Kenny : behind the scenes - Partie 6

Quelque part dans le Nevada, 28 août 2001

« Dis, Kenny. » L'intéressé leva la tête.

Toujours la chambre aux deux lits sobres, cette fois-ci éclairé par son néon blafard. Il était bien minuit trente ; Marion, jusque-là penchée sur son bureau métallique assez encombré, venait de s'adosser à sa chaise noire dans un long soupir.

« Je crois que faire une machine à voyager dans le temps, c'est compliqué.

— Ouah. Je suis choqué d'entendre cette nouvelle.

— Je veux dire... Je ne sais pas comment stocker l'antiparticule en jeu...

— Demande à tes potes du CERN, bailla-t-il. »

Un instant d'immobilisme, au bout duquel elle laissa tomber son crayon. « Mais oui... » murmura-t-elle. Elle se leva brusquement, s'avança vers lui, et posa vivement ses mains sur ses épaules. Ses prunelles plongées dans les siennes brillaient d'un ravissement inégalable. « Tu es génial ! »

Écarquiller les yeux, seule chose qu'il put faire. Son cœur rata un battement, aussi, mais il n'était plus à cela près. « Rougis, et t'es mort. » Voilà tout ce qu'il devait retenir. Ce n'était pas si compliqué, quand même. Il avait fait bien pire, du genre, tuer une cinquantaine de personnes – non, peut-être une centaine... ? Il ne savait plus.

Et la chercheuse, elle, resta devant lui, sourcils froncés, à le scruter avec attention. Déconne pas, déconne pas, déconne pas, se dit-il... Jusqu'à ce qu'il voie les joues de l'autre rosir. « Ne fais pas cette tête », débita-t-elle en détournant le regard. Longues secondes.

Alors, je voudrais être enterré avec mes poignards, dans ma petite ville de l'ouest de la France, éventuellement après une incinération...

« Mais la durée de vie d'un trou de ver est très, très courte... » songea-t-elle. « Peut-être qu'il ne faudrait l'ouvrir que pour les transferts... » Elle s'assit à côté de lui ; il reporta brusquement son attention sur La Communauté de l'Anneau, éternellement posé sur sa table de chevet. Tu as un bureau, bon sang ! Tu veux me tuer ?! « Car, en soi, des antiparticules intriquées ont déjà été trouvées. » Il inspira profondément.

« ... Intriquées ?

— La même particule, mais à deux points différents de l'espace-temps.

— C'est possible, ça ?! s'exclama-t-il.

— Oui. Mais quant à trouver la solution technique pour l'exploiter...

— Putain, t'étudie de ces trucs... Mais, du coup... C'était quelle partie de ta théorie, que t'avais foirée ?

— Les probabilités en physique quantique. L'influence des lois probabilistes sur les lignes d'Univers, tu sais, le fait que le nombre de lignes serait proportionnel à la probabilité de l'état d'une particule... Ça me paraît à la fois vrai et faux ! Et... »

Elle s'arrêta net. « Non, peut-être qu'en fait, il n'y a scindement de la ligne d'univers alpha que lors d'un voyage temporel et d'un phénomène quantique aux influences macroscopiques », réalisa-t-elle alors. « Puisque la particule doit se décider... Et les autres, on s'en fout... Le type avait raison, c'est une absurdité : les états peuvent se superposer au niveau quantique. Mais oui... »

Un soupir de soulagement ponctua le tout : il lui jeta un œil. Elle venait de relâcher ses épaules. « Il faut que je note ça. » Il la regarda se lever, se pencher sur une feuille, écrire un court paragraphe, s'approcher de l'interrupteur. Son visage délicatement rond reflétait un épuisement impressionnant.

« Je veux dormir... Je me suis déjà brossée les dents. Toi aussi. Monde merveilleux. » Ainsi éteignit-elle la lumière. Le noir se fit ; il l'entendit marcher dans la pièce, puis s'affaler sur son matelas. « Bonne nuit, Kenny. » Il déglutit, sérieusement perturbé. « Toi aussi. »

Silence, qui lui permit de se rendre compte qu'il était encore assis. Il se retint de marmonner, et s'allongea sur son propre lit. Gnagnagna, « fais pas cette tête »... T'as qu'à faire des trucs normaux, aussi ! Je vais mourir d'un infarctus du myocarde, à ce train !

Il soupira, roula sur le dos, mit son bras en travers du visage. Il n'avait plus qu'à trouver le sommeil, comme d'habitude. Ce qui était d'ailleurs un but assez courant, lorsqu'il faisait nuit.

Il n'était pas insomniaque, contrairement à son père, qui dormait environ quatre heures par nuit. Seulement, à l'image de sa mère, son cerveau réagissait au moindre bruit suspect. Ainsi le jeune homme se réveillait-il presque quotidiennement, se saisissait-il de son poignard par automatisme, et attendait-il... En général, pour rien. C'était assez encombrant, mais le côté « prévention des risques » rattrapait le coup.

Chose étrange, il ne rêvait pas. Tous les meurtres qu'il avait commis ne semblaient même pas avoir sur lui l'effet d'un pétale qu'on poserait sur l'eau : en cela, il n'était probablement pas humain. Même Shihong regrettait d'avoir tué ses camarades – ce tout en étant directement modifiée. Et sa descendance, elle, n'avait récupéré que des échos de ses capacités...

Alors, pourquoi sa psychologie faisait-elle de la merde ? « Personne n'est méchant par nature. Il y a toujours un contexte, non ? » résonna la voix de Marion dans son crâne. Un contexte, hein. Le bain de communisme dans lequel on l'avait noyé ? Non. Cela ne l'avait amené qu'à vouloir prouver à ses parents qu'un individu seul était capable d'avoir plus de pouvoir qu'un peuple uni jusqu'à la moelle.

La chercheuse avait tort. Il était né psychopathe : il n'y avait définitivement aucun espoir pour lui. Tant pis, il vivait bien avec... Même s'il aurait aimé la comprendre, ne serait-ce que pour quelques instants. On dirait bien que ce ne sera pas possible. Un léger regret naquit dans son coffre ; il s'apprêta à le balayer de lui-même, mais n'en eut pas besoin.

Un bruit sourd venait de résonner à côté de son lit. Il se redressa en sursaut, et se saisit du couteau qu'il gardait sous son oreiller. « Kenny... » La voix étouffée de Marion l'arrêta net. Il ne comprit qu'à ce moment qu'elle était tombée à genoux juste à côté de lui, et avait enfoncé sa tête dans son matelas.

« Je suis désolée... » Au bout de quelques secondes, il discerna enfin la boule sombre que formait sa silhouette dans le noir. Lorsqu'il vit un soubresaut parasiter l'immobilisme de ses épaules, il baissa le regard. C'était admis depuis longtemps, la scientifique s'effritait un peu plus chaque jour. Jusqu'où son enfer allait-il durer ?

« Je coopère avec eux... » gémit-elle faiblement. « Et je sais que c'est une situation catastrophique que je suis en train d'engendrer... Si les USA mettent la main sur une machine spatio-temporelle, le monde est foutu... Alors, pourquoi est-ce je ressens de la passion pour ce que je fais ?! »

Il ferma brièvement les paupières. « Bah... Qui sait », finit-il par dire. « Ça serait peut-être la même chose si tu étais en Afrique du Sud ou en Inde ou dans une organisation supra-secrète de la mort qui tue. » Elle eut un bref rire.

« Sûrement. Mais ce n'est pas ma petite personne qui compte... Je mets mes loisirs au-dessus de la sécurité du monde entier. Je suis une enfoirée...

— Tu n'aurais pas de regret si tu en étais une. »

Elle se tut un instant.

« Je suis une lâche, alors.

— Peut-être... Mais tout le monde ne peut pas être un héro. »

Nouveau silence. « C'est vrai... » Allez hop, crise passée. « Je sais ce que tu vas dire », murmura-t-elle alors, « mais j'y repense souvent. A me tuer. » La poitrine du jeune homme se tordit brutalement. Non. « C'est une solution plus facile que de me révolter comme la personne courageuse que je ne suis pas. » Fais ça, et je t'explose la tronche. « Le monde peut très bien se passer de m... »

Il la saisit brutalement par les épaules.

« Kenny... souffla-t-elle avec stupeur.

— Continue à déblatérer des conneries, et tu vas passer par la fenêtre, jeta-t-il.

— Par la fenêtre ? C'est pas un peu contradictoire... ?

— Ne te fous pas de moi. »

Elle se tut. « Je suis personne pour t'ordonner des trucs », reprit-il, « mais mon self-control n'est pas infini. Alors, à moins que tu veuilles en voir les limites... » Il baissa le menton. « Évite de faire ça. »

Long silence. Le jeune homme finit par la lâcher ; elle resta immobile. De toute évidence, elle ne répondrait rien. Au moins allait-elle éventuellement réaliser les enjeux qu'il venait de lui mettre sous le nez. Il finit par soupirer... Soupir qui mourut aussi vite qu'il n'était né.

Elle se redressa lentement, passa ses bras autour de son cou, posa son front sur sa clavicule. Au beau milieu des cheveux qui le chatouillaient finement, des larmes chaudes traversèrent le tissu de son t-shirt. « Je suis désolée », murmura-t-elle encore. Il se contenta de poser une main sur le haut de son dos. Il ne recula pas plus lorsqu'elle le serra un peu plus sous ses sanglots silencieux, ni lorsqu'elle crispa ses doigts dans son dos.

Après tout, cet état était récurrent, et allait peut-être bien nécessiter d'avertir Rebecca. Lui, il ne pouvait pas faire grand-chose, à part servir de polochon. Il ne savait pas si ses paroles avaient un quelconque effet, mais était certain que celles de la femme serviraient à quelque chose. Mais elle a sa peluche de chèvre... se dit-il en fronçant les sourcils. Peut-être que l'armée devrait lui en filer une taille réelle.

« Tant pis pour le monde », souffla-t-elle alors. « Je vais finir cette théorie. Je verrai ce que j'en ferai. Mais je ne peux pas la laisser en plan... Je l'aime trop pour ça. » Elle a arrêté de pleurer. Elle avait arrêté de pleurer, et pourtant, elle restait contre lui. Il s'apprêta à lui demander ce qu'elle foutait, mais se retint de justesse.

« Kenny... » Il déglutit, sous pression.

« C'est moi ?

— J'ai envie de dormir...

— Vas-y, alors, dit-il sur un ton d'évidence.

— Oui. »

Elle se redressa... Pour s'installer un peu plus confortablement sur ses genoux. Il écarquilla les paupières. « Euh... Marion ? » Elle se contenta d'appuyer sa joue sur son épaule. « Marion... » Déjà son corps s'affaissait-il sous le sommeil.

« Ton lit serait peut-être une meilleure option... hésita-t-il.

— Je suis habituée.

— Hein ?

— A force de regarder Cendrillon, moi et mon meilleur ami, on s'endormait sur ton épaule.

— Je n'ai pas trente ans, là.

— C'est d'autant moins grave. »

Il entrouvrit les lèvres. Certes. « Tu peux me virer, si tu préfères. Je ne t'en voudrai pas. » Le jeune homme respira profondément ; il espérait sincèrement qu'elle ne remarque pas que son rythme cardiaque dansait la java. Dans quel genre d'impasse est-ce que tu viens de me foutre ?

Encore de longues secondes. Des secondes plutôt cruelles, d'ailleurs. « Tu peux me virer », gnagnagna... J'ai une tronche à faire ça ? Il l'entoura de son autre bras, posa son menton sur son crâne. Suivit un silence. « Bonne nuit », dit-t-elle finalement. Sur ce, elle cala un peu plus sa tête sur son épaule... Et dut s'endormir, puisque sa respiration se fit sacrément plus profonde.

Ainsi se retrouva-t-il assis sur son lit – position très peu pratique pour pioncer. Est-ce qu'il manquait de bol ? Pas vraiment. Mais quand même... Il allait avoir mal au dos, à ce train. Que faire ? Il n'en avait aucune idée. Fait chier ! ragea-t-il intérieurement.

Il se résigna à laisser sa main sur le haut du bras de sa camarade. Un long moment passa ; le soldat finit par reculer lentement jusqu'au mur, et s'y adosser. Là. C'était déjà mieux. Plus qu'à foutre l'oreiller derrière sa nuque... Prouesse qu'il réalisa grâce à une précaution monumentale.

Ouah, c'est confortable. Je me suis trouvée une vocation dans le « je-dors-assis-et-tant-pis-pour-vous ». Si j'avais su. Good job, Marion. Après tout, son crâne ne rencontrait même pas le béton, et la scientifique lui servait de couverture.

Il allait bien trouver le sommeil, à un moment. Il en était persuadé. Il y croyait dur comme fer. C'était certain : il y avait encore de l'espoir pour sa condition... Mais ce fut sans compter les ronflements de Marion.

***

Quelque part dans le Nevada, le lendemain

« Eh bien, Fabien », dit Jelena. Elle venait de s'asseoir devant eux, dans le réfectoire aux tables de bois et aux murs blancs. Des dizaines et des dizaines de personnes étaient en train de prendre leur petit-déjeuner autour de Kenny et Marion. Il remarqua à peine que certaines d'entre elles posaient sur la chercheuse des regards à la limite du suspicieux.

Celle-ci était occupée à mâchonner tranquillement ses tartines ; lui fixait son verre de jus d'orange avec des yeux vides. Face à ce spectacle, l'officier le scruta d'un air blasé. « Tu as fait une nuit blanche, ou quoi ? » Il prit le temps de boire une sombre gorgée.

« ... Non. »

Lien vers l'image : https://www.zerochan.net/1889353

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