La Trinité Poitevine - Partie 4
Ouest du Mur Rose, 30 novembre 851
Marlowe et Sannes se trouvaient dans une vaste plaine à l'herbe verte. Le temps était humide ; le ciel, nuageux ; les cadavres devant eux, déjà décomposés. Les trois hommes, dont les poignards et les fusils courts avaient été négligemment laissés autour d'eux, dégageaient une odeur particulièrement putride.
La situation était surprenante. Cette région était très peu habitée : une poignée de villages tout au plus, tant et si bien que les géographes l'appelaient la « bulle du vide ». Qu'on découvre un meurtre plusieurs semaines après les faits était normal dans ces conditions, mais que cela soit arrivé tout court...
C'était une paysanne partie pour Trost qui les avait trouvés – l'une des rares habitants de cette portion du mur Rose. Une fois arrivée au district, elle avait immédiatement prévenu la Garnison, qui l'avait redirigée vers les Brigades.
Une escouade s'était chargée de l'affaire, mais pour un temps qui s'avéra très court. Naile Dork, en apprenant les faits, avait immédiatement convoqué Marlowe. Peut-être y avait-il un lien avec la chèvre, s'étaient-ils dit. Après tout, le lieu du crime ne se situait pas si loin de Dauper, et il remontait à environ quatre mois de cela, d'après le médecin légiste.
Quatre mois... Cela les ramenait fin juillet 851, non loin du moment où Kaya Weinhold avait trouvé l'animal dans les bois de Dauper. Pour Marlowe, il y avait définitivement un lien de cause à effet. Mais pour ce qui était de le prouver...
Il soupira.
« Il va falloir rendre visite aux quelques villageois du coin. On peut mettre notre discrétion à la poubelle. On a enfin une piste : passer à côté serait une grosse erreur...
— De quelle discrétion tu parles ? rétorqua son collègue. Il n'y a pas besoin de préciser qu'on recherche l'origine d'un bouquetin. Tout ce qu'on a à faire, c'est de demander tranquillement si quelqu'un a vu des suspects, comme une enquête normale. »
Il marqua une pause, pinçant machinalement le bout de son épais nez. « On nous a demandé de trouver ses propriétaires, et de les envoyer aux hauts-gradés. Cette histoire est complètement absurde... Mais si travailler dessus est le prix pour faire persister le calme dans les Murs... »
Marlowe lui jeta un regard surpris. Voilà qu'il commençait à se dévouer à la tâche... « le calme dans les Murs », hein... Il baissa ses petits yeux sur les corps. Au fond, il ne l'avait que rarement vu flâner. C'était lui qui avait introduit et principalement mené l'interrogatoire de madame Weierstrass. Le seul instant où il avait joué le musard avait été avec Ralph...
« Ramassez les cadavres », dit le plus vieux à Hitch et Boris. Ils ne cachèrent pas leur dégoût.
« On doit vraiment faire ça ? se plaignit la soldate. Regardez-les, ils sont...
— Morts, oui. On a une charrette prévue à cet effet. Allez-y. »
Elle grommela un moment, puis obéit sans grande envie.
Il ne restait plus qu'à retrouver les proches des victimes. Quoique... Personne n'a signalé leur disparition. Marlowe fronça les sourcils. Leur meurtre en plein milieu de rien, leurs armes, et l'absence de plainte... Étaient-ce eux, ceux qu'ils devaient coffrer ?
Non, ils n'ont pas eu le temps d'arriver à Dauper. Or, les traces de pas qu'on a relevées ne peuvent être que celles des ex éleveurs de cette chèvre... Il entrouvrit les lèvres. Est-ce qu'ils les auraient tués sur le chemin ? Cela voudrait dire qu'ils viennent de l'ouest de Rose ! L'endroit rêvé, pour cacher une chèvre comme ça, puisqu'il n'y a personne !
Il se tourna vers l'autre, qui venait de remonter sur son cheval. « Djel... » L'intéressé pencha la tête vers lui. Tout en reprenant son destrier, il lui expliqua sa théorie. Sannes réfléchit un moment. « C'est plausible. C'est même très probable... On étudiera tout ça à Stohess. » Il acquiesça, et ils se remirent en route.
Ils arrivèrent à la cité le soir même. Hitch et Boris avaient confié les corps au responsable de la morgue, et étaient partis au réfectoire. Les deux autres se retrouvèrent dans la salle des officiers, autour d'un bout de viande et d'un potage.
« Qu'ils se terrent dans la « bulle du vide » ne serait pas surprenant, lâcha l'homme. On ne sait pas comment les trois ont été tués... Mais on peut deviner par qui. Cette chèvre a l'air bien convoitée.
— Ils l'auraient donc volée. Soit ils se sont fait descendre par leurs propriétaires originels, soit par quelqu'un qui avait mis la main dessus encore avant. En espérant que la chaîne ne soit pas trop longue à remonter...
— Je ne te le fais pas dire, grogna-t-il. Je vais avoir ma dose de campagne, à ce train. Heureusement que cette affaire est une exception. Je vais bientôt pouvoir retourner tranquillement dans Sina... »
Le cadet plissa les paupières. « Enfin », l'ignora l'autre. « On s'y mettra demain. On nous a dit d'être rapides, et cætera. » Il se leva, et ramassa ses couverts. « Bonne nuit », conclut-il en le laissant seul.
Il observa un moment le battant par lequel était passé le brigadier. Puis, il ferma brièvement les yeux, et reprit son repas.
***
Ouest du Mur Rose, le lendemain
« 'Connais pas », leur répéta-t-on pour la dixième fois en une journée. Ils avaient fait le tour de trois des patelins paumés de la bulle du vide. Cette fois-ci, c'était une ferme dans laquelle ils étaient entrés. Ils avaient été accueillis par une mignonne petite famille – parents, oncles, cousins, gosses. Et, au grand malheur de Marlowe, ils élevaient des cochons, pas des chèvres...
Le grand homme maigrichon au visage carré qui se tenait en face d'eux les dardait de ses yeux clairs. Une légère méfiance y pointait. « 'fin bon », lâcha-t-il dans son accent de campagnard, « c'est tout ce que j'peux vous dire. » Le brigadier regarda avec désolation ses pauvres notes, essentiellement composées de vide.
« D'accord. Merci pour...
— Attends, le coupa Hitch dans un sourire presque narquois. Je veux voir leur porcherie, moi.
— Hitch... grogna-t-il.
— Quoi ? C'est mon boulot ! »
Il ne put pas répondre grand-chose à cela. Après avoir échangé un regard blasé avec Sannes, ils la laissèrent avancer vers l'étable en se frottant les mains. Boris la suivit d'une démarche toujours plus motivée.
« Oh, c'est donc comme ça qu'on élève des cochons... » l'entendit-elle dire sur un ton faussement intéressé. Elle mit un pas dedans, et fronça le nez. « Pour ce qui est de l'odeur... » Elle fit volte-face, manifestement déçue par sa propre initiative.
Son ancien camarade de promotion rangea son carnet dans la poche intérieure de sa veste, salua les campagnards, et remonta sur son cheval. C'était encore un acte futile qu'elle venait de faire, mais, de toute évidence, elle n'en avait cure.
Ils se remirent au pas. Le plus vieux sortit un plan des environs, une copie de celle d'un géographe renommé, Eugeniusz Kostrovicki – qui avait justement attribué ce nom à ces terres, lorsqu'il avait été employé par les nobles qui les géraient. Ceux-ci n'avaient pas trop apprécié, mais l'homme ne s'en était pas vraiment inquiété.
Ses travaux étaient particulièrement précis. Il avait, entre autres, étudié le flot migratoire depuis la chute du mur Maria et l'attaque de Trost. Il avait d'abord été contraint de le faire en cachette à cause de l'instabilité de la situation, mais avec le nouveau gouvernement, cela n'avait plus été nécessaire : il avait même été autorisé à publier ses travaux dans le journal d'Albert Steen, à l'imprimerie Shallwoods. Sa nouvelle mission était désormais de cartographier les zones extra-muros qui avaient été explorées par le Bataillon.
« Il reste un village, un peu plus au nord », grogna Sannes. « C'est le dernier, enfin ! Notre pêche aux infos se révèlera peut-être bien vaine, et il faudrait faire des recherches plus approfondies, mais monter toute la journée... C'est le boulot du Bataillon, de se casser les fesses sur une selle ! Au moins, on n'a pas à se coltiner un équipement tridimensionnel... »
Son jeune collègue serra les dents.
« Nous sommes tous soldats. Peu importe notre affiliation, nous sommes égaux !
— Et voilà que tu recommences avec tes idéaux... grommela-t-il. Il faut être fou, pour se confronter aux titans. Mais puisque c'est désormais nécessaire... Même des brigadiers ont été envoyés. Notre place est à l'intérieur.
— Nous ne sommes pas censés être des privilégiés ! Eux aussi ont...
— Oui, oui, je sais. De toute façon, tu es trop tête de mule pour que quelqu'un parvienne à te faire changer d'avis. »
Il rangea la carte. « C'est certainement grâce à ça que Naile Dork t'a choisi. Ça m'arrache la langue, mais les Murs ont peut-être besoin de gens comme toi. » L'intéressé ouvrit la bouche, ébahi. Cet homme réservait décidément des surprises. Après vouloir la paix, il commençait à lui faire des compliments ? Il détourna le regard, confus. A quoi bon essayer de comprendre ? Il n'y a pas de logique sous-jacente chez lui...
« Marlowe, l'appela alors Hitch en se rapprochant de lui.
— Ne me dis pas que tu veux rentr...
— Dans leur grange, le coupa-t-elle. Il y avait une corde cassée. »
Ses yeux s'écarquillèrent.
« Tu veux dire que ça pourrait être eux ?
— C'est pauvre, comme preuve, mais c'est tout ce qu'on a. Et puis, railla-t-elle pendant un instant, je sais que les paysans sont des gens hostiles qui n'ont jamais vu de citadins, mais se réunir tous ensemble pour nous regarder mener un pauvre interrogatoire... »
Il réfléchit un moment. Ce qu'elle disait tombait sous le sens, mais ils ne pouvaient pas se baser sur ses seuls éléments... « Les villages où nous sommes allés étaient assez loin d'ici. Il n'y a qu'une famille qui avait entendu parler d'une ferme dans le coin... Mais dans le prochain bourg, peut-être qu'on pourra en savoir plus. » Elle se contenta de hausser les épaules, et de retourner à sa place.
Vingt minutes passèrent. C'était une durée correcte, au vu du fait que leurs chevaux ne faisaient que trotter. Ils arrivèrent bientôt dans un hameau composé de quatre pauvres maisons. Encore un nid à renseignements...
Ils posèrent de nouveau pied à terre. Cette fois-ci, il n'y avait même pas de chemin central. Seulement de l'herbe, partout. Les bâtisses, elles, étaient toujours à colombages. Dès qu'ils pénétrèrent le territoire, un chien noir sortit d'une maison en aboyant.
Son maître, un cinquantenaire à la peau mate, le rappela immédiatement à l'ordre. Un autre montra également le bout de son nez. Le premier était brun et petit ; l'autre, roux, avec un joli ventre à bière. Le jeune homme s'approcha d'eux, et sortit ses papiers de brigadier.
« Marlowe Freudenberg, et Djel Sannes, les présenta-t-il. Nous enquêtons sur le meurtre de trois hommes.
— Un meurtre, chez les Roderich ? bougonna le premier.
— Karl, ça ne m'étonne pas vraiment... »
L'autre plissa les yeux, mais finit par se renfrogner.
« Karl et Lévi Haussman, dit le dernier dans un sourire.
— Vous êtes de la même famille ?
— Non, jeta Karl, piqué au vif.
— Ils ne vont pas te bouffer ! s'exclama Lévi. On est mariés. »
Silence. Marlowe plissa les yeux.
« Mariés ?
— Il y a un problème ? articula le brun en faisant craquer ses doigts.
— Non, je veux dire...
— S'il y a un problème, il faut le dire.
— Bon sang, Karl ! Excusez-le, il est un peu... Enfin. Vous avez des questions, c'est ça ? »
Le jeune officier laissa la place à Sannes. Mariés... « On a retrouvé trois corps à une heure d'ici. » Ça se fait, dans les Murs ? « Ils portaient des armes, mais nous n'avons pas pu les identifier. » C'est quand même bizarre... « Ça se serait passé il y a quatre mois. Ça vous dit quelque chose ? » Enfin, deux hommes, mariés !
« Marlowe. » Il sursauta. Hitch venait de l'appeler à deux centimètres de son oreille. Elle recula, et croisa les bras. « Bon sang, on dirait moi. Écoute donc, au lieu de ruminer. » Son regard se fit dur. « Surtout pour une raison aussi basse. »
Il resta bouche bée un moment. Ce ton chez elle, c'était une première. Pour qu'elle le reprenne comme ça... Je n'ai pas de temps à perdre là-dessus. Il se focalisa de nouveau sur le couple, mal à l'aise.
« Trois personnes, vous dites... On n'en a pas entendu parler, mais s'ils étaient armés... Il y a bien des brigands qui passent parfois par là.
— Des brigands ?
— Pas très souvent, mais puisque ces terres sont assez vides, ils ne se font jamais condamner. Une aubaine pour eux. Je sais qu'ils ont déjà attaqué une ferme...
— Chez la famille de trente-six personnes ? s'immisça la soldate, à la surprise de son camarade de promotion.
— Oui, ceux-là. Ils sont plutôt gentils, bien qu'assez renfermés... Ils sont entre eux, quoi.
— Vous avez une date ? reprit Marlowe.
— Pas vraiment. Ils y sont allés plusieurs fois. Mais on n'en a plus entendu parler depuis quelques mois... »
Il hocha la tête en prenant des notes. Son cœur avait accéléré la cadence. Enfin, ils avaient des pistes. « Vous avez d'autres informations ? » Ils firent non de la tête. L'escouade les remercia, et s'éloigna de la bâtisse.
« C'était pas trop tôt », lâcha Sannes. « Plus qu'à voir si les autres seront aussi productifs. » Ils partirent dans la foulée. Les quelques autres familles qui les reçurent ne leur apprirent rien de plus. Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? se dit le soldat alors qu'ils remontaient en selle. On a trouvé des suspects, et des hypothèses sur l'identité des trois morts.
Il lança son cheval au trot, et jeta un regard à Djel. Plus qu'à faire remonter à Naile, songea-t-il. Notre rôle va peut-être bien s'arrêter là...
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