Les Murs, nid d'espions - Partie 3

Utrecht, nord de Maria, 27 février 852

« Non... » murmura Sannes avec horreur.

Une petite maison poussiéreuse. Un plancher grinçant, quatre hommes dans la pénombre, la main tranchée de Hitch. Le cliquetis de leurs armes les frappa un peu plus, l'atmosphère se fit de moins en moins respirable, les sanglots de la soldate à terre s'affaiblirent progressivement. On avait profité de la nuit pour les attaquer sans prévenir.

Lui et Marlowe avaient commis une grave erreur.

Je suis censé être le roi de la fourberie... Et je n'ai rien vu venir... Pourtant, c'était évident... Ce couple savait qu'on allait se pointer, j'aurais dû m'en douter, j'aurais dû... « Lâchez vos armes. » L'injonction brutale le tira de ses pensées. Sa main tremblante se saisit de son fusil.

« Djel », articula son collègue d'une voix sourde. « On ne se rend pas. » Il lui jeta un œil. Lorsqu'il vit sa face tordue en une expression effrayante, il écarquilla les paupières. Mais les canons et les lames des américains, eux, les oppressaient toujours autant. « Lâchez vos armes, ou on tire. »

Il dut faire un effort incommensurable pour déglutir. Il le savait, leurs ennemis ne rigolaient pas ; et lorsque l'un d'eux le poussa du bout de son arme, il ne put que sursauter. Un sentiment affreux tordit ses entrailles. L'objet tomba dans un bruit qui détona terriblement avec le mutisme tombal qui les écrasait.

Boris l'imita aussitôt. Il n'y eut plus que le second supérieur pour garder son inconscience. Chacune des secondes qui suivirent parurent sonner sa mort. Ce fut la soldate qui, au milieu de ses larmes de douleur, lui jeta un regard noir. « Marlowe... » énonça-t-elle péniblement. « Si tu ne fous pas cette putain de flingue par terre, je t'étripe avant eux ! »

L'intéressé entrouvrit les lèvres, regarda leurs adversaires tour à tour, serra le poing. « Fait chier », murmura-t-il d'un ton tremblant de fureur. « Fait chier ! » Il jeta rageusement la carabine par terre, souffla un coup, et leva les mains à son tour, l'œil noir. « Soit », cracha-t-il. « On se rend. »

Après avoir échangé un hochement de tête, les conjoints mirent les deux gradés à genoux, et leur lièrent les mains et les pieds. Ils firent ensuite de même avec le blond, dont l'effroi était presque palpable. Quant à l'adolescente, on lui fit un garrot, et on ne lui attacha que les chevilles.

Comment est-ce qu'on va s'en sortir ? Karl Haussman, le plus grand, le bâillonna sans ménagement ; il inspira profondément. Mais malgré tous ses efforts, la panique qui tordait son coffre n'en démordait pas. Déjà se voyaient-ils entassés dans une pièce étroite, et son mari leur jetait-il un dernier regard avant de verrouiller la porte.

« Et merde », dit alors Karl de sa voix bourrue. En entendant son anglais, Sannes plissa les paupières. « On nous a dit de les tuer... Mais j'ai pas une tronche à faire ça ! » C'est un bon point... Je suppose ?

« Et la biquette, on en fait quoi ? demanda son partenaire.

— C'est pas à nous d'en décider. On sert juste de gardes...

Sind sie dumm ? »

Le chuchotement de Hitch détourna brusquement son attention. Il se tourna vers elle avec stupeur – au même titre que les autres, de ce qu'il en entendait. « Ils ont laissé ma main libre... Putain, ça arrache... Ils peuvent aller se faire foutre... »

Le frottement d'une corde titilla ses oreilles. Puis, il eut le bruit de ses bottes, les soupirs soulagés de Marlowe et Boris, un juron en anglais de l'autre côté du battant. « J'ai oublié la main libre de la gonzesse ! » Au même instant, la gonzesse en question le délivra. Il se redressa immédiatement.

« Vite, débita-t-il, ils vont entrer de nouveau, cachez-vous !

— Hein ? souffla son collègue. Ils parlent pas allemand, là.

— Je ne... »

Il s'étrangla.

« Ça me paraît évident, se corrigea-t-il de justesse. Feulner, Freudenberg, foutez-vous chacun d'un côté de la porte.

— Eh, je ne suis pas sous tes ordres ! protesta le dernier. »

Des pas se rapprochèrent de la pièce. « Bouge-toi le cul », gronda-t-il, « ou... » Il n'eut pas besoin d'en dire plus : déjà avaient-ils obtempéré.

« Hitch, marmonna le plus jeune, reste au fond. Djel, tu fais quoi ?

— Euh... »

Il frotta machinalement le bout de son nez épais. « Je reste avec elle. » Silence aussi lourd qu'approbateur. Il recula à tâtons jusqu'au fond de la réserve, et s'accroupit à côté de sa subalterne. A peine notait-il qu'elle tremblait de tous ses membres qu'on fit tourner la clé dans la serrure.

Ses dents se serrèrent, son cœur rata un battement. Au bout d'une attente interminable, la poignée s'abaissa enfin. Le battant s'ouvrit brutalement, les deux combattants brandirent aussitôt leur poing, le pauvre roux se les prit en même temps dans la face. Il tomba au sol, sonné.

Boris lui prit immédiatement son fusil. Il le dressa en même temps que Karl, dont la face carrée était presque horrifiée. « Putain, j'vais vous défoncer ! » s'exclama-t-il. Il s'avança à grands pas vers eux, mais fut stoppé par la main de son mari, qui se dressa faiblement.

« Non », marmonna-t-il. Il essuya le sang qui coulait de son nez. Ses yeux sombres se plantèrent sur eux, et les scrutèrent un long moment. Déjà les deux derniers américains s'étaient-ils postés derrière.

Une tension lourde empoisonna l'air. Ils s'étudièrent un très long moment, muscles tendus, mâchoires contractées, paupières plissées. « Lévi, à toi de choisir », lâcha, en anglais, le plus grand. « On fait quoi ? On est quatre contre trois. » L'intéressé passa ses doigts dans sa tignasse en bataille, puis sa face potelée.

« Trois contre trois, plutôt. Je ne me bats pas aussi bien qu'eux, ils ont une amputée. » Un long soupir s'échappa de ses lèvres. « Et ils sont à leur avantage. Tu te souviens de la règle de l'entonnoir que j'ai énoncée ? Ceux qui sont dans la partie large sont systématiquement en surnombre, puisque leurs ennemis ne peuvent arriver qu'un par un. C'est leur cas. Si on avance, on se fait descendre. Contrairement à nous, ils ont déjà tué. »

L'autre déglutit, moins sûr de lui... Au contraire du plus rond, qui se releva lentement. « Toutefois... Ils ne comprennent pas ce qu'on dit. Là est notre plus grand avantage. Sofia », ordonna-t-il. « Va les voir. La chèvre est dans leur cave. Karl, Lucy, on reste là, et on fait semblant de négocier. Pars en silence. »

Et, en effet, le mutisme qui suivit fut assez parfait pour n'être brisé que par leur respiration sifflante. Sannes inspira profondément. Il avait un beau joker sous ses yeux, mais s'il l'utilisait maintenant, sa mission principale tombait à l'eau. Quel était le plus important ? Récupérer la chèvre au détriment de sa fausse identité, ou faire tomber les espions restants ? Il faudrait qu'on ne retienne pas que j'ai causé anglais... Pour cela, il faudrait les éliminer, mais...

« Non. » Le mot tranchant que venait de laisser tomber Lucy parut picoter Lévi, car il écarquilla les paupières.

« On les descend, et puis voilà ! Je ne vois pas pourquoi tu compliquerais les choses ! Ils ont bien tué nos camarades !

— C'était de la légitime défense, contra-t-il.

— Lévi, tu déconnes ! fulmina-t-elle.

— Arrêtez, intervint sèchement Karl. Ils vont en profiter, à ce r... »

Un coup de feu retentit : tous sursautèrent. Boris venait de tirer dans le plafond, et les regardait avec agacement. « Vous faites chier. Décidez-vous, on va pas rester là trois ans. » Long silence. Marlowe, Hitch, Djel, les américains, tous béèrent.

La pression monta d'un cran, les écrasa un peu plus sous son poids. Le plus âgé ne remarqua que maintenant qu'il n'y avait que son subalterne et Karl pour se viser de leur fusil. C'est en effet serré... Finalement, le roux déglutit avec difficulté.

« Lucy, reprit-il en anglais. Quelle heure est-il ?

— Minuit dix.

— L'heure du snack...

— Hein ?! »

Il leva doucement les mains. « Rendez-vous », dit-il dans la langue des Murs, « et on se rend aussi. On va discuter tranquillement, autour de la table, avec un verre d'eau. » ... Sérieusement ? Les brigadiers échangèrent un regard stupéfait avec les autres ennemis.

Finalement, Sannes se remit progressivement debout, et découvrit à son tour ses paumes. « Oui. » Il se prit une expression presque outrée de Marlowe. Fais pas le con, on peut peut-être en profiter.

Une seconde, deux secondes, trois secondes. Hitch imita l'homme en tremblant, la châtaine d'en face se résigna à balancer son arme par la porte d'entrée. Plus que les deux soldats, et le tas de muscles. Ces trois se toisèrent un très long instant. L'agressivité entre le jeune officier et son adversaire ne flanchait pas.

« Peu importe », murmura alors Boris. Il baissa sa carabine. Une nouvelle fois, il paraissait particulièrement éreinté. Karl commença à faire de même... Lorsque le jeune officier se saisit brutalement du fusil de son camarade, et menaça à son tour l'américain.

« Bordel, Marlowe ! » fulmina l'adolescente. Il se contenta de raffermir sa prise. « Tu es con, ou quoi ?! On peut s'en sortir sans se faire couper d'autres membres, là ! » Mais sa détermination, au lieu de faiblir, se renforça d'autant plus.

Et Sofia est en train de se barrer avec la chèvre... Il observa la scène un long moment. Tous avaient les yeux rivés sur le duo, il se trouvait dans la pénombre, personne n'en avait plus rien à foutre de lui. Alors, il glissa lentement sa main au niveau des étagères derrière lui.

C'était un espion, il savait rester silencieux. Il fouilla la surface mal poncée, rencontra une caisse, s'y risqua progressivement. Les autres, pendant ce temps, étaient aussi immobiles que des bombes à retardement. A la moindre seconde, au moindre geste, ils pouvaient ouvrir le feu sans concession.

Mais Karl n'a pas une tronche à tuer des gens, il paraît. Quelques clous froids, les lames tranchantes d'une pince. Alors que Marlowe, qui sait de quoi il est capable. Il grimaça lorsque son index s'entailla sur la dent d'une scie. Lui, Hitch, Boris, tous sont déjà des meurtriers... Un manche de bois se découvrit alors sous ses doigts.

... Et moi, je fais ça depuis trente ans.

Il extirpa le marteau en une fraction de seconde, et le balança sur Karl ; l'outil atterrit sur le mur à côté. Sannes ne savait pas viser. Mais Marlowe, lui, était talentueux dans ce domaine : une détonation plus tard, le plus grand poussa un cri de douleur, et tomba à genoux. La balle s'était fichée en plein dans sa cuisse.

A peine l'officier en herbe eut-il le temps de bouger que Lévi lui fichait une mandale dans la mâchoire. Il chancela dangereusement ; son adversaire s'apprêta à lui voler son fusil, mais tomba à son tour. Boris venait de lui mettre une béquille particulièrement sèche.

Nouveau coup de feu. Il venait du plus grand, qui les gratifiait d'un air enragé. Du sang éclaboussa le sol, le blond posa une main sur son bras en grimaçant. Marlowe s'apprêta à l'assommer, mais les bras du roux lui enserrèrent les pieds. Il lui tomba dessus, tenta de se relever, se prit un coup de genou de la part de Lucy.

Elle tira brutalement la carabine à elle... Mais c'était sans compter la ténacité de son adversaire. Lévi choisit ce moment pour se dégager de celui-ci, et aider sa collègue. Djel ne se rendit compte qu'à ce moment qu'il restait là, bras ballants, à observer la scène.

Il se jeta sur eux au hasard, dressa le poing, ne l'abattit pas. Un bêlement venait de s'élever du palier. Tous se tournèrent avec choc vers la source du bruit. De là où il était, l'homme pouvait voir l'entrée étroite... Et la chèvre brune qui venait tranquillement de rentrer ici.

« The fuck ?! » s'exclama Lévi. L'animal les scruta de ses yeux noirs et impénétrables. Ils furent forcés de s'immobiliser, et se lâchèrent lentement. S'ils effrayaient l'animal, ils étaient finis. Le code pour sceller la machine numéro sept serait peut-être bien perdu pour de bon.

Une goutte de sueur froide coula dans le dos de Sannes. Ennemis comme brigadiers échangèrent un regard tendu. Ils étaient dans le même sac : il fallait récupérer la chèvre avant qu'elle ne parte, même si cela impliquait de s'aider pendant quelques minutes.

Qui allait s'avancer ? Sannes était le plus proche ; seulement, le regard féroce de Lucy ne lui disait rien qui vaille. Il fallait s'allier, mais pas trop. Celui qui mettait le premier la main sur la biquette avait gagné.

Finalement, le plus vieux inspira profondément, fit deux pas lents, et s'accroupit à quelques mètres du cabri. « Petit, petit, petit... » murmura-t-il. L'américaine l'imita, la main tendue. Un étrange duel se mit alors en place.

Elle claqua de la langue ; il imita le cri de la chèvre ; elle gratta le sol ; il siffla une ou deux fois ; elle tapota le plancher ; il lui trouva quelques surnoms. Mais cette cruelle exposition au ridicule fut vaine. Le caprin ne bougeait pas.

Tous deux baissèrent les épaules avec désespoir. Fallait-il tenter de s'approcher ? Le risque était bien trop gros : s'ils la perdaient... D'ailleurs, où est passée Sofia ? Il ne s'attarda pas sur la question. La chèvre venait de tourner brusquement le museau vers un point derrière eux, et commençait déjà à y trotter avec entrain.

Ils l'observèrent avec des yeux ronds s'approcher de Boris, qui tenait dans ses mains... Deux carottes. Pourquoi est-ce qu'on n'y a pas pensé plus tôt ?! Le blond grattouilla rapidement son menton, la laissa croquer le légume, lui enserra brutalement le cou. Des hoquets de stupeur s'élevèrent. Il venait de plaquer un couteau de cuisine contre sa carotide.

« Vous tous », dit-il de sa voix traînante. « Les américains, j'entends. Vous restez immobiles, ou je l'égorge. » Long silence, lourd silence. Lévi finit par ouvrir la bouche.

« Tu ne tuerais pas un élément aussi important.

— Ces problèmes me passent au-dessus. Tout ce que je veux, c'est aller dormir. Donc, je répète : vous restez immobiles, ou je l'égorge. »

Sannes, Marlowe et Hitch échangèrent un regard angoissé, que les ennemis ne ratèrent pas. Le roux serra les dents : Djel fut stupéfait de voir quelques larmes lui monter aux yeux. « D'accord », souffla-t-il. Il leva les mains ; son mari et leur collègue l'imitèrent d'un air sombre.

Oh, bordel... Il se redressa malgré ses genoux qui tremblaient légèrement. Personne n'attendit pour leur faire connaître le même sort qu'ils avaient subi. Ils réutilisèrent leurs cordes et leurs bâillons. Mais, quand même... Où est Sof...

Un bruit sourd les stoppa net. Sous leur stupeur, la femme atterrit dans l'entrée en grimaçant. Lorsque Sannes vit Ralph, son grand camarade blond, débarquer dans la pièce, un soulagement incommensurable l'envahit.

« Qu'est-ce que tu fais là ? » Le nouvel arrivant se gratta l'arrière de la nuque en grommelant quelque chose. « On m'a envoyé pour vous couvrir », expliqua-t-il enfin. « Dork n'allait pas vous balancer là-dedans sans issue de secours. J'ai attendu pas loin, vous n'êtes pas revenus, je me suis pointé, je l'ai vue avec une chèvre. Elle avait l'air suspect, donc je m'en suis occupée. Voilà tout. »

Il promena ensuite ses prunelles marron sur l'espace, et fronça les sourcils en voyant l'animal. « Qu'est-ce qu'il fout là ? » Sannes ne lui répondit pas : à la place, il remarqua sans mal les ecchymoses sur le visage carré et tordu par la souffrance de l'américaine. Son collègue s'était certainement amusé un peu. Il se retint de justesse de le lui reprocher, et prit Lévi en sac à patates à la place.

« Rien... On rentre. »

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