Le marchand de thé - Partie 4
Shiganshina, 9 novembre 851
Pixis s'installa à son bureau de fortune. Immédiatement après avoir appris les révélations sur Marion et la Trinité Poitevine, il avait fait le voyage de Trost à Shiganshina. Il était arrivé à peine une heure plus tôt, et avait immédiatement demandé à rencontrer Kenny Ackerman.
Cela faisait longtemps qu'ils avaient passé l'éponge sur le mensonge de Livaï par rapport à sa mort... Et avaient décidé de faire de même en apprenant qu'il leur avait également caché sa position. Cela avait paru surprenant de la part du caporal-chef, mais seulement aux premiers abords. Après tout, les deux appartenaient à la même famille. Qu'il fasse preuve d'indulgence envers son oncle, le seul parent qu'il lui restait, s'était avéré compréhensible. Lui et Zackley avaient dont décidé de ne pas le sanctionner.
De toute manière, ils avaient désormais d'autres priorités. Si leurs ennemis récupéraient les chèvres en premier, ils étaient fichus. Il fallait absolument qu'ils récupèrent le code, ou l'humanité courait à sa perte. Et pour cela, ils allaient devoir remonter le fil du parcours de Chèvre.
On frappa trois coups secs. « Entrez. » Rico fit son apparition, et le salua. Son regard se blasa lorsqu'elle remarqua sa flasque.
« Monsieur Ackerman a accepté de vous rencontrer.
— Voilà une bonne nouvelle.
— Le problème est qu'il ne veut pas bouger de sa maison. »
Le commandant partit d'un grand rire.
« Ça ne m'étonne pas ! Soit, je vais aller chez lui. Quand est-ce qu'il est disponible ?
— Tout de suite. Il a dit qu'il avait une boutique à tenir.
— Une boutique à tenir, hein... »
Il prit le temps de savourer une gorgée chaude d'alcool, et se leva. « Ça, c'est un énergumène », dit-il en sortant du bureau. « Passer de criminel à vendeur de tisanes... » Il ferma la porte à clef, et marcha dans les couloirs étroits de la base de la Garnison.
« Vos deux subalternes vont bientôt arriver... continua-t-elle en le suivant.
— Vous pouvez leur dire de retourner faire la sieste.
— Hein ? »
Elle s'arrêta net.
« Commandant, énonça-t-elle avec une pointe d'agacement, ce type est au moins au même niveau que Livaï. S'il vous attaque...
— ... ça sera une mésaventure assez extraordinaire, finit-il à sa place. Mais je suis convaincu que je serai plus en sécurité sans garde qu'avec. Voir ces pauvres petits soldats pourrait lui redonner envie de trancher des gorges... »
Il reprit sa marche. « Ses crimes ne sont pas pardonnés. Mais ce n'est pas le genre d'homme qu'on peut envoyer en prison. Il détient Chèvre. Il va même jusqu'à la protéger. » Ils passèrent dans un hall carré, et sortirent des bâtiments organisés en blocs. « Ça ne ressemble pas au comportement de quelqu'un qui se contente de regarder en se frottant les mains... » songea-t-il à voix haute.
Il arriva vite au niveau des écuries. Son cheval avait déjà été préparé. Il le monta donc, et tourna une dernière fois la tête vers Rico. « Je devrais être de retour rapidement. » Elle plaqua une nouvelle fois son poing contre son cœur, et il partit au trot.
Il s'engagea dans l'une des allées principales de la ville. La réserve se trouvait au nord-ouest de Shiganshina, et sa façade plate et grise donnait directement sur l'artère. Il ne mit pas longtemps à atteindre les quartiers rénovés et partiellement habités. Il tourna toutefois en rond un instant avant de trouver la boutique. Il ne la reconnut qu'à sa façade dangereusement abîmée. L'explosion de la sœur du fermier que Kenny avait tué avait fait quelques dégâts.
Il attacha l'étalon à un poteau qui se trouvait là, et mit pied à terre. Là, il profita un moment du calme qui régnait autour de lui. Depuis plusieurs années, les missions en solitaire se faisaient de plus en plus rares pour lui. Il appréciait ses deux subalternes, mais se retrouver seul la journée avait aussi des bénéfices.
Il finit par pénétrer le magasin. « Bienvenue ! » s'exclama Kenny d'un air enjoué. Enjoué, du moins avant de le reconnaître.
« Oh. Pixis le Commandant ?
— C'est ça, confirma-t-il dans un sourire.
— Pas plus de cinq minutes. J'ai du boulot.
— Très certainement. »
Il s'approcha de la caisse. L'ennui de l'homme était manifeste, mais il la laissa de côté. Avec quelqu'un de sa trempe, autant aller droit au but. « Où est-ce que vous avez trouvé Chèvre ? » demanda-t-il donc. L'autre haussa les épaules.
« Dans une ferme.
— Quelle ferme ?
— Dans Rose.
— Qui était le fermier ?
— Weierstrass.
— Un parent de Luise Weierstrass ? questionna-t-il avec surprise.
— 'connais pas, lâcha le plus grand.
— Et où est-ce qu'il l'avait trouvée ?
— Aucune idée. »
Le commandant sortit sa flasque, sous l'expression brièvement intéressée de son interlocuteur.
« Où est-ce que ça se trouvait exactement, dans Rose ?
— A côté de Ragako.
— Ragako... D'accord. Autre chose, enchaîna-t-il sans attendre. On aimerait récupérer Chèvre.
— Récupérer Chèvre ? Certainement pas ! rit-il. C'est ma biquette, pas la vôtre.
— Je m'en doutais un peu, sourit l'autre. Et si quelqu'un vient pour vous la prendre ?
— J'ai une tronche à la refiler à un plouc ?
— Bien sûr que non. »
Il tourna les talons. Ce fut particulièrement rapide, songea-t-il.
« Merci pour vos réponses. Nous comptons sur vous pour Chèvre...
— Vous voulez que je fasse le boulot gratos ?!
— Vous venez de dire que c'était la votre.
— Enfin, ça vous arrange bien, que je la garde ! »
Il lui jeta un œil. « On peut vous payer. » Son interlocuteur réfléchit un long moment. Puis, un rictus tordit ses traits.
« Cinq cents sous au mois. Sans oublier lames, gaz, outils pour l'équipement, bouffe...
— Vous n'aurez plus besoin de votre boutique, avec ça.
— Bien sûr que si, c'est ma nouvelle passion !
— Je vois. Tant que vous n'assassinez plus nos soldats.
— J'ai toujours quelques pulsions, lâcha-t-il sur un faux ton d'aveu. Enfin quoi, j'ai fait cette activité pendant des années...
— Si nous gagnons la guerre, nous pourrons bien vous laisser un américain ou deux.
— Je vous souhaite bon courage, railla-t-il.
— Oh, mon « nous » était plus large que ça. »
Il se dirigea enfin vers la sortie. « Bonne journée, monsieur Ackerman. » Puis, il quitta la boutique, le laissant légèrement pantois.
Dès qu'il fut dehors, son visage retrouva son sérieux. Ils avaient encore du pain sur la planche... Et pour un bon moment.
***
Shiganshina, 15 novembre 851
La table en face de laquelle était assise Marion était sobrement sombre. Une surface abîmée par les couverts, aux creux et aux bosses irréguliers. C'était un désert de bois si vaste que ses dunes paraissaient aussi grandes qu'une fourmi. Elle y posa lentement son doigt.
Dès que sa peau entra en contact avec sa dureté froide, elle sursauta.
Une angoisse urgente malmena brutalement son cœur. Ses muscles se raidirent d'eux-mêmes, ses paupières s'écarquillèrent. C'était une tempête des plus féroces qui déchirait sa poitrine. Tout air lui fut coupé. Elle eut beau chercher, elle n'en trouva pas. Les choses tournaient si rapidement autour d'elle, l'oppressaient, l'étouffaient avec tant de force, qu'elle crut même voir des étoiles danser devant ses yeux.
Les secondes qui passèrent lui parurent durer des heures. Puis, tout revint subitement en place. Le vide la parasita. Ses épaules se baissèrent avec épuisement. Elle détacha laborieusement son regard du meuble pour le promener dans le lieu où elle se trouvait.
Un sous-sol. Elle en observa les poteaux, les murs de pierre, le sol glacial. Elle en détailla les chaises dures et simples, et la silhouette assise en face d'elle. Mais elle eut beau creuser encore et encore et encore, elle ne parvint pas à chasser cette impression vicieuse qui s'insinuait dans son crâne.
Quel était le jour, le mois, l'année ? Qui était cette personne ? Le monde lui paraissait perversement distant. Elle tendit un bras, et scruta cette main petite et beige qui se découvrit à elle. A qui est ce corps ?
Son souffle se coupa. A qui était ce corps ? Une vague de panique s'abattit sur elle. Elle se leva brusquement. Ses pupilles rebondirent frénétiquement sur chaque recoin de la salle. Il fallait qu'elle parte d'ici. Où était la sortie ? Il n'y en avait pas. Il fallait qu'elle parte d'ici. Elle passa une paume sur sa ceinture. Rien. Pourquoi ? Quelque chose y était accrochée, avant. Qu'est-ce que c'était ?
Une porte de sortie.
On lui avait enlevée. On voulait qu'elle reste là. On la faisait prisonnière. Ces pieds aveugles firent un pas vers les escaliers. Elle les suivit. Ils étaient ses alliés. Avec eux, elle n'avait pas peur. Elle allait enfin se libérer de cet univers dense et irrespirable. Elle le voulait, elle le voulait, mais on lui attrapa l'avant-bras.
Elle fit volte-face dans un sursaut. Tout s'éclaircit violemment. Livaï se tenait devant elle, et la fixait de ses yeux clairs. « Marion », l'appela-t-il, peut-être bien pour la centième fois. Lorsqu'elle entendit sa voix, sa bouche s'entrouvrit.
Il y avait quelque chose, dedans. Et sur ses traits d'ordinaire impassibles, et dans sa posture, et dans le moindre de ses gestes. Quoi donc ? Un hybride, un mélange de gravité et de pénibilité. Peut-être, ce n'était qu'une hypothèse. Dans tous les cas, la paume chaude qui entourait son poignet ne la lâcha pas.
Il ferma les paupières un moment. Puis, ses doigts glissèrent sur les siens. Cela aurait été une brillante occasion pour eux de s'y mêler, mais, naturellement, ils ne le firent pas. Cela aurait été un geste particulièrement inutile, et surtout sans aucun intérêt.
Tout cela pour l'amener plus sûrement à sa place, la laisser s'asseoir, et s'installer à côté d'elle. Le silence qui suivit permit à la chercheuse de retrouver des sensations normales... Et de saisir ce qu'il s'était une nouvelle fois passé.
Là seulement, elle put imaginer ce que le caporal-chef avait pu voir quelques secondes plus tôt. Il resta là, tourné vers elle, à la scruter en réfléchissant. Elle déglutit. Ce comportement était une première chez lui. Elle ne put pas faire grand-chose de plus qu'attendre qu'il dise quelque chose.
Le temps passa. Il finit par croiser les bras. « Ça fait un moment que je me dis que t'as un grain, mais là, t'as atteint un stade assez impressionnant. » Elle pinça les lèvres.
« Je veux bien croire que t'as besoin de temps pour encaisser ce qu'a dit Kenny... Et peut-être que je n'ai pas amélioré les choses.
— Non, intervint-elle immédiatement, vous...
— Mais je me suis dit que j'allais attendre encore un peu pour voir comment évoluerait ton état.
— Ce n'est pas si...
— Et je vois que c'était une décision bien plus risquée que ce que je pensais.
— Livaï, je...
— Qu'est-ce qu'on fait, si tu t'éclates la gorge ? »
Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun son ne sortit. « Si on te retrouve écrasée en bas du Mur, ou pendue je ne sais où ? » Il marqua une pause, durant laquelle elle tourna la tête vers la table.
Mais il ne la laissa pas terminer son mouvement. Il prit son menton entre son pouce et son index, l'orienta face à lui, et la lâcha de nouveau. Cette fois-ci, il plongea son regard dans le sien de manière si directe qu'elle ne put que le soutenir. Les instants coulèrent. Elle se mordit brièvement la joue.
« Vous avez raison, murmura-t-elle. La machine numéro sept...
— Ne dis pas ce genre de merde devant moi, jeta-t-il. »
Elle le gratifia d'un air surpris. « Je ne te demande pas comment on ferait pour gagner la guerre, mais comment on réagirait face à ton cadavre suicidé. Sasha, Armin, Annie, Hansi... Aucun d'eux ne veut l'imaginer. » Ses prunelles la scrutèrent durant un long moment.
« Et moi non plus. »
Silence. Long silence. Livaï finit par détourner le regard.
« Bref, lâcha-t-il. On a causé, avec Hansi. On ne peut pas faire grand-chose pour que ton état s'améliore... Mais puisque je suis avec toi vingt heures sur vingt-quatre, j'ai au moins le moyen de t'empêcher de te foutre en l'air.
— Je suppose, souffla-t-elle.
— Seulement, tu n'as peut-être pas envie de rester dans cet état plus longtemps. »
Son cœur rata un battement.
« C'est-à-dire ?
— On ira voir Weierstrass.
— Le médecin ? bafouilla-t-elle.
— Seul lui peut mettre quelque chose en place. »
A cette idée, l'angoisse l'assaillit.
« Non, se précipita-t-elle. Il est déjà occupé avec plein de trucs. Avec un peu de volonté, je peux...
— ... au bout de plus d'un an et demi, et avec un état qui s'aggrave, remonter la pente ?
— Je veux essayer, insista-t-elle. C'est à moi de choisir. Je veux voir si je peux y arriver. Et si ça ne fonctionne pas... »
Elle déglutit. « Là, d'accord. » Son interlocuteur réfléchit un instant, le regard posé sur sa main. Une poignée d'instants passa. « Soit », dit-il finalement. « De toute façon... Te forcer ne mènera à rien. » Elle acquiesça, et il se leva. « Bon. L'heure du thé », lâcha-t-il.
Elle l'imita avec un peu de retard, et peu de conviction. Elle ne voulait pas déranger plus de personnes avec ça. Elle ne voulait même pas imaginer ce qu'une discussion avec Weierstrass impliquerait. En fait, cet échange lui avait coupé toute envie de boisson, déjà bien moins intense que celle de son supérieur. Celui-ci qui, d'ailleurs, n'avait toujours pas touché à la boîte qu'elle lui avait donnée dans un élan de sympathie dont elle ne se souvenait même plus de la source.
Ils marchèrent vers la sortie ; au bout de deux mètres, la chercheuse éternua, et s'arrêta illico. « Eh », jeta son supérieur d'un air lugubre. « J'espère que t'as mis ta manche devant... » Il baissa alors ses pupilles sur le sol, et plissa les yeux.
« Tiens. T'as perdu une prémolaire. »
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