Kenny : behind the scenes - Partie 1

Quelque part dans le Nevada, 25 février 2001

Kenny Ackerman avançait dans le long couloir gris avec délectation. Il se trouvait dans une petite base américaine, isolée de tout. Quelques militaires par-ci, quelques barbelés par-là, un foutu labo où avait dû passer tout le budget de l'US Air Force dans le sous-sol.

Il avait été transféré ici le jour même afin de remplir sa toute nouvelle mission. Il servait déjà de double-agent, mais ce n'était manifestement plus la priorité. Et puis, naviguer entre Stéphane Bern et Rhys Reiss avait beau être marrant, le premier avait gagné un peu d'avance sur le second en lui offrant un surnom du feu de dieu, et il tenait peu à perdre ce rôle qui était souvent à se tordre. Une petite pause ne lui ferait pas de mal.

Dans tous les cas, il évoluait à grandes enjambées ici, et chaque pas le rapprochait un peu plus de sa nouvelle distraction. Dans le bureau de Rebecca Stewart l'attendait une nouvelle venue arrivée il y avait deux semaines de cela. Les rumeurs qu'il avait entendues dépeignait une adolescente de petite taille, peu sûre d'elle et au léger accent français qui lui donnait un « côté sexy ».

« Tu vas servir de garde du corps », qu'ils avaient dit ; « Tu devras être particulièrement vigilant », qu'ils avaient ajouté. Comme d'habitude, il allait suivre ces indications, mais sa position de « soldat déjà super-doué alors qu'il n'a que vingt-et-un an » lui permettait quelques libertés... Et il se trouvait que « profiter de son aura intimidante pour torturer psychologiquement sans en abuser la bleue » était compatible avec les ordres.

Il s'en frottait les mains d'avance. Une française, en plus ! Il allait pouvoir proférer de subtiles menaces sans même que les autres ne les comprennent ! C'était le plan parfait. Ainsi arriva-t-il devant la porte de fer du nouvel office de la jeune mère, et l'ouvrit-il avec entrain.

« Yo, Rebecca ! » lança-t-il, avant de s'étrangler. L'intéressée, ses longues boucles brunes en bazar, était appuyée contre son armoire noire, et boutonnait le haut de sa chemise. A deux mètres, sur le bureau à la surface transparente, était assise une fille châtain aux lunettes rouges, qui venait de laisser échapper un long soupir.

Les yeux verts de cette dernière se tournèrent alors lentement vers lui... Pour ensuite s'écarquiller. Il y eut un long silence, un silence étonnamment pesant que le jeune homme ne comprit pas vraiment. Finalement, le rose qui colorait jusque-là ses joues laissa brutalement la place à une pâleur cadavérique. « Fabien », murmura-t-elle. « Qu'est-ce que tu fais ici ? »

L'intéressé ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Son ton horrifié l'avait trop pris de court. Je la fais déjà flipper ? Il parvint finalement à reprendre de sa contenance, et à la gratifier d'un air dubitatif. « Mon boulot ? »

Elle ouvrit la bouche, s'étrangla, secoua frénétiquement la tête. S'il était déjà surpris, il fut définitivement choqué lorsqu'elle fit des larmes naître dans ses yeux. Elle marcha rapidement vers lui, pour le prendre brusquement par les épaules.

« Tu ne devrais pas être ici ! » s'écria-t-elle. Il fronça les sourcils.

« Toi, chez les américains, en 2001 ?

— Eh bien... commença-t-il en grimaçant.

— Tu te fous de ma gueule ! »

Elle frappa le torse de son poing, le regard trop anéanti pour l'autoriser à pleurer. Il resta bouche bée face à ce spectacle.

Il s'attendait à tout, sauf à ce qu'elle lui gueule dessus. Il ne parvint plus qu'à la regarder avec incompréhension tenter d'articuler des mots, échouer lamentablement, et rager d'autant plus. Elle essaya éventuellement de le secouer comme un prunier, mais abandonna la partie. De toute manière, sa force était bien trop faible pour qu'elle parvienne à lui faire une égratignure. Non, c'était son expression qui le mettait sur le cul.

Elle avait beuglé, mais aucune colère ne pointait dans ses pupilles ; ses doigts enserraient vainement ses épaules sans même vouloir lui faire mal. Tout ce qu'il pouvait voir chez elle était une détresse assez impressionnante, et qui n'était certainement pas centrée sur sa petite personne. En d'autres termes, c'était pour lui qu'elle s'était mise dans un état pareil.

« Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? » fut la seule question qui daigna traverser son esprit. Elle rebondit sur les parois de son crâne un bon moment. Finalement, elle connecta son cerveau à ses muscles, et Kenny se saisit des poignets de l'adolescente, pour remettre les bras le long de son corps. Il se prit un air surpris, puis suspicieux. Ce simple geste l'avait manifestement remise dans une attitude à peu près normale.

« Bon, bon, bon, on va éclaircir quelques points. » Quelques secondes. Elle inspira profondément, certainement pour se calmer, ce qu'elle réussit relativement bien. Puis, elle braqua de nouveau ses yeux verts sur lui, l'air de dire « j'attends ça avec impatience ».

« Déjà, est-ce que vous venez de bai... » Quelque chose fonça sur lui. Il esquiva de justesse la trousse que la femme venait de jeter dans sa direction : elle lui frôla l'oreille, et s'écrasa sur le mur d'en face. Son regard menaçant fut plus parlant que n'importe-quelle insulte.

« Ok, ok, j'ai pigé ! Du coup... » Il se pencha sur la plus jeune, dont l'immobilisme presque parfait persista. « Toi. On m'a dit que tu allais avoir peur de moi. » Elle fronça les sourcils.

« Non, répondit-elle sur un ton d'évidence.

— Comment ça, non ?!

— Fabien, je ne... »

Elle s'arrêta subitement ; ses traits se décomposèrent. « Oh », souffla-t-elle. « Oh, je vois. » Sa main retira ses lunettes, passa sur son visage, et pinça l'arête de son nez.

« Tu as quel âge ? marmonna-t-elle.

— Vingt-et-un balais. Me dis pas que j'ai une tête de vioque, la coupa-t-il d'avance.

— Non, tu fais parfaitement bien ton âge.

— Ah-ah ! »

Il s'autorisa un rictus victorieux... Avant que l'étrangeté de la situation ne le frappe de nouveau. Ah, oui, c'est vrai. Il se gratta la nuque. « Et... On se connaît ? » Silence. La jeune fille baissa le menton.

« Oui et non.

— Il y a plus clair... hésita-t-il.

— Je ne vois pas quoi te dire d'autre.

— Bon sang... »

Le jeune homme croisa les bras. « Je suis là depuis cinq minutes, et t'es déjà... » Sa phrase mourut d'elle-même. Un accident ? Une sous-merde ? Il eut beau chercher, aucune injure ne collait. Et pendant ce temps, l'autre le fixait avec une curiosité grandissante.

La pression se fit de plus en plus insoutenable. Il déglutit ; une goutte de sueur froide goutta à sa tempe ; il en arriva même à contracter la mâchoire. Mais rien n'y faisait, et il dut se rendre à l'évidence : l'insulter allait être compliqué. Alors, il s'engagea dans une analyse précise de son adversaire. Il allait s'en sortir coûte que coûte.

Il ne connaissait pas assez son caractère, mais il pouvait déjà dire qu'elle n'était pas sainte-nitouche... Pas en ayant forniqué avec Rebecca en plein milieu de son bureau, et en ne sourcillant même pas lorsqu'il était entré en trombes juste après. Pour ne rien arranger, il n'était pas assez débile pour tomber dans l'homophobie.

Quant à sa fameuse timidité, il n'en avait pas vu l'ombre, et le premier point balayait de toute manière n'importe-quelle pique là-dessus. Son QI paraissait au moins respectable. Elle n'avait pas non plus peur de lui, malgré le fait qu'elle lui arrivait à peine à l'épaule...

Le physique, mais oui ! Il plissa les paupières. La couleur châtain de ses cheveux, leurs ondulations, leur longueur raisonnable : tout était normal. Son visage rond n'était pas laid, sans tomber dans l'exceptionnel. Ses tâches de rousseur étaient trop discrètes pour s'en servir – et il fut lui-même surpris de les remarquer.

Ses yeux, peut-être ? Verts. En amande, certes, mais banalement verts. Son nez ? Petit, rond, pas de problème. Son menton ? De même. Ses joues ? Teint frais, sans plus. Ses oreilles ? Il ne pouvait pas les voir. Ses dents ? Cachées derrière ses lèvres roses et fines. Le reste ?! risqua-t-il désespérément.

Non, il lui était impossible de la mater.

Alors, il ferma brièvement les paupières. Il lui restait un joker : ses vêtements. Un jean simple, un pull rouge un poil décolleté, des converses de la même couleur. Encore une fois, elle ne sortait pas de l'ordinaire. Il se résigna à abandonner la partie... Mais ses prunelles bleues revinrent de justesse sur ses lunettes vives. « Et tu vois déjà très mal ! » lança-t-il spontanément.

Silence. Long, très long silence. Alors qu'il allait se résoudre à quitter la pièce, l'adolescente ouvrit enfin la bouche. « Ça a toujours été le cas. J'ai cinq sur dix à l'œil droit, et trois à l'œil gauche. Y en a un qu'est astigmate, et l'autre, hypermétrope ! C'est un peu contraignant, mais... » Elle fronça les sourcils.

« Mais quel est le rapport ?

— Aucun. »

J'ai merdé... Et elle a rattrapé le coup à ma place !

« Bref... Ton nom ?

— Marion. »

Marion ? Ça va jusque-là ! Il se retint de justesse de se taper le front contre le mur. Peut-être allait-il trouver une faille, à un moment... Même s'il y croyait peu. Après l'expression terriblement concernée qu'elle lui avait servie dès qu'il était entré... C'était la première fois qu'on le traitait comme ça, normal qu'il reste pantois. Seulement, il était assez grand pour savoir ce qu'il foutait aux Etats-Unis !

Mais il y a visiblement un tas de choses que je ne sais pas... Comment est-ce qu'elle me connaît ? On s'est rencontrés en France ? Non, même si sa tronche n'est pas mémorable, elle est un cas assez particulier pour que je m'en souvienne. Il laissa échapper un soupir qu'il ne prit pas la peine de rendre discret. Elle m'en dira peut-être plus dans quelques temps.

« Fabien ?

— Kenny ! »

Ils furent deux à sursauter. Il l'avait corrigée par réflexe.

« Kenny ? répéta-t-elle, peu convaincue. Non, tu t'appelles Fabien, aux dernières nouvelles.

— Il ne vaut mieux pas que tu te poses des questions, rit Rebecca. Il aime si peu ses parents qu'il s'est donné un surnom. »

Bon boulot, ma grande. « Oh... Mais c'est peut-être pour le mieux... » murmura la plus jeune. Ah bon.

« Enfin, Kenny.

— C'est moi.

— Je radote, mais qu'est-ce que tu fais ici ? »

Oh, c'est vrai que je dois lui annoncer mon nouveau job... Alors, il la gratifia d'un rictus légèrement tordu, et leva le pouce en l'air. « Pour éloigner les méchants ! » Une nouvelle fois, elle resta muette. Une nouvelle fois, ses prunelles lui furent pesantes. Puis, elle remit ses lunettes, et baissa le regard.

« D'accord. Sur ce... » Elle se tourna vers sa collègue : celle-ci se raidit. Heureusement, la première ne remarqua pas que la seconde la dévorait du regard depuis plusieurs minutes. « On a du boulot, je suppose. » L'intéressée hocha la tête. Elles prirent chacune une chaise sobrement noire, et se plongèrent dans un dossier jusque-là posé à côté du bloc écru qui servait de PC à la sergente.

Kenny resta là, bras ballants. Il observa éventuellement la lampe de bureau à la lumière jaune, la fenêtre de droite qui donnait sur le début de montagnes qui les entourait, les étagères blanches aux classeurs assez bien rangés de l'autre côté de la salle. L'armoire foncée sur laquelle s'était appuyée la femme se trouvait d'ailleurs juste à gauche de la vitre.

Heureusement pour lui, la moquette grise étouffait les tapotements de son pied avec talent. Il attendit, attendit encore, puis se résolut à tourner les talons. « Bon, bonne fin d'après-midi », dit-il en se dirigeant vers la porte. Il ne la franchit pas.

« Désolée, Fabien, mais tu vas devoir rester là.

— Sérieusement ? protesta-t-il sans grande conviction. Je sers à rien, ici !

— Prends une chaise, et lis un livre. »

Le soldat obtempéra, non sans marmonner un peu. Il s'installa au bout de la table, et les regarda étudier quelque chose qui lui était totalement obscur. Bon... Après quelques secondes de contemplation, il se saisit du bilboquet de bois de Rebecca. Ça promet.

Lien vers l'image : https://ackerbang.tumblr.com/

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