Les Murs, nid d'espions - Partie 2

Shiganshina, 23 février 852

« Cette fois-ci, c'est ma tournée ! » Luise Weierstrass en fut ravie. La femme assise en face d'elle, l'amie qu'elle retrouvait chaque semaine au bar du coin, lui tendit une chope de bière blonde. Elle pouvait tout juste découvrir son sourire rose sous la capuche de sa cape grisâtre, mais rien que ce détail la réjouit.

La salle en elle-même était relativement étroite et faiblement éclairée. Des tables carrées et rondes parsemaient le milieu ; certaines étaient bancales, toutes avaient une surface inégale et tâchée de vieilles traces d'alcool. Il y en avait des plus longues, aussi, près des murs de vieille pierre, mais elles n'étaient destinées qu'aux grands groupes.

Singulièrement positionné à la droite des nouveaux arrivants qui passeraient les battants de bois, il y avait le comptoir. Une caisse, des étagères aux nombreuses bouteilles de vin, un peu de whisky par-ci par-là, une petite patronne maigrichonne au regard ferme. Son serveur, un jeune à l'air avenant, parcourait la pièce de long en large.

L'exploratrice trempa joyeusement ses lèvres dans la boisson amère. Elle aimait l'ambiance qui régnait ici : les rires des quelques clients, les bruits de bottes de l'employé sur le plancher, la légère odeur de poussière... Le bar était certes loin d'être bondé, mais ce n'était pas triste comme ce qu'on pouvait parfois voir au Bataillon.

« Alors, quoi de neuf chez toi ? » demanda justement la femme. L'intéressée finit sa gorgée.

« Pas grand-chose. Le caporal a l'air bijhar*, mais ça change pas de d'habitude ! J'suis pas vraiment dans leur groupe, j'sais pas trop. Mais les deux que j'garde, j't'en avais parlé, tu sais ? Ils ont pas l'air très en forme. Ils arrêtent pas de m'regarder avec des yeux tristes !

*Bizarre

— Oui, je me souviens... soupira l'autre. Comme je te l'ai dit, leurs proches leur manquent peut-être. Même si ce sont des ennemis, ils restent humains. »

La brune baissa le menton.

« Ils ont quand même tué beaucoup d'monde. Jean, il a laissé un vide. Même si j'le connaissais pas trop...

— J'imagine. Mais vous avez fait la même chose, non ? »

Elle releva brusquement la tête. « Tuer d'autres hommes », expliqua son interlocutrice. « S'ils ne sont pas humains, vous ne l'êtes pas non plus. Or, tu crois en ta propre humanité, n'est-ce pas ? » La soldate eut un moment de flottement, mais finit par hocher la tête.

« Dans ce cas... Ils ne sont pas différents de vous. Ils ont aussi été jetés dans cette guerre sans demander grand-chose... Ils subissent, tu vois ce que je veux dire ? Ceux qui sont à blâmer, ce sont leurs supérieurs. Et puis, de votre côté... » reprit-elle en chuchotant. « Ils ont quand même recruté le type qui a tué ton père. »

Elle dut réfléchir de longues secondes pour comprendre ce que l'inconnue lui disait. Une fois cela fait, le choc lui coupa le souffle. « C'est vrai », énonça-t-elle difficilement. « Mais comment que j'fais, moi ? Du coup, c'est pas juste, de les enfermer ! » Elle remit machinalement une longue mèche brune derrière son oreille. « J'aimerais pas être à leur place, c'est ça que j'veux dire... » précisa-t-elle faiblement.

Sa camarade se tut quelques instants.

« Je peux te confier un secret ?

— Bien sûr. J'suis une tombe ! »

Elle eut un petit rire, pour doucement reprendre son sérieux. « J'ai reçu un message pour l'un d'eux. » La combattante écarquilla les yeux, mais la femme leva une main avant qu'elle n'objecte.

« Ce n'est pas une ennemie. Elle vient des Murs... Elle a simplement de l'empathie, elle aussi. Elle l'a connu avant qu'il ne dévoile son identité d'américain... Ils sont devenus proches, tu vois ce que je veux dire ?

— Oh... Oh, oui, j'vois !

— Tu accepterais de le lui passer ? »

Elle pinça les lèvres. « Bah, ça irait contre les ordres, nan ? » Son interlocutrice resta brièvement muette... Puis laissa échapper un léger soupir. « Oui, c'est vrai... Encore une fois, je ne peux pas te blâmer. Mais, tu sais, ce n'est pas grand-chose, et si ça te permet de te sentir mieux... »

Elle sortit un petit papier déchiré de la poche de son long manteau, et le fit glisser sur la surface sombre de leur table. « Tu peux lire, si tu veux. » Luise hésita un instant. Allez... Elle a raison, j'pense. J'suis sûre que Reiner aimerait bien avoir des nouvelles, un peu... Son cœur se serra. L'a l'air si fatigué... Et nous aussi, on aimerait qu'on nous accorde ça si ça nous arrivait... Puis, on vaut pas mieux qu'eux...

Elle ferma les paupières. On va bien voir. Au bout de quelques instants, elle tendit ses doigts vers le mot, et l'ouvrit. Ses prunelles ambre parcoururent lentement la simple phrase qui y était inscrite au crayon de papier.

Bah, ça va, comme truc. Elle regarda de nouveau son amie. « Ça marche, j'peux faire ça. » L'intéressée eut un grand sourire. « Merci, Luise », dit-elle sur un ton soulagé. « Tu as un grand cœur. » La guerrière rougit légèrement. « Pas d'quoi ! »

Elles finirent tranquillement leur bière. Puis, son amie se leva. « Je dois y aller. Il fait déjà nuit. » La plus grande l'imita. On laissa les sous sur la table, et sortit dehors.

Le ciel noir, joliment dégagé, laissait s'étaler son long voile blanc. « A la semaine prochaine ! » Elle acquiesça ; l'autre partit. Elle se retrouva seule dans la rue récemment reconstruite. La lune s'amusait à éclairer les murs propres, les pavés humides, l'homme châtain au menton triangulaire qui passa là.

Tiens, c'est pas l'garde du commandant Pixis ? Elle l'observa entrer dans le bistrot. Y m'a pas reconnue, on dirait. Elle se gratta la nuque, puis fit volte-face.

Cette nuit, c'était à son tour de garder Reiner et Wilson. Elle fit la route par automatisme, traversa la cour sans réfléchir, s'équipa machinalement. Toutes ses pensées étaient tournées sur le petit mot que lui avait laissé son amie. A l'idée de le lire à Reiner, son cœur se réchauffa. Il en avait certainement besoin.

Elle entra finalement dans le hall carré. Puisqu'elle avait déjà dîné, elle se dirigea directement à gauche, vers les cachots, dont la porte de bois usé se trouvait juste à gauche des escaliers menant aux étages. « Et il y en aurait un peu moins de six cents mille ! » entendit-elle Armin s'exclamer dans le rez-de-chaussée. Elle jeta un œil au groupe.

Mikasa, le blond, Marion, Annie, Eren, Livaï. Elle avait presque oublié qu'ils partageaient désormais le même dortoir. La scientifique était en train de discuter avec le caporal-chef, qui l'écoutait avec attention, sous les quelques coups d'œil des deux autres exploratrices ; les semi-titans marchaient non loin l'un de l'autre, mais n'échangeaient pas un mot. Le brun arborait un air particulièrement sombre.

D'ailleurs, ses cheveux ont poussé vite. Et ils sont fins... Il a p't-être eu la flemme de s'en occuper. Et Marion dépasse le caporal ? nota-t-elle avec étonnement. « Je sais pas si vous avez entendu Marcel cette nuit, mais moi si. Même avec mes gouttes... Il miaulait plutôt fort. » Elle fait la taille d'Armin...

« Oui, je n'ai pas eu trop de mal à remarquer ça. Et je ne suis pas le seul », lâcha son supérieur. Elle réfléchit un instant.

« Peut-être que je devrais le mettre dans une pièce à part. Mais quand même, il ne faisait pas ça, avant...

— Si. Quand tu es revenue de la base sud, il me faisait chier toutes les nuits.

— Sérieusement ?

— Tu dormais trop profondément pour t'en rendre compte.

— Ah... souffla-t-elle.

— En fait, réfléchit-il, à chaque fois que tu te barres pour un moment indéterminé, il réagit mal. Par exemple, il ne griffait plus personne.

— Hein ? C'est pas normal, ça !

— Non, en effet. Enfin bref. Les écuries, ça devrait le faire. Oh, Weierstrass, remarqua-t-il alors. »

Elle ne se rendit compte qu'à ce moment qu'ils étaient arrivés à leur hauteur, et qu'elle était restée là, plantée comme un piquet, à les observer. Elle le salua sans attendre.

« Oui, caporal ?

— Il me semble que c'est ton tour de garde. Au lieu de jouer à la carpe, tu devrais peut-être te bouger le cul.

— Oui, caporal ! »

Elle fit volte-face, et descendit les escaliers inégaux menant aux cachots.

Ceux-ci étaient toujours aussi allongés, dotés de trois pauvres cellules légèrement rouillées, et encadrés par des murs dont l'humidité se découvrait même sous la flamme chaude des torches. Puisque les barreaux du milieu étaient désormais défoncés, Reiner et Wilson étaient éloignés l'un de l'autre d'un compartiment – ce qui était d'ailleurs pour le mieux, d'après Mike.

Historia et Sasha l'accueillirent avec un soulagement non dissimulé. Cette dernière gardait désormais ses cheveux détachés ; ils retombaient sur ses épaules, et donnait un effet légèrement plus allongé à son visage originellement rond.

Personne n'avait jamais vu la cicatrice importante qui lui servait d'oreille droite, le médecin et la blonde mis à part. Conny lui avait souvent conseillé de les couper en dégradé, de telle manière qu'il pourrait rester des mèches du côté qu'elle n'aimait pas, mais elle avait refusé.

« Bonne garde, Luise », lui dirent-elles en lui tapotant l'épaule, avant de repartir. Elle les regarda remonter les marches, et s'assit sur le tabouret de bois, face aux deux américains. Enchaînés, bâillonnés – en bref, dans l'impossibilité de se transformer. Leur chevelure était particulièrement grasse, et des déchets jaunâtres coulaient de leurs paupières. Ce n'était pas étonnant : cela faisait des mois qu'ils n'avaient pas pu se laver.

« Salut », lança-t-elle comme tous les soirs. Wilson détourna ses yeux sombres, les prunelles noisette de Reiner restèrent parfaitement fixes. Sa gorge se serra encore, et elle baissa le menton sur son pantalon kaki. A l'idée de lui lire le mot, son rythme cardiaque accéléra.

J'lui ai dit que j'le ferais. Elle prit une grande inspiration. Au bout de longues secondes, elle finit par glisser ses doigts dans sa poche, et en ressortir le petit bout de papier. « Y a un mot pour toi, Reiner », murmura-t-elle. Il remonta lentement son regard sur elle. Le vide qui s'y lisait se remplit progressivement d'un espoir timide.

Elle toussota. « Puisque tu me manques. Je voudrais à l'aube. T'offrir des roses. Ça dit ça. Me d'mande pas pourquoi, paraît que c'est une drôlesse qu'a écrit ça. C'est une amie à moi qui m'a confiée ça, et... »

En voyant des larmes couler sur les joues de Wilson, elle s'étrangla. Un soulagement inimaginable avait envahi sa face longiligne. Celle du blond, quant à elle, reflétait un choc impressionnant.

« Ah. J'ai dû m'tromper d'personne », dit-elle en observant de nouveau la mini-missive. « C'était p't-être pour vous, Wilson. Navrée pour le malentendu. » Elle les scruta encore un moment, mais finit par hausser les épaules, et reporter son attention sur ses bottes. Mais la dame a dit qu'elle l'avait connu dans les Murs. Bah, l'a dû y passer un p'tit bout d'temps.

Elle s'adossa au mur sans s'en soucier plus que cela.

***

Utopia, district nord du Mur Rose, 26 février 852

Utopia ressemblait à s'y méprendre aux autres districts de Rose : marée de bâtiments jaune pâle, tuiles rouges, fleuve à l'ouest. Voilà la réflexion que se fit brièvement Sannes en jetant un coup d'œil par les carreaux de la salle d'archives.

Lui et son escouade de fortune logeaient désormais dans la petite base des Brigades de la cité. Il y en avait une dans chaque ville, mais elles étaient souvent inutilisées : quinze lits tout au plus, et les soldats qui étaient en faction ici supervisaient généralement ceux de la Garnison au besoin. Ils y avaient trouvé des chambres sans souci.

Marlowe était assis en face de lui, à la table carrée collée au mur. Il était en train de comparer deux papiers : l'un trouvé à Stohess, l'autre dans les hautes bibliothèques qui formaient un mini-labyrinthe autour d'eux. Posée sur la surface boisée, une copie de l'ébauche de carte de Kostrovicki.

Ils avaient pu refaire son « schéma » après de longues négociations avec Andrey Danilin, la personne à qui il comptait léguer tous ses biens. Le psychiatre avait bien compris l'utilité de la chose, mais avait semblé tenir tout particulièrement au respect du testament de son ami.

C'était les arguments de l'officier en herbe qui l'avaient convaincu : « J'ai rencontré Eugeniusz Kostrovicki... Vous le connaissez mieux que moi, mais je pense qu'il aurait préféré que ses travaux soient encore utiles après sa mort. » Et ça, ça avait été le coup fatal.

Dans tous les cas, ils étaient désormais en train d'étudier avec précision les fermes du nord de Sina. « C'est pas possible... » marmonna le plus jeune. « Karl et Lévi Haussman, le couple qu'on était allé interroger, ont déménagé à Utrecht, un bourg paumé du nord de Sina... »

Il passa une main sur son large visage rectangulaire. « Je voudrais m'empêcher de faire des conclusions hâtives, mais ils sont partis le dix décembre 851, une semaine après qu'on ait mis la main sur la famille d'américains. Et ils ne semblaient pas vraiment sur le point de changer de maison... » Il soupira longuement.

« Seulement, ils nous ont donné les bonnes indications sur les fermiers... S'ils étaient alliés avec eux, ils n'auraient pas fait ça !

— Non, contra Djel. Ils nous ont dit qu'ils s'étaient certainement fait agresser, et pas qu'ils étaient suspects. Et puis, je pense qu'eux-mêmes étaient dans une position délicate, et ne voulaient pas qu'on les déniche... »

L'autre réfléchit un instant. « C'est vrai. Enfin, au moins, on a un début de piste pour la seconde chèvre. On sait où il va falloir aller demain. » Il se reposa un instant contre le dossier de sa chaise, paupières fermées. Un début de cernes les soutenait : cette affaire n'était décidément pas de tout repos.

Ils avaient tourné en rond pendant longtemps avant d'en arriver là. Fouiller dans les dossiers à la recherche de la moindre information sur une chèvre étrange, une ferme isolée, une famille qui aurait emménagé récemment... Ça avait été à n'en plus finir. Heureusement que le géographe avait été là pour les aider. Mais il est mort, se rabâcha-t-il encore. Si seulement il avait fait son boulot plus tôt...

« Enfin », grommela-t-il, plus pour lui-même que pour son interlocuteur. « On a déjà visité deux ou trois fermes au sujet d'un « enlèvement », et il n'y avait rien. J'espère qu'on a été assez discrets, car ils risquent de s'être taillés, sinon. »

Ses paroles sonnèrent la fin de leur remue-méninges. Une fois que Marlowe eut remis les papiers en ordre, ils se levèrent à l'unisson. Une cloche sonna midi ; ils quittèrent la pièce sans attendre. L'estomac de Sannes ne réclamait plus que le repas qu'ils allaient se servir dans quelques minutes.

Demain va être rude, grimaça-t-il lorsque la douleur de ses entailles se réveilla. Mais il va falloir donner. Ils descendirent les marches étroites du bout du couloir. Ses yeux marron détaillèrent distraitement la pierre grise. On sera quatre. Contre deux, on devrait s'en sortir...

***

Utrecht, nord de Maria, 27 février 852

« Non... »

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