de seconde.
* « Salope ! »
Le premier lança son poing vers sa face. Elle esquiva, mit son genou dans son ventre, le laissa se plier en deux. La brève hésitation du second lui permit de lui mettre une puissante droite. Il tomba au sol à son tour.
Cela suffit manifestement à faire fuir les derniers : une fois qu'ils furent partis, elle observa la scène. Le duo encore conscient était là, à se tordre de douleur. Elle s'agenouilla devant le meneur ; lorsqu'il releva sa face effrayée vers elle, elle le gratifia d'un regard noir, et tendit sa propre main comme il l'avait fait.
« Money. »
***
Shiganshina, 18 février 852
« Elle a une certaine classe.
— « C'est pas ma daronne pour rien », a dit Kenny.
— Et eux aussi, ils leur ont donné leurs coordonnées ?
— Ils ont fait mieux que ça, lâcha Livaï. Comme elle les a tenus en respect, ils les ont aidés à aller jusqu'en Iran. Et puis, la France et la Chine étaient alliées avec le Pakistan... Donc le principe même de ce voyage leur a plu. »
Il jeta un œil à la fenêtre. Au vu du ciel qui commençait à s'assombrir, ils étaient largement arrivés en fin d'après-midi.
« Enfin. Elle a dû se prendre un voile pour traverser l'Iran, l'Irak, l'Egypte, et la Lybie. En Algérie, elle n'a pas été très bien accueillie à cause de ses origines françaises. Pour passer du Maroc à l'Espagne, ils ont galéré, car les deux pays n'étaient pas vraiment potes. Une fois là-bas... Elle a enfin cessé de se voiler, et a pu retirer sa perruque. La seule frontière qu'il leur restait était les Pyrénées. »
***
Pau, France, 24 décembre 1976
Jian et Shihong regardèrent avec horreur les décorations qui ornaient les rues. Ils venaient enfin de traverser les Pyrénées ; un automobiliste les avait prit à Cadanchù, ville qui se trouvait juste à côté de la frontière entre la France et l'Espagne.
Ils avaient remonté la Nationale 134, avaient regardé les montagnes avec suspicion – rien ne valait l'Himalaya – et s'étaient ennuyés à mourir jusqu'à ce qu'ils remontent l'avenue Henri IV... Et se souviennent que dans les pays sous influence américaine, ils fêtaient Noël.
Ils n'auraient pas pu être plus dévastés. La vue des étoiles et des bonhommes de neige qui se donnaient joyeusement la main en clignotant était affreuse. C'est donc ça, le capitalisme ? Ils se regardèrent en chœur : ils arboraient la même expression lugubre.
« Jian...
— Oui.
— Regarde ça.
— J'ai vu.
— On retourne en Chine ?
— Non ? »
Elle pinça les lèvres.
« Certes, lâcha-t-elle, mais on ne peut pas laisser ce pays dans la merde comme ça... Il va falloir s'impliquer, Jian.
— Je le constate bien, murmura-t-il. Qu'est-ce que tu comptes faire ?
— Ils ont un parti communiste, ici, non ? Bon, c'est des fiottes, mais je ne peux pas rester face à ce désastre les bras croisés !
— Mais, Shihong... Si tu t'inscris dans un parti, la Chine va te retrouver...
— Ils y arriveraient de toute manière. Mais je vais changer d'identité. »
Pas bête, ça...
« Tu penses que je devrais faire pareil ?
— Peut-être.
— Mais j'aime bien mon prénom...
— J'aime bien le mien aussi, soupira-t-elle avec déception. « Le monde est rouge »... T'as pas plus beau ! Par contre, toi, comment tu vas faire, pour tes papiers d'identité ? Tu as pu les berner en Chine, mais ici, ça va peut-être être plus compliqué. »
Il baissa le regard. Avec tout le chemin qu'ils avaient fait, Shihong avait largement eu le temps de remarquer qu'il avait des seins et un appareil féminin. Plus précisément, il avait été grillé dès qu'ils s'étaient réfugiés dans de la broussaille à quelques kilomètres de leur ancienne base.
Ils avaient dû enlever leurs uniformes... Celui-là même qui avait parfaitement dissimulé sa poitrine pendant des années. Mais il avait de la chance : ses pectoraux étaient assez développés pour gagner du terrain sur elle, et sa voix était particulièrement grave, pour une « femme ».
Mais elle a raison. Si je dois me faire hospitaliser ou quoi que ce soit d'autre... Là-bas, je n'ai été fiché qu'à l'âge de treize ans, et de ma propre initiative. Je peux dire merci aux fins fonds de la campagne. Peut-être que j'ai fait une connerie, à mentir au parti. D'ailleurs, elle va galérer pour son âge.
La jeune fille échangea alors quelques mots en français avec le conducteur, un grand homme au visage carré. Côté passager était assis un garçon d'environ treize ans. Lui avait des traits fins, des cheveux bruns et bouclés, et un sourire enthousiaste collé aux lèvres. Il avait l'air fasciné par leurs origines. Un féru d'histoire ?
« ... Poitou », dit justement celui-ci. Il fronça les sourcils ; sa camarade se tourna vers lui. « Stéphane et monsieur Bern nous conseillent d'aller dans une région appelée Poitou-Charentes. Il y aurait une petite ville discrète où on pourrait emménager. Des gens seraient ravis de t'y apprendre le français, d'ailleurs. »
Il jeta de nouveau un œil aux guirlandes. « Va pour le Poitou. »
***
Shiganshina, 18 février 852
Il lui expliqua à la chaîne tout ce qu'eux, hommes des Murs, n'auraient pas pu comprendre sans des explications claires. « Son avis de recherche aurait pu être élevé à l'international, mais la Chine ne voulait pas paraître suspecte. » Naturellement...
« J'ai détaillé tout ça pour que tu comprennes à quel point elle était puissante, et le voyage interminable qu'ils ont fait.
— Est-ce qu'elle est impliquée dans la guerre des Murs ?
— Seulement indirectement, avec ses gosses.
— Ses enfants ? s'étonna le blond. Tu n'as mentionné que Kenny.
— Il y a aussi mon père et celui de Mikasa.
— Donc vous êtes cousins...
— Non, tu n'as pas compris ce que je viens de dire. »
Il le gratifia d'un air surpris, qui se renforça d'autant plus en voyant son regard sombre. « C'est une seule et même personne. »
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