Chapitre 23 - J-5

Vingt heures avaient sonné : Eigishi se retrouvait assise à sa table à manger, face à son père plus sérieux que jamais et sa mère sobrement penchée sur un thé. Là-dehors, la nuit était tombée, des nuages éclipsaient la lune. Seules régnaient les lumières de la ville de Sendai et l'ampoule au-dessus d'eux trois.

— Ce Tsukamura habite au nord de la ville, commença son parent, Kuniharu. La gendarmerie a reçu son témoignage. Il a immédiatement avoué les faits.

C'est trop simple, pensa-t-elle aussitôt. Pourtant, la face anguleuse de son père restait ferme. Ses petits iris ambre ne bougeaient pas d'un iota, il continuait de se tenir droit. Youko, sa mère, ne montrait rien de plus qu'une inquiétude bien justifiée.

Alors, ce taré avait tout débité comme ça ?

— Nous ne savons pas quelle peine il aura...

Premier mensonge.

— ... mais tu ne le reverras plus.

Là, il dit la vérité.

— De notre côté, nous avons également décidé de prendre des mesures. Tu resteras à la maison de vingt heures à six heures. Tu ne quitteras plus Sendai seule. Le week-end, tu devras systématiquement être accompagnée par quelqu'un de confiance si tu souhaites aller quelque part. Ayaka est la première à s'être proposée.

— Elle a également mentionné Tsukishima, reprit Youko.

Eigishi manqua de bondir en arrière ; la panique la prit derechef en étau. « Tsukishima » ? Qu'est-ce qu'Ayaka leur a dit ?! Elle garda sa façade calme au prix d'un effort incommensurable, mais son cerveau carbura à plein régime.

Même si elle l'a « mentionné », elle n'aurait jamais dit qu'il pourrait être plus qu'un ami. Il est ainsi très probable que pour papa et maman, ce soit juste un camarade. Alors, je n'ai pas grand-chose à craindre et lui non plus. Donc, ça va... Non, réalisa-t-elle soudain. Non, ils ne traîneraient jamais un mineur dans une affaire pareille. Ils parlent d'Akiteru.

Un lourd poids s'ôta de ses épaules. Lui aussi, elle le dissimula – et avec d'autant plus de peine.

— Nous attendons simplement d'en discuter avec avant de trancher, conclut son père. Enfin, n'oublions pas ton oncle et ta tante.

Ils sont près de chez Tsukishima-kun, donc..., recommença-t-elle à carburer. Kuniharu lui coupa l'herbe sous le pied.

— Ils pourront t'accueillir chez eux si ni nous, ni ta sœur ne pouvons être présents ici. Est-ce compris ?

La lycéenne acquiesça, muette comme une tombe.

Si cette phrase sonnait comme une remontrance, elle savait pleinement que ses parents n'aspiraient qu'à la protéger. Elle-même, la nuit même, s'était réveillée en pleine nuit en étouffant un cri. Elle avait fixé sa porte dix minutes durant, inspecté les moindres recoins de sa chambre, avait même hésité à bloquer celle-ci avec sa chaise.

Elle se sentait telle une souris face à un lion. Terrifiée par la fureur de Tsukamura, leur lutte, l'arrivée de la police, le rapport de celle-ci. Elle avait manqué le kidnapping. Si elle n'avait pas appelé Akiteru ce vingt-quatre décembre, que serait-il advenu d'elle ? Tsukishima aussi aurait pu y passer.

Et son esprit de se glacer aussitôt. Tsukishima. Y passer. Il y avait neuf jours de cela. Le jour du Réveillon, la veille de Noël.

Un frisson d'horreur malmena son échine, le monde commença à tourner autour d'elle. Qui les avait vus ensemble ? Yamaguchi, ces Nishinoya et Kageyama, deux autres membres du club de Karasuno, leur coach. À qui avait-elle parlé d'eux deux ? Ayaka, Julie, Akiteru. Mais Julie habitait en France et Ayaka était en sécurité. Alors ceux qu'elle mettait en danger, c'était Akiteru et Tsukishima.

— Tsukamura-san sera mis en détention ? murmura-t-elle d'une voix blanche. Il a des complices ?

Kuniharu remit son nœud de cravate en place. Je sais qu'il le sait. La gendarmerie lui a dit beaucoup de choses. Quand il a dit « nous ne savons pas quelle peine il aura », il a marqué une pause après « quelle » et a légèrement accéléré le rythme de sa phrase à partir de « peine ». Juste... réponds-moi.

— Très certainement. Du reste, la police a précisé qu'il agissait seul.

Vérité.

Eigishi manqua de s'écrouler sur place. Sa vision sur les décisions de ses parents s'éclaira : ils souhaitaient la garder à l'œil quand elle sortait et l'enfermer dans une cage dorée dès la nuit tombée. Un peu plus, et elle aurait eu l'impression qu'on lui assignait des gardes du corps. Toutefois, comment leur en vouloir ? Ils auraient pu perdre leur propre fille, la « priver de sortie » était la moindre des choses...

Tokyo, se souvint-elle soudain.

« Je ne travaille pas le cinq et le six », avait dit sa sœur : elle pouvait l'emmener. Ça n'enfreignait pas les règles de ses parents. Et aller à Tokyo le vendredi soir ? De l'inconscience pure et dure. Mais même en se le répétant, le regret mordit son cœur sans ménagement.

— Il y a les tournois de volley à Tokyo ce week-end, souffla-t-elle.

Là où Kuniharu haussa simplement un sourcil, le visage pointu de Youko se peignit de méfiance.

— Ayaka m'avait proposée de m'y emmener. C'est un non ?

Sa mère plissa les paupières.

— « Rester à la maison de vingt heures à six heures », « ne pas quitter Sendai seule », « être accompagnée le week-end par quelqu'un de confiance », « Ayaka ». Tu quitterais Sendai avec Ayaka sans sortir la nuit.

Sous la table, les poings d'Eigishi se serrèrent sur son pantalon.

— Un seul jour, trancha son père. Le dimanche.

Et un lourd soulagement de tomber sur ses épaules.

Cette fois-ci, elle ne parvint pas à le cacher. Et puis, à quoi bon ? Ses parents étaient stricts, sans pour autant la noyer dans l'austérité. Youko nota sans mal que son visage s'était éclairci ; Kuniharu haussa simplement un sourcil, pour au final se lever et partir dans le salon.

— Mais l'équipe de Shiratorizawa a perdu, commenta sa mère. Pourquoi te rendre à Tokyo ?

— Deux amis du collège jouent à Karasuno. Je les ai recroisés durant les vacances. Il faut juste que je les prévienne.

Elle sortit son téléphone, pour marquer une pause. Mais je ne peux pas contacter Tsukishima-kun ce soir, réalisa-t-elle, il y a sa mère. Elle se frotta le front, ignare du regard perçant de sa parente. Passer par Yamaguchi ? Non, on se parle à peine, il pourrait trouver ça bizarre. Alors j'attends demain matin, huit heures pétantes ? Quelle plaie...

— À quelle heure est leur match ? posa Youko.

— Aucune idée...

Et ça, je peux le demander à Yamaguchi sans éveiller les soupçons ! Eigishi ouvrit leur messagerie ; ses doigts tapotèrent son clavier sans empressement aucun. Paisible. La tête froide. Elle aurait cru qu'aller voir le match de Karasuno l'aurait angoissée comme pas deux : son calme se retrouvait aux antipodes de ses attentes.

« Moi, 20:58 : Bonsoir. Je souhaitais savoir à quelle heure se déroulera votre match de dimanche. »

Mais je suis quand même bien trop cordiale ! se maudit-elle, les dents serrées.

Elle vit rapidement sa mère quitter à son tour la cuisine. Ses yeux s'engluaient sur son téléphone. Et elle attendit. Attendit encore. L'aiguille des secondes de leur pendule rythmait son pouls. Tension trop basse, fatigue soudaine, elle dut relire à deux fois la réponse du lycéen.

« Tadashi Yamaguchi, 21:05 : Bonsoir, il commence entre huit heures trente et neuf heures

Moi, 21:05 : Merci beaucoup, passe une bonne soirée.

Yamaguchi, 21:06 : Il n'y a pas de quoi, de même »

Grands Dieux, huit heures trente ?! C'est à plus de cinq heures d'ici en voiture, faudra partir à deux heures du mat', c'est foutu ! Ayaka...

— Donc, quelle heure ?

La voix de Youko l'extirpa d'un coup de ses pensées. La lycéenne déglutit avec discrétion.

— Huit heures trente. Si nous prenons le train, il faudra partir à six heures au plus tard. Avec la voiture, deux heures du matin. Je suppose que c'est compromis, conclut-elle.

— Quel a été ton score, aux examens de décembre ?

Elle la gratifia d'une expression confuse.

— Quatre-vingt-seize en mathématiques, quatre-vingt-dix-neuf en sciences, quatre-vingt-dix en sciences sociales, quatre-vingt-dix-huit en Japonais, cent en Anglais, quatre-vingts en sport et quatre-vingt-neuf en arts...

— Et tu es arrivée combien de ta promotion ?

Où est-ce qu'elle veut en venir ?

— Hors sport, quatrième, répondit-elle néanmoins. Certes plus bas qu'avant, je suis navrée.

— Je me demande qui il...

Eigishi cligna de l'œil, Youko s'appuya contre le cadre de la porte.

— Qui ils sont pour avoir attiré ton attention, finit-elle.

— Ils sont gentils, sourit l'adolescente. Et puis, ce sont ceux qui ont battu notre école.

Cela dit, je ne vois toujours pas où tes questions me mènent. Et – ça aurait été trop simple –, sa mère mit fin à leur discussion et repartit dans son habituel « prends ton bain en première ». Encore des secrets... Je ne peux pas leur en vouloir pour Tsukamura-san, et je suppose que maman me révélera son plan grandiose demain. En attendant, je vais devoir attendre, attendre, attendre...

Et dans tout ça, quand diable allait-elle planifier son voyage à Tokyo ? Elle détestait tout faire à la dernière minute. Ses parents le savaient très bien. On se fiche de mon score. Je veux juste aller à Tokyo dimanche en toute sécurité. Tant pis si je dois me lever à quatre heures du matin, voire minuit. Quel est le rapport avec cette quatrième place chez les seconde ?

Son téléphone émit un nouveau « ding ». Elle l'ouvrit avec lassitude, pour laisser échapper un « oh » étonné.

« Tsutomu Goshiki, 21:27 : Félicitations pour ta quatrième place. »

Goshiki ? Goshiki... C'est qui, déjà ? Je connais mes contacts sur le bout des doigts, mais lui... Elle se retint de lui envoyer « pardon lmao t'es qui? », et se gratta le crâne à la place. Goshiki, ce nom lui était familier. Des gens l'avaient mentionné lors du match contre Karasuno...

Oh, c'est l'ailier avec la coupe au bol noire. Numéro huit, énergique comme pas deux, doué d'après notre champion du volleyball... et il m'avait contactée à Noël. Elle posa son smartphone et croisa les bras. D'accord, mais pourquoi me contacter ? On a juste échangé un « joyeux noël » la dernière fois, the fuck. Tant pis, j'ai un bain à prendre, je vais le laisser en « vu ».

Ainsi, Eigishi lia le geste à la parole. Téléphone loin d'elle, uniquement concentrée sur ce dimanche et cet étrange échange avec sa mère.

Elle avait peur. Néanmoins, elle voulait aussi voir ces corbeaux de Karasuno jouer. Si elle était en sécurité avec Ayaka, que craignait-elle ? Rien. Et je fais le serment de ne pas créer de désastres ce week-end...

***

Installé face à quelques manuels de lycée et un ballon de volleyball, Goshiki étudia son téléphone posé à plat sur la surface métallique de son bureau. Kana Eigishi, seconde cinq, arrivée quatrième parmi les seconde. Il s'étira sur sa chaise roulante, puis fixa son plafond au blanc simplissime. Sa lampe jaune éclairait un mobilier simple. La plus haute étagère, fixée à l'opposé de son lit, commençait à ployer sous les magazines de sport et les mangas.

À me concentrer sur ma victoire contre Ushijima-san, j'ai délaissé les examens de fin d'année. Je suis tout juste cinquantième. Bon sang ! Il secoua la tête avec frustration, les sourcils froncés ; sa frange ébène dansa sur son front court.

Takamiya, Chino, Murasaka et Eigishi. Celle-ci avait excellé au premier trimestre, mais était désormais descendue à la quatrième place. Goshiki avait toujours observé ceux atteignant le top trois – plus que ça, toutes les seconde les regardaient de près. Voici qu'on l'en avait éjectée, et elle n'avait pas même noté les remarques bénignes qu'on chuchotait sur son passage. Avec mon message, j'ai dû remuer le couteau dans la plaie : normal qu'elle me laisse en « vu ». Mais le trimestre dernier, elle aurait quand même répondu.

— Elle a perdu son esprit de compétition ? Elle baisse les bras ? Argh, et elle ignore tout le monde : qu'est-ce qui lui prend ?!

Depuis cette conférence de chimie à laquelle elle avait – visiblement – participé l'automne même, elle s'éloignait de chacune de ses connaissances. Elle qui avait parfois discuté avec Goshiki sur la chimie creusait désormais un gouffre entre eux.

Les sciences atteignaient peu le lycéen : il avait simplement trouvé quelqu'un à qui parler en-dehors du club, et ce seul fait l'avait parfois distrait. Ils avaient échangé leur contact LINE et commencé à discuter en-dehors des pauses du lycée. Eigishi lui avait dévoilé un côté bien plus amical et déterminé, dans lequel il s'était même reconnu. Aux alentours de septembre, elle l'avait officiellement déclaré comme « camarade de confiance ». Son ton avait transpiré le soulagement et la solitude.

Désormais, rien.

L'adolescent laissa ses bras retomber de part et d'autre de sa chaise, lorgnant son ballon de volleyball au passage. Il passa de longues secondes à revoir Eigishi marcher dans les couloirs sans regarder personne ni sortir le moindre mot. « Camarade de confiance », vraiment ? Elle semblait se réduire à une petite souris fuyant les griffes de qui savait-il.

Quelque chose de pas net se trame. Même moi, je le vois. Elle n'a plus aucun ami, ça commence à parler dans son dos... La « fille super intelligente de la Seconde 5 » s'est transformée, en quelques semaines, en exclue muette et ignare de son entourage. « Elle a été refusée dans un lycée d'élites », « Elle va sauter sa première », « Elle va entrer à l'université l'année prochaine ». Ces messes-basses, jusque-là à peu près inoffensives, devenaient de plus en plus loufoques.

Si elle ne s'en rendait pas compte, si elle persévérait dans cette cécité sociale, tout allait lui revenir brutalement à la face.

Cependant, que pouvait y faire Goshiki ? Renvoyer un message, lui conseiller d'être plus attentive à son environnement ? Il se pencha sur son smartphone, le nez froncé ; l'attrapa sans hésitation, puis hésita sur le moindre caractère qu'il entrait dans sa boîte de messagerie.

« Toi, au moins, tu es un camarade de confiance. » Regard entre le joyeux et l'hésitant, paroles peu assurées, pouce en l'air forcé ; il s'en souvenait comme si elle lui avait sorti ça la veille.

Il se résigna au final à reposer son téléphone. Car face à cette amnésie effrayante, il n'avait ni les capacités, ni la place pour éviter un désastre.

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