La Trinité Poitevine - Partie 1

Ragako, Mur Rose, 17 novembre 851

Conny posa ses yeux verts sur les moignons qui lui servaient de jambes. Une légère douleur se réveilla dans sa poitrine : il ne prit pas la peine de la chasser. Cela faisait près d'un an qu'il avait perdu sa mobilité. Il commençait tout juste à s'y habituer – et en grande partie grâce à Sasha, qui renforçait ses biceps avec lui et lui faisait faire des courses de chaise roulante dans la base.

Bien sûr, tous les autres le traitaient comme avant, mais il avait pu sentir, au début, quelque chose de différent chez eux. C'était Ymir qui avait mis fin à ce malaise, et de façon particulièrement surprenante. Surprenante... songea-t-il. Quoique, c'était bien son style...

Son cœur se serra un peu plus. Marco, Reiner, Bertolt, Emilie, Ymir... Et désormais, Jean. Le temps où ils étaient tous camarades lui manquait terriblement. Il aurait aimé être plus stupide encore : peut-être qu'il n'aurait pas eu à ressentir cette souffrance-là. La seule chose qui pouvait le réconforter était le fait que tout le monde la partageait. Et puis, on a récupéré Annie... Même si elle est toujours aussi sociable.

« Conny », l'appela Marlowe. « On est arrivés. » Il leva la tête. Il était assis sur la banquette d'une petite voiture militaire. C'était un autre soldat des Brigades, Boris Feulner, un blond de petite taille aux yeux noisette, qui en dirigeait le cheval.

Hitch et un de leurs officiers, Djel Sannes, les accompagnaient également. Ils étaient nombreux, pour une affaire de ce genre, mais il paraissait que retourner sur ces lieux pouvait être particulièrement dangereux.

Il pinça les lèvres. Il n'avait pas remis les pieds chez lui depuis plus de quatre ans. Il avait pourtant eu de nombreuses occasions de le faire, depuis son accident : mais l'idée que sa famille le voit infirme l'effrayait. Cette fois-ci, il n'avait pas eu le choix. La ferme dans laquelle les Brigades Spéciales devaient enquêter faisait partie de son village.

L'adolescent aux cheveux noirs le porta. Sa camarade sortit son fauteuil, dans lequel ils l'installèrent ensuite. « Djel », dit-il au policier. C'est vrai qu'ils sont collègues, maintenant. « La ferme se trouve à l'est de Ragako, c'est ça ? » L'intéressé posa ses prunelles brunes sur le papier qu'il tenait. Il acquiesça, et mit à son tour pied à terre.

Ils se trouvaient dans la seule allée du bourg. De petites et éparses maisons à colombages la longeaient. Conny commença à avancer : ses roues passèrent plus ou moins difficilement sur le sol de terre sèche et d'herbe verte.

Il reconnut l'écurie collective. L'un de ses anciens voisins, un vieil homme recourbé, leur proposa aimablement d'y attacher leurs chevaux. Il le vit alors. « Oh, Conny ! » l'appela-t-il. Il serra les dents. Son entrain n'était pas suffisant pour dissimuler la pitié qui pointait dans son ton.

« Comment ça s'passe, là-bas ? J'ai entendu que t'as atteint l'top dix ! Et que t'es entré au Bataillon. On est tous contents de toi, tu sais ?

— Merci, marmonna-t-il. »

Les autres combattants le regardèrent un instant. « Merci pour les chevaux », abrégea Sannes afin qu'ils reprennent leur route. Il les gratifia d'un sourire édenté. Puis, il posa un dernier regard mi-fier, mi-peiné sur le plus petit, et retourna à ses affaires.

Ils évoluèrent jusqu'à l'endroit en question. Ils croisèrent deux ou trois paysans, mais, à son grand bonheur, aucun Springer. Ils arrivèrent enfin à destination. Ils purent admirer l'étroite bâtisse dans laquelle habitaient les Weierstrass, leur longue étable, et leur grange légèrement bancale. Une odeur de foin, et surtout de chèvres, envahissait la ferme jusqu'à dépasser les clôtures de bois.

Le groupe pénétra la propriété. Une jeune fille particulièrement baraquée les remarqua, et s'avança vers eux. Elle était moins grande que sa sœur, Luise : leurs cheveux divergeaient également. Ceux de la cadette étaient roux, comme sa tante.

Celle-ci apparut à son tour. Il l'identifia facilement grâce à l'ecchymose sur son arcade sourcilière. La baffe que lui avait mise Kenny n'avait manifestement pas été tendre. Il ne fut pas non plus surpris de voir que leur regard était particulièrement sombre. Il les connaissait peu, les Weierstrass étant des voisins assez renfermés – sauf avec l'agriculteur de l'autre bout, qui leur fournissait une partie de leur paille. Toutefois, lui-même avait ressenti de la colère en apprenant l'assassinat du chef de famille.

« Vous êtes les membres des Brigades Spéciales ? » demanda la plus âgée. Sa question seule lui valut un air condescendant de l'homme. Elle plissa les paupières.

« Djel Sannes, et Marlowe Freudenberg, les présenta-t-il en l'ignorant. Nous sommes venus pour vous interroger sur le meurtre de votre frère.

— Suivez-moi, je vous prie, dit-elle d'une voix traînante. Je ne vais pas laisser des officiers de Sina traîner au beau milieu d'une pauvre basse-cour de Rose... »

Conny vit Sannes se raidir. Un petit sourire se dessina brièvement sur son visage. Dans ta face, le vieux. Ils traversèrent la cour de terre battue, croisant deux chiens au passage, et pénétrèrent la maison.

A son grand bonheur, le palier ne comportait pas de marche. Il put donc, au même titre que les autres, se faire accueillir par une pièce étroite, un mélange de salle à manger, de cuisine et de réserve. Le mobilier était particulièrement rudimentaire : table, chaises, évier, placards. Rien n'était différent de sa propre maison.

Les deux officiers et la femme prirent un siège. Lui, Boris et Hitch, quand à eux, restèrent à l'écart.

« Bien, commença le supérieur avec ennui. Monsieur Karl Weierstrass a été tué le neuf septembre par Kenny Ackerman... Qui a déjà avoué son crime, nous n'avons pas besoin d'une quelconque preuve sur son identité... Tout ça pour voler l'une de vos chèvres, c'est bien cela ?

— Oui.

— Était-il le seul dans le coup ?

— On le pense. Il aurait entendu parler de notre chèvre par l'un de ses clients, monsieur Springer, qui était parti à Shiganshina quelques jours. »

Les yeux de Conny s'écarquillèrent. Papa... Qu'est-ce qu'il faisait là-bas...? « C'était une conversation anodine, monsieur Ackerman n'avait pas paru particulièrement intéressé... Mais suite à ça, il est venu rôder quelques temps par ici, en séjournant chez les Springer. Lorsqu'ils sont venus nous parler, après le meurtre, ils nous ont répété qu'ils ne savaient pas que c'était un tueur en série. »

Hitch et Boris jetèrent un coup d'œil au plus petit, qui les gratifia d'un air interdit. Cela ne faisait même pas cinq minutes qu'ils étaient ici, et, déjà, il ne comprenait rien à rien.

« Je me souviens du jour où il est passé devant nos enclos. Toutes nos chèvres sont des chèvres angoras, à la laine blanche. La chèvre brune qu'on avait récupérée dénotait donc particulièrement avec elles. Comme on n'avait jamais vu une telle race avant, on comptait faire un croisement, et voir ce que ça donnerait... Ça aurait pu être particulièrement fructueux, si monsieur Ackerman ne nous l'avait pas volée, conclut-elle sombrement.

— Où est-ce que vous l'avez trouvée ? »

Comme par automatisme, elle arrangea l'une de ses mèches rousses qui lui gênait la vue. Au beau milieu de sa stupéfaction, l'explorateur dut s'avouer que sa coupe dégradée, qui couvrait tout juste ses oreilles, allait particulièrement bien avec son visage à la mâchoire carrée. Puis, il s'insulta intérieurement, et se concentra de nouveau sur la discussion.

« A Dauper. » C'est le village de Sasha... « Mon frère était parti voir les Braus. Kaya, la fille d'Adolf Weinhold, un ami à eux, avait trouvé un « animal bizarre » dans les bois, et l'avait ramené chez eux. Comme les deux familles sont voisines depuis l'arrivée des réfugiés de Maria, Adolf en avait parlé à Lisa Braus, qui a pensé à la donner à Rupert. Adolf ne supporte pas les chèvres... précisa-t-elle. C'était une aubaine pour lui.

— Kaya Weinhold... Elle a réussi à attraper la chèvre ?

— C'était surprenant aux premiers abords, car ces bêtes ont tendance à être têtues... Mais celle-là avait l'air déjà apprivoisée. De plus, elle avait une corde cassée au cou... Tout ça s'est passé début août.

— Pouvez-vous nous donner plus de précisions sur les dates ? intervint Marlowe.

— Je sais juste que mon frère a ramené la chèvre le cinq août, que Springer est parti à Shiganshina du premier au cinq septembre, et que Kenny est arrivé ici en même temps que lui, le sept septembre. Du reste... Vous le savez. Il serait parti de la maison des Springer le dix dès l'aube... »

Il continua à prendre des notes, et expira longuement.

« Est-ce que vous avez d'autres informations ? Sur la réaction des autres habitants, ou sur un élément en particulier...

— Non. Les autres étaient simplement contents pour nous, mais l'élevage de chèvres, ce n'est pas leur tasse de thé. Sinon, nous n'avons rien remarqué de plus...

— Très bien, dit le jeune supérieur en se levant. Merci pour vos réponses.

— Vous partez déjà ? Quid du procès contre Ackerman ?

— Vous voulez un procès ? Vous avez explosé la devanture de sa boutique ! contra Sannes. Vous auriez dû contacter la police militaire plus tôt, et...

— Non, coupa Marlowe. Elle a raison. Il devrait être condamné. »

Son collègue le regarda avec surprise, puis serra les dents.

« Toi...

— Seulement, on ne peut pas le condamner pour l'instant. L'armée a besoin de lui. Mais soyez sûre d'une chose... »

Son expression se fit dure. « Une fois cette guerre finie, on le jettera en prison. » Il y eut un silence. Les larmes finirent par monter dans les yeux de la femme. « Merci », souffla-t-elle.

Marlowe la salua, et ils quittèrent la bâtisse. « Conny... Direction ta maison. »

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