Karasuno avait perdu le second set en un clin d'œil. Ayaka, une main posée sur celle d'une Kana endormie, en regardait désormais le troisième. Ses souvenirs et ses peurs se mêlaient au spectacle qu'elle regardait en direct.
Tsukishima ratait ses contres contre ce Suna : il valait mieux que Kana ne voit pas ça. Tout s'enchaînait si rapidement, on smashait de partout et de toutes les vitesses et puissances possibles : ça surchaufferait l'esprit de Kana. Les scores restaient si serrés : Kana s'arracherait les cheveux.
Je ne la réveillerai qu'au « point critique » – et ce, à la condition que Karasuno semble gérer le match. Qu'il ait au moins soixante pourcents de chance de sortir vainqueur. Kana n'est pas cardiaque, mais...
Elle contracta légèrement ses doigts sur ceux de sa sœur. Ça faisait longtemps que ce n'était pas arrivé. Au moins, elle en a conscience, et... Putain, on rentre dans les vingt-trois !
Elle contracta les mâchoires. Ses propres pensées alternaient entre la condition de sa cadette et ce foutu jeu. Oh non, Inarizaki est sur le point de gagner... Encore un point, et c'est foutu... ! C'est l'heure de réveiller Kana, vraiment ?! Elle me tuerait si je ne le faisais pas, elle déprimerait même et s'en voudrait...
— Kana, l'appela-t-elle avec douceur.
L'intéressée grommela quelque chose, ouvrit les paupières sans grande conviction, puis se releva dans un long soupir. Ses boucles brunes glissèrent sur son sweat-shirt. Elle a plus de couleurs qu'avant.
— On est sur la fin du match.
— Qui est au lead... ?
Ayaka regarda brièvement son écran. Sa bouche s'entrouvrit.
— Égalité, murmura-t-elle.
Une lourde tension s'écroulèrent sur elles. Kana manqua visiblement de se jeter sur le direct, mais se retint de justesse et souffla du nez.
— À combien ?
— Je... attends, balle de match pour Karasuno ?!
— Hein ?! Argh, ma tête...
Ayaka lui tendit un gobelet d'eau.
— Non. Égalité. À vingt-cinq.
À sa plus grande stupeur, Kana but dans une précaution soufflante. Puis elle riva deux yeux acérés sur elle.
— On retournera dans le public à un moment – et cette fois-ci, je sais comment me démerder.
Elles regardèrent ensuite un rallie à couper le souffle. Kana reste prudente. Elle veut vraiment débouler dans la foule à la fin. Son ton était sans appel. Et elle semble vraiment pouvoir gérer ces probables quelques minutes dans les gradins.
Elle tamisait ses coups d'œil. Elle ne se concentrait plus que sur la balle. Ce, juste après le réveil. C'était décisif, elle n'allait pas lâcher le morceau – et Ayaka ne rivalisait pas face à ça. Car sa cadette lui faisait peur. Car sa détermination, à cet instant-ci, tuait le souci de son aînée.
— Balle de match pour Inarizaki, encore, siffla Kana. Ça n'arrêtera jamais.
En un clin d'œil, le ballon revint chez Karasuno et Hinata marqua ; des frissons remontèrent l'échine d'Ayaka. Ils se battaient bec et ongles, mais elles n'entendaient rien. Alors que là-dehors, on criait, on jurait. Plus on touchait le ballon, plus les deux sœurs croisaient les doigts à s'en blanchir les phalanges, plus la plus âgée finissait aussi par crever d'envie d'y retourner.
Mais c'était à Kana de donner le signal. À ce stade, elle affichait une mine aussi perturbée que pleine d'espoir. Qui allait gagner ? Même elle se laissait ronger par le doute. « Karasuno va gagner », avait-elle affirmé. « Je ne sais plus quoi penser », semblait-elle se dire.
— Vingt-sept, égalité, et je vais faire une crise cardiaque, commençait-elle d'ailleurs à rager. Et ce putain d'ailier...
Tsukishima sauta face à lui ; Kana serra les dents. Elle ne l'a pas vu foirer ses contres. Je lui dis, je lui dis pas ? Il va encore...
— Mec, articula soudain la plus jeune, ne daigne pas arrêter ce type tout seul.
Elle cause à Tsukishima ? Et « ce type », c'est Suna ? C'est quoi, ce manque de confiance ?!
— Aveugle-le un moment...
Son rictus effrayant glaça le sang d'Ayaka. Pardon, elle est devenue sadique.
— Fais-lui penser qu'il peut marquer, et laisse ton pote roux lui briser le cœur.
— Kana, tu me fais flipper...
— Hinata-san a rattrapé la balle !
Ayaka sursauta et s'englua sur le direct : en effet, ce rouquin venait de la réceptionner – ce, droit sur un passage qu'avait gentiment dégagé le blondinet. Blondinet même qui étudia les mouvements ennemis, fonça à l'autre bout du terrain, sauta pour contrer et se heurta à leur capitaine.
Kana plaqua ses mains sur son visage.
— Bravo, mais quel con, cracha-t-elle. Allez, une petite égalité : retournez-y, bande d'enfoirés !
Elle est très investie. La plus âgée pinça les lèvres. Le rythme des attaques de Karasuno augmenta de plus en plus – et son pouls avec. Smashs. Contres. Réceptions. Smashs. Tout s'enchaînait désormais à une vitesse folle...
— On y va, trancha soudain Kana.
— Hein ?
Elle sortit de son lit, testa son équilibre puis prit sa sœur par le bras.
— Ça devient critique, on y va !
Sur ce, elle plaqua son casque anti-bruit sur ses oreilles et fonça hors de la pièce. L'infirmer les regarda passer avec des yeux ronds, Ayaka lui servit une expression des plus désolées. Elles couraient désormais dans ce fameux couloir oblique ; et quand elles déboulèrent en haut des gradins, le bruit tonitruant de la populace éclata aux tympans de l'aînée.
Mais avec son casque, Kana n'en entendait peut-être que la moitié. La chaleur l'étouffait certes. Les lumières les éblouissaient. Mais malgré tout ça, elle dévala les marches et dérapa juste devant la barrière. Front déjà suant, prunelles des plus lumineuses ; elle s'appuya contre la rampe en haletant.
— Balle de match pour Karasuno, hein ! Vous avez intérêt à la gagner !
Je vous en supplie, obéissez-lui, ou elle va vous charcuter.
— Suna-san, connard... Encore une égalité, mon cœur va lâcher.
C'est du sérieux, les gars : elle recommence à jurer !
— N'empêche, Ayaka... Bon, je peux pas t'entendre avec ce joli casque, mais Tsukishima-kun m'a l'air bien irrité.
— Elle connaît Tsukishima-kun ? murmura-t-on autour.
Naturellement, elle ne l'entendit pas. Et sa sœur aînée, elle, afficha le rictus le plus mesquin de toute sa vie. Oh que oui. En réalité, elle expérimente sa facette la plus inédite. Et là cessèrent-elles toutes, car ce match les noyait désormais.
Des centaines et des centaines d'yeux scrutaient la balle. Tout allait si vite. Ayaka ne comprenait que la moitié de ce qu'il se passait ; et au-dessus des vagues de cri des spectateurs, elle n'entendait qu'à peine Kana. Attaques, attaques, attaques, un rallie enivrant et mortel qui cramait les nerfs de tout le monde.
Trente-et-un pour Karasuno, ils haletaient tous là-dessous. Et s'ils ne tenaient pas, si l'un de leurs meilleurs membres lâchait ? Les yeux de Kana ne quittaient le ballon que pour se braquer sur Tsukishima. Parfois, il tanguait, il se reposait sur ses genoux. Et la jeune fille, elle, n'en ratait pas une miette. À ce stade, ce n'était plus par amour. Ça touchait d'autant moins l'obsession. Elle analysait et s'inquiétait. Elle croisait les doigts, aussi.
« Ta santé avant ce match » : cette phrase se gravait sur son front.
— C'est à lui de servir, posa-t-elle alors. Et c'est leur balle de match. Bro, s'il touche le filet... The fuck, il sourit à un moment pareil ?! Sadique, je dis sadique !
Dixit. À défaut de pouvoir lui répondre, Ayaka lui tapota le dos. Et puis, le moindre mot aurait été futile. La face de Kana exprima tout son contentement quand le ballon tomba juste après le filet. Elle ne pensait pas une seule seconde qu'il allait rater. Désormais...
Elle vit Kana hoqueter. Tout s'accélérait plus que jamais : une bombe en pleine face. L'aînée resta bouche bée face à la rapidité des joueurs. C'était humain, au moins ? Sauter aussi vite, glisser aussi vite, sans perdre sa précision et son énergie ? Leur adrénaline engloutit le public entier. Une folie.
À chaque fois que quelqu'un frappait, on était là pour contre-attaquer. Ce stade se transformait en une arène ; ce terrain, en champ de bataille. Des exclamations suivaient chaque mouvement. On ramassait ? Cri. On attaquait ? Cri. À ce stade, on n'articulait plus « belle passe » ni « belle attaque », on abandonnait tout autant les « belle réception ».
Kana jeta quelque chose qu'elle n'entendit pas. Elle, elle se laissait hypnotiser au point où Ayaka se positionna derrière elle au cas où elle flanche de nouveau. Et en s'approchant, elle discerna l'une de ses paroles : « quels idiots ».
Idiots ? Pourquoi idiots face à un truc aussi épique ? La plus âgée se sentait noyée par toutes ces actions frénétiques. Frénétiques...
Puis, elle vit le coach de Karasuno exclamer, en vain, quelque chose en boucle.
Problème. Quasi personne ne le voit. Où ça ? Quelqu'un est blessé ? Je ne comprends pas, qu'est-ce qui cloche ?! Ça se passe très vite, c'est fluide, l'adversaire ne verrait pas la balle passer sous son nez, pourquoi les blâmer...
— J'ai ! s'enjoua soudain Hinata.
Et ce monde de ralentir d'un coup.
Quand la vision d'Ayaka s'élargit, elle saisit enfin le problème. Ils allaient trop vite. Mais désormais, la balle volait haut dans les airs, et tout le monde pouvait enfin souffler.
Kana, elle, contractait deux poings tremblants sur la barrière. Les joueurs de Karasuno reculèrent de quelques pas, puis se lancèrent tous à l'eau. Certains frappèrent dans le vide. Seul Tanaka attaqua...
— On l'a contré ?! s'indigna-t-elle.
La balle tomba au ralenti ; mais si, si près du filet, la vision des membres de Karasuno se rétrécissait drastiquement...
— Libéro-chan, beugla Kana, prends-moi ce machin !
Son rugissement se perdit dans tout ce monde. Ses paupières s'écarquillèrent quand Tsukishima courut avec ténacité vers le ballon, droit vers l'arrière de leur terrain.
— Allez, pitié... ! débita Ayaka.
— Ramasse cette balle, ramasse-la !
— Elle va tomber ?!
Sa sœur enleva soudain son casque avec rage. Fais pas ça, espèce de tarée... !
— Ayaka, regarde leur capitaine !
Celui-ci surgit à son tour et compléta la réception du blond. Un miracle d'une fraction de seconde, et les supporters d'Inarizaki hurlaient « balle de la chance ! ». Tout chez Kana se raidissait désormais : ses doigts, ses mâchoires, sa posture. Elle vivait ce point. Et le dur souvenir des urgences heurta Ayaka de plein fouet. Mais avant de saisir les épaules de sa cadette, les jumeaux bondissaient déjà à une vitesse folle.
Cette courte de malade. Ils allaient la faire, la balancer à la face de Karasuno, et tous les joueurs de cette équipe-ci se précipitaient en vain vers le filet. Urgence, panique. S'ils perdaient ce point, c'était foutu, ils n'allaient pas tenir un rallie de plus.
Lorsque l'attaquant frappa la balle en un éclair comme si elle s'était téléportée du passeur à l'ailier, une profonde fierté se grava sur ses traits. Le cœur d'Ayaka tomba au creux de son estomac... pour remonter d'un coup dans sa gorge. Elle comme Kana et bien, bien d'autres hurlèrent un « go ! » suraigu : Hinata et Kageyama se jetèrent sur le chemin de cette courte abominable.
Et ils la contrèrent avec succès.
Le ballon tourna si fort contre leur paume que la jeune femme sentit les siennes cramer. Il vola ensuite loin, très loin, si loin qu'elle crut à un out. Mais non. L'arbitre confirma, après un long silence, que le point revenait à Karasuno.
Qu'ils avaient gagné le match.
À l'image de tous les joueurs qui se précipitèrent sur le terrain, Ayaka ceignit Kana et celle-ci rugit un « yes ! » du plus profond de ses entrailles. Un large sourire illumina son visage, des larmes roulèrent bientôt sur celui-ci. Le stade entier tremblait, tout le monde s'égosillait, elles ne faisaient pas exception, mais la plus âgée en resta soufflée.
— Meuf..., se gaussa-t-elle en hoquetant. Tsukishima-kun a zéro crédit, y a que Yamaguchi-kun pour venir le voir.
Elle essuya ses joues rougies en reniflant, puis sortit son téléphone et tapota dessus de ses doigts tremblotants. Elle ne ressemble pas à la Kana qu'on a emmenée à l'hosto. Cela dit...
— On peut sortir ? rit-elle d'elle-même. Je vais étouffer.
— Attends, ils saluent la foule.
Elle se retourna donc vers le terrain. Tous s'inclinaient en les remerciant ; la lycéenne se pinça l'arête du nez en souriant. Visiblement bien plus encline à se cacher du regard de Tsukishima, elle remonta ensuite les gradins d'elle-même.
Néanmoins, Ayaka le vit : même si ça n'avait duré qu'une petite seconde, ce con n'avait pas raté Kana.
***
H-2 heures
« Tsukishima-kun, 20:02 : Pour l'instant, on passe à la sacro-sainte télévision.
Moi, 20:03 : Oh !
Tsukishima-kun, 20:03 : Ne regarde pas le programme.
Vraiment pas.
Il n'a aucune importance.
Moi, 20:04 : Alors... »
C'est-à-dire que j'ai pioncé durant la moitié de votre match. Eigishi, assise sur le lit de leur petite chambre d'hôtel aux murs trop blancs, plaqua une énième fois sa paume sur son front douloureux. Non loin, Ayaka s'activait devant leur penderie de bois claire. Elles allaient repartir vers vingt-et-une heures ; son « t'inquiète, je peux conduire de nuit ! » avait stupéfié la plus jeune.
Quoi, elle voulait profiter encore de Tokyo ?
— J'irai me promener un moment, déclara-t-elle d'ailleurs. Je te laisse vaquer à ta guise.
« Rejoins ton Tsundereshima et fais pas chier. »
Mais c'est vrai que c'est une bonne conductrice : son prof l'avait couverte d'éloges. Et aux dernières vacances, c'est elle qui nous a conduits à minuit jusqu'au Mont Fuji...
« Tsukishima-kun, 20:05 : « Alors » ?
Moi, 20:07 : Je n'ai pas pu tout voir, je t'expliquerai ça en face.
Tsukishima-kun, 20:07 : En face ? Vous n'êtes pas parties de Tokyo ?
Moi, 20:07 : Ma sœur a retardé notre départ
Guess why ( •_•)
Tsukishima-kun, 20:07 : ( •_•)
Moi, 20:07 : ( •_•)
Tsukishima-kun, 20:08 : Huit heures vingt-cinq est ok ?
Moi, 20:08 : Yes (' ͡༎ຶ ͜ʖ ͡༎ຶ )
Tsukishima-kun, 20:09 : ... pourquoi une tronche pareille ? »
Je sais pas, moi ! Dans quinze minutes. Et dix minutes de marche d'ici à l'auberge de Karasuno. Elle devait se saper de suite. Et encore heureux que j'aie une garde-robe limitée...
— Mets un truc plus joli ! s'indigna sa sœur. Un sweat-shirt ?! Tu vas pas aller le voir en pyjama !
Eigishi fronça le nez et fouilla dans sa valise. Un « truc plus joli » qu'un sweat ? Elle ne croisa que son uniforme de Shiratorizawa. Quand elle le sortit, Ayaka l'arrêta derechef.
— Sweat-shirt, c'est très bien, se corrigea-t-elle.
— Tu vois ! Maintenant...
— Mais la prochaine fois, je m'occuperai de t'habiller, car c'est un désastre.
— Dans tes rêves.
On tira la langue, elle enfila ses chaussures en marmonnant. Dès qu'elle passa les portes de l'hôtel, que l'hiver la prit de nouveau en étau, elle se dirigea vers le squat de Karasuno d'un pas vif.
Dernière fois qu'on se voit avant un moment. Faut certes pas rater ça... Au bout de longues minutes à traverser des rues et passer des immeubles, elle aperçut enfin le parking de l'hôtel d'à côté. Sa gorge se noua au souvenir de la veille.
Elle se pencha sur son téléphone.
« Moi, 20:21 : Je suis à une minute d'ici. »
— Beau timing, grogna-t-on.
Eigishi releva la tête et repéra un machin d'un mètre quatre-vingt-dix. Tsukishima était déjà là, et toutes les clameurs de leur fin de match cilla ses tympans. Un grand sourire se peignit sur la face de l'adolescente. Elle accéléra vers lui, s'apprêta à lancer un « vous avez putain de gagné ! », et se retint de justesse. Yeux cernés, repéra-t-elle. Crevé.
— Félicitations, posa-t-elle.
— Tu allais crier « vous avez putain de gagné », c'est ça ?
Elle se raidit dans une expression crispée, il soupira un bref instant.
Sans se concerter, ils s'assirent sur un banc en chœur. Voitures. Fines lumières. Goudron glacé. Tout comme la veille. Ça se passe bien, c'est bizarre. Je commence à douter. Ma chance n'a jamais été aussi bonne. Va y avoir un truc pour compenser, comme toujours ?
Cependant, malgré son cerveau tournant à plein régime, Eigishi ne se projeta pas même dans les deux heures qui allaient suivre. Il n'y avait que cette dernière entrevue. Où allait-elle les mener ?
— Donc, dans les gradins ? s'enquit-il.
Elle sourit de nouveau. Non, ça ne peut pas se finir mal.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top