Ruines - Partie 2
Shiganshina, 15 octobre 851
« C'est bien la suicidée qui a tué Marion. Les coups qui l'ont tuée correspondent au poignard qu'elle tenait. » Docteur Weierstrass reposa ses documents, et promena son regard sur les officiers du Bataillon. Hansi ferma les yeux un instant. « Et qu'est-ce qu'on fait, maintenant que la personne qui était indispensable à la survie de l'humanité est morte ? »
Le silence qui suivit fut éloquent. Livaï baissa la tête. Mike continua de fixer ses mains. Le médecin se gratta nerveusement le pouce. Il n'y eut qu'Erwin pour garder son air impassible. Lui ne trouva pas ce mutisme très parlant, car il ouvrit la bouche.
« Ce ne sera pas une si grande perte que ça. »
La chef d'escouade se leva d'un bond, et plaqua ses mains sur la table.
« Tu as oublié la lettre de Leah ? gronda-t-elle. Je cite : « Lorsque les ennemis ont posé la main sur toi, il ne nous restait plus qu'à faire notre testament. » Et tu es là, à nous dire que ce n'est pas une grande perte ?
— Les ennemis ne l'ont pas plus que nous. »
Elle écarquilla les yeux. Après quelques secondes, elle se rassit.
« Ni nous, ni eux ne pouvons la récupérer. Il n'y aura pas d'inégalité aussi importante que dans la ligne d'univers de Leah. On peut encore s'en sortir.
— Et pour la machine numéro sept ? traîna la voix du caporal-chef. »
Pas de réponse. Il se tourna vers Mike. « On ne nous a même pas dit pourquoi elle est si importante. La Résistance le savait, non ? » Toujours rien. « Et toi, le seul Résistant encore vivant, tu en as une petite idée, n'est-ce pas ? » L'intéressé tourna la tête vers lui. « Je ne suis pas censé en dire plus. »
Le petit homme se leva. Il rangea lentement sa chaise, avança vers son collègue, le prit par le col, et le plaqua contre le mur avec violence. Personne ne cilla.
« Ce n'est pas le moment de faire ton mystérieux », articula-t-il dangereusement. « On est dans une merde pas possible, là. Pourquoi est-ce que Marion était la seule à pouvoir sceller cette putain de machine ? » Il renforça sa prise. « Qu'est-ce que ce foutu engin a d'aussi spécial ?! »
Voyant que l'autre restait muet, il dressa le poing. Mais il n'eut pas le temps de l'écraser sur sa mâchoire que son interlocuteur ouvrit la bouche : « C'est elle qui l'a créée. »
Nouveau silence. Il entrouvrit les lèvres, puis le lâcha. Mike remit sa chemise en place. « Ce n'est pas n'importe-quelle machine, Livaï. C'est une M-G point.7. Marion-Generation Seven. On a détecté une importante activité dessus et sur sa jumelle du vingt-et-unième siècle. Des transferts en masse, ce qu'il n'est pas possible de faire sur les autres. Ce couple est le seul à permettre ça. »
Hansi pinça douloureusement les lèvres.
« Et puisque seule Marion en connaissait le fonctionnement exact, seule elle savait comment la sceller. On a supposé qu'il fallait qu'un transfert se fasse pour boucher les tunnels spatio-temporels auxquels elle est connectée. Mais pour ce qui est des commandes exactes, il n'y avait que Marion.
— D'où le fait que les américains voulaient absolument la récupérer, murmura-t-elle. Mais elle ne se souvenait pas de tout ça, n'est-ce pas ? Comment est-ce qu'elle aurait pu accomplir un truc pareil ?
— Sa mémoire n'avait été que partiellement effacée. On pensait qu'elle aurait pu retrouver tout ça une fois en contact avec sa création.
— Et maintenant qu'elle a été tuée, impossible de la sceller. Comme c'est pratique pour eux.
— Pas vraiment. Si elle ne fonctionne plus, il n'y a personne pour la réparer, ni pour exploiter pleinement sa puissance. De plus... »
Il parut hésiter.
« Parle, ordonna Livaï.
— Marion ne servait pas qu'à ça... Vous l'avez vu. »
Ils se turent. Hansi sourit amèrement. « Eux aussi la prenaient pour un automate, alors. » Elle rit jaune. Puis, elle promena ses yeux sur les autres. « Il y a une chose que je ne comprends pas. S'ils en avaient besoin, pourquoi est-ce qu'ils l'ont tuée ? Ils auraient tout aussi bien pu l'enlever. » Erwin réfléchit un instant.
« Ils ont peut-être dû penser qu'elle était mieux morte que dans notre camp.
— Ce dont je doute... insista brièvement le résistant.
— Alors, pourquoi est-ce qu'elle n'a pas pété un câble comme les dernières fois ?
— Je pense qu'elle n'en a pas eu le loisir, énonça Livaï. »
Elle croisa ses mains devant son menton. « Une dernière chose. Mike, pourquoi est-ce que tu as cédé aussi facilement pour nous raconter tout ça ? » L'intéressé baissa la tête. Tout le monde le regarda. De toute évidence, ils connaissaient déjà la réponse.
« Car il ne nous reste plus longtemps à vivre. »
***
Shiganshina, 20 octobre 851
Hansi caressa doucement la pierre simple sous laquelle reposait Marion. Sa sépulture se trouvait dans le cimetière militaire de Shiganshina, à côté de celle de Jean. Son enterrement avait été bref. Aucune larme n'avait été versée. De toute évidence, le découragement l'avait emporté sur la tristesse.
Elle repensa à son entrain, à son sourire, à son regard pétillant. Elle repensa à sa partie d'échec contre le major et à la tronche qu'elle avait tirée lorsqu'elle lui avait dit de danser. Ses traits abattus, ses larmes de rage et de désespoir, ses pulsions suicidaires et son désir sauvage de vivre : tout lui revenait en mémoire, et lui écrasait un peu plus le cœur.
Elle n'avait jamais rencontré une fille aussi complète. Elle n'en rencontrerait certainement jamais plus. Ces dix-sept mois où elles s'étaient associées avaient été les plus enrichissants de sa vie. Et en l'espace d'une nuit, tout cela s'était envolé.
Elle se sentait furieuse et abattue. Mais une chose prédominait : elle voulait la venger. Quiconque avait participé à son éventrement allait le payer cher. Elle y était prête, même si elle devait mettre de côté son humanité.
On posa une main sur son épaule. Livaï se tenait derrière elle. « Hansi, on doit y aller. » Elle se leva, et tourna la tête vers lui, un sourire triste aux lèvres. « Dis, Livaï. » Il releva le menton. « Lorsque tu reverras les américains, qu'est-ce que tu feras ? »
Ses yeux clairs se posèrent douloureusement sur la tombe. Il ne répondit pas, et fit volte-face.
***
Quelque part hors des Murs, 31 octobre 851
Rhys quitta péniblement la tombe vide de son frère. Celui-ci avait fait partie des quelques soldats qui avaient eu l'occasion, à la fin de l'attaque du peuple des Murs, d'être transférés de la base Est au 21ème siècle, passage nécessaire pour arriver à la base Nord. Après avoir vu ses effectifs se faire écraser, éventrer ou décapiter, l'un des seuls membres de sa famille qu'ils lui restaient avait été éclaté à cause d'une erreur de manipulation.
Peut-être avaient-ils appliqué l'encéphalogramme trop vite, ou la machine avait-elle manqué d'énergie. Après tout, ils avaient utilisé celle de remplacement, puisqu'ils avaient dû sceller la machine numéro cinq pour ne pas que les ennemis l'utilisent. Toujours était-il que le résultat avait été le même : il avait vu sa chair sanglante, ses boyaux déchirés, et ses yeux vidés de toute vie... Et n'avait même pas pu emmener son corps avec lui.
Mais avait-il seulement le droit de le pleurer ? Chacun des deux camps avait tenté de décimer l'autre. Chacun était meurtrier. Lorsqu'il s'était engagé, lorsqu'on l'avait introduit dans ce conflit, jusqu'à ce qu'on le grade, il était resté persuadé que l'humanité du quarante-et-unième siècle n'était constituée que de sauvages qui avaient détruit le concept même de nation et de démocratie.
Voilà ce qu'on lui avait enseigné : ni les États-Unis, ni la Chine, ni aucun pays n'existait plus. Le monde n'était plus que dévasté et stérile, hanté par des anarchiques qui s'entretuaient pour faire régner sa propre tyrannie. On lui avait dit qu'ils avaient tenté de les domestiquer, mais qu'ils n'avaient reçu comme unique réponse qu'une violence retardée, presque inhumaine. Ce reste de monde était un cancer à éradiquer, il fallait prendre le problème à la racine et sauver le futur de l'Humanité.
Ses doutes ne naquirent que lorsqu'on lui donna un poste à responsabilité. En commandant l'attaque des titans contre les Murs, seules barricades protégeant ce pois de populace, il s'était demandé comment de tels barbares avaient pu s'unir de la sorte. Plus que ça, pourquoi des humains civilisés, sortis du vingt-et-unième siècle, allaient-ils jusqu'à sacrifier des milliers de vies pour créer les titans muraux ? Étaient-ils aussi des bêtes ?
Non, les bêtes, ça ne construisait pas des machines à voyager dans le temps. Ça ne créait pas une organisation aussi complexe, ça ne se rebellait pas de manière aussi intelligente. Et, surtout, des américains étaient aussi dans le coup, des camarades qui avaient juré rester fidèle aux États-Unis. Qu'est-ce qui les poussait à faire tout ça, les avait détournés aussi radicalement de leurs convictions ?
Il dut se rendre à l'évidence : ses ennemis étaient aussi humains que lui. C'était une guerre inégale qui se déroulait. Lorsqu'il avait été envoyé dans le mur Sina, il n'avait pas seulement vu de jolies maisons et des gens parfaitement normaux : il avait vu de la politique, de la religion, de l'économie. Différente des leurs, certes, mais tout aussi valides.
Oui, mais ils vivaient sous une monarchie. Et alors ? Cela ne justifiait pas de les massacrer. Oui, mais ils avaient envoyé dix mille réfugiés se faire dévorer par les géants. Mais ça ne serait pas arrivé s'ils n'avaient pas fait tomber le mur Maria... Alors, il s'était résolu à l'idée qu'ils ne se battaient que pour leurs propres intérêts : tester et développer une toute nouvelle arme, et exploiter un monde miraculeusement écarté par le productivisme.
Seule une chose le poussait à continuer les opérations : sa fille. Enlevée par la R2.0 dès qu'ils avaient appris son utilité, et désormais coincée dans les Murs. Envoyer des hommes n'avait pas suffi. Pour la sauver, il fallait qu'ils récupèrent Marion, et exploitent toutes ses capacités. Après ça, il n'aurait qu'à respecter les ordres pour que sa famille reste en sécurité. Il n'aurait qu'à supporter les morts qui le hantaient, et à attendre que cette guerre se finisse.
Il quitta le cimetière de fortune qui se trouvait derrière la base, et rejoignit Rebecca dans les couloirs froids. Sa femme lui sourit tristement.
« Toujours pas de nouvelles de Wilson et Reiner ?
— Non, répondit-elle. La base ouest n'a rien non plus. »
Il soupira, et se dirigea vers l'étage gris. Il fallait qu'ils lancent un assaut avant que leurs adversaires ne découvrent leurs autres bases. Ils en avaient perdu deux sur quatre. La seule chose positive qui en était ressortie était qu'il y avait eu plus de mort chez les soldats des Murs que chez eux. Mais ils ont Isaac, Annie, et Marion. Il faudrait taper fort. On a encore Bertolt, qu'ils pensent mort. On peut improviser quelque chose.
Il entra dans son bureau sobrement meublé. A la seconde où il franchit le pallier, des pas précipités s'élevèrent derrière lui. Il se retourna immédiatement : l'un de ses soldats lui faisait face. Son front était trempé de sueur, son regard, angoissé. « Commandant Reiss ! Reiner Braun est revenu... » Il reprit son souffle quelques instants, puis posa de nouveau ses yeux sur lui.
« Marion a été assassinée ! »
Il se raidit. Une peur intense se saisit de lui. On est foutus. Merde. On est foutus ! Il frappa le mur de son poing valide. Ses supérieurs allaient être furieux.
Qui l'avait assassinée ? Un ennemi ? Non, ils en avaient tout autant besoin. Un allié ? Non, ça n'en serait plus un ! Une organisation extérieure ? Un autre pays ? La Russie, la Chine, l'Union Européenne ? S'ils découvraient leurs plans, ils seraient à coup sûr sanctionnés pour « crime contre l'humanité ».
Il n'y avait plus qu'une seule solution : agir avant que quiconque d'autre n'intervienne et ne sabote encore plus leurs plans. Il se tourna vers son subalterne, le regard enflammé.
« Dis à Rebecca de contacter la base ouest. Que toutes les troupes se préparent. » Il serra les dents, plus furieux que jamais.
« On fonce. »
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