Chapitre 17 - Joyeux Noël

Une heure trente étaient passées, et Tsukishima passait du nouveau casque qu'on lui avait offert à son téléphone. Je l'ai renommée « Tsundere » pour ne plus qu'on lise « Eigishi-san »... Mais quelque chose continue de me déranger, dans cette ruse. Elle fonctionnera, au moins ? Maman a l'œil fin, quand elle le veut. Et s'il se faisait prendre, il était foutu.

Il commençait déjà à regretter son obstination. À contourner ainsi les avertissements de sa parente, il agissait comme un enfant. De plus, il n'était pas le seul risquant de se prendre un retour de karma : sa bêtise impliquait tout autant Eigishi.

Je me prends la tête pour rien. Je lui expliquerai la situation au téléphone, et le tout sera réglé. Si on ne peut plus se côtoyer, ainsi soit-il : je ne suis plus maître de ma propre situation. Tout le monde se confronte à des contraintes... Alors... je ne vais pas continuer de faire le têtu comme un bambin.

Il n'avait pas même répondu au Joyeux Noël d'Eigishi. À quoi bon se rapprocher d'autant plus, s'ils devaient couper leurs liens ensuite ? C'est mieux ainsi, se répéta-t-il. Il se replongea du mieux qu'il le put dans les cours qu'il allait manquer, la gorge nouée.

C'est mieux ainsi, vraiment.

***

Eigishi s'extirpa de ses notes de chimie : son estomac n'avait de cesse de se tordre. Je lui ai vraiment demandé si je pouvais l'appeler... ? Quelle idiote – on se rapproche tout juste, et je dois déjà l'exécrer ! Rien ne va, il n'a même pas répondu à mon Joyeux Noël... Non, non, pensa-t-elle en secouant la tête. Il a dit qu'il était occupé. Donc, c'est normal. Kana, calme-toi !

— Kana, calme-toi, soupira Ayaka.

Elle manqua de bondir de son futon, le cœur battant à tout rompre. Sa sœur arborait un air étrangement sombre depuis la veille même, mais ne pipait mot. Eigishi n'avait pas plus tenté de la questionner là-dessus, car la voir aussi démotivée était une première, et que la trouillarde qu'elle était ne tentait pas même de se lancer dans l'inconnu.

Elle avait assez donné, la veille au soir, en se jetant ainsi dans les bras de Tsukishima.

Maintenant, il est à peu près l'heure de l'appeler... Ses yeux se promenèrent nerveusement sur les parois de bois de leur chambrée. Le soleil faiblard de décembre lui refilait le tournis. Le froid lui donnait la chair de poule. L'angoisse la faisait frémir. Si elle ne reprenait pas les choses en main, elle était fichue. Tsukishima allait s'éloigner...

Et ça serait le point de non-retour. Même si j'imagine que ce serait mieux pour lui, comme je suis une personne à problèmes... Bon sang, j'ai si honte, il a failli se manger un pain, ragea-t-elle encore. Et je n'ai pas même eu le courage d'appeler la gendarmerie : il a dû le faire à ma place ! Je n'ai aucun honneur...

— Kana, la héla-t-on, la gendarmerie vient d'appeler !

Cette fois-ci, elle se remit sur ses pieds plus lentement, puis pénétra le corridor tantôt brun, tantôt blanc du rez-de-chaussée. La petite blondinette qu'était sa tante se tenait dans l'encadrement de la porte de leur pièce à vivre. Son expression grave, elle balaya toutes les inquiétudes ayant tourmenté l'adolescente.

D'accord, ça ne rigole plus.

— Ce Tsukamura, commença-t-elle. Tu l'as croisé à une conférence, c'est cela ?

Elle hocha la tête, raide de pied en cap ; la quinquagénaire soupira un bref instant... puis fixa le parquet, à sa plus grande stupéfaction.

— Ils ont vérifié son identité. Ce n'était pas un étudiant – plus précisément, il n'a jamais mis les pieds à l'université.

— Quoi... ? souffla Eigishi. Bien sûr que si, il faisait partie du département de chimie !

— Tu as déjà vu ses professeurs et ses camarades de promotion ?

Ces paroles lui glacèrent le sang. Non. Non, jamais, et elle ne le réalisait que maintenant. Car elle avait fait la connaissance de tant de personnes qu'elle avait admis que ce bougre était en licence.

Mais il était en licence, se rabâcha-t-elle, les mains tremblantes. Je le sais. Il a donné tant de détails dans les anecdotes de la faculté !

— Et pourquoi..., chevrota-t-elle. Pourquoi il m'aurait suivie comme ça à cause de ma participation à des conférences de chimie, s'il n'avait pas fait partie de l'enseignement supérieur ?!

— Kana, je ne fais que rapporter ce que m'a dit la police, trancha sa tante. Il aurait pompé toutes ces infos de ce que tu lui babillais, et n'en a jamais eu après ton cerveau d'éléphant.

— Tata, je ne comprends pas où tu veux en venir !

— Apparemment, il aurait voulu te kidnapper.

Le cerveau d'Eigishi s'éteignit pour de bon. Elle ne fit plus qu'écouter son aînée, bouche bée.

— Tu as dit que durant vos appels, il te demandait toujours avec qui tu traînais et où tu étais, n'est-ce pas ? Alors que les autres qui te mettaient la pression te questionnaient sur ton train de vie au lycée et tes notes. Je n'ai pas besoin de m'étaler plus que ça, tu devines la suite. Il est encore heureux que ce garçon t'ait accompagnée, ou la sotte que tu es serait peut-être loin de là ! Je ne réalise toujours pas tes âneries – comment tu as pu penser une seule seconde que tu pouvais te sortir seule de...

— Car je pensais que c'était juste un étudiant ! s'écria-t-elle.

Le regard noir de la plus âgée lui cloua le bec l'instant d'après. Elle n'avait pas le droit de protester, se souvint-elle. Elle n'étais pas ne position de répliquer.

Mais son choc, au moins, devait être justifié. Non... ? Je ne peux pas non plus bloquer un moment ? Je ne comprends rien... Merde, à la fin !

À quoi venait-elle d'échapper ? Et Akiteru, et Tsukishima, elle les avait tout autant mis en danger. Je le savais – je suis une vraie plaie !

— C'est quoi, cet air de chien battu ? cracha soudain sa tante. Tu penses encore que ça fait de toi un poids qui ne mérite pas le moindre contact social ? Arrête donc de déprimer comme ça, ça me fout en rogne !

Elle fit vivement volte-face.

— Moi et ton oncle allons nous excuser auprès de la famille de ce garçon. Tu viens avec nous, ordonna-t-elle sèchement.

Sèchement, mais ses bras tremblotaient, enregistra Eigishi avec labeur. De fureur, ou de crainte ? Elle se contenta de retrouver sa chambre, pâle comme un linge.

Je crois que je m'en fous.

— Kana ? intervint alors Ayaka. Y a un problème ?

— Ce mec était un stalker, murmura-t-elle.

— Quoi ?!

Néanmoins, elle retomba dès qu'elle tenta de se relever : quelle idée, de s'être ouverte un genou.

— C'était super dangereux ! paniqua-t-elle à la place. Ça va ? Tu veux un thé ? Je te servirai un thé quand ma jambe se sera réveillée. Tire pas une tête pareille ! Là, là, tu es hors de danger...

— Merci. Désolée. Je retourne à mes révisions. À plus tard.

Sa voix robotique parut bloquer sa sœur, car elle se contentait désormais de béer comme une carpe. Alors, Eigishi se rassit sur son matelas à même le sol, pour baisser son regard vitreux sur son portable.

Oh. C'est vrai. Je dois appeler Tsukishima-kun... Son « tu es disponible ? », elle l'envoya dans un mécanisme désolant. Elle ne se souvenait plus même des mots qu'elle avait souhaité échanger avec lui. Désormais ne l'envahissaient plus que l'alarmante nouvelle de sa tante, et le danger dans lequel elle les avait foutus.

Même si je ne lui ai jamais demandé de venir...

« Tsukishima-kun, 11:26 : Oui, je suis dispo »

Alors, elle enfila ses chaussures sans conviction aucune et rejoignit l'éternelle rue glacée bordant la bâtisse. Trois cruelles sonneries plus tard, on décrocha dans un « allô ? » étrangement... Fatigué ?

Elle prit une courte inspiration.

— Allô.

De quoi tu voulais me parler ?

Quelque chose ne va pas, repéra-t-elle difficilement. Son timbre est trop plat. Je le connais, ce type de question dénudée d'intérêt. Mais il reste une infime chance que je me trompe. Essayons, alors.

— Je ne sais plus, avoua-t-elle. Mais j'ai reçu des nouvelles de la police...

Silence, à l'autre bout du fil.

— Pardon, souffla-t-elle. Je n'en dis pas plus, alors. Mon oncle et ma tante veulent s'excuser en personne auprès de ta mère...

Je ne pense pas que ça sera possible.

Son coffre trouva la force de se tordre méchamment.

— Tsukishima-kun, quelque chose ne va pas ?

Je t'ai expliqué ce que ma mère m'a dit. Mais elle a l'air plus têtue que ce que je croyais. Si vous passez, ça risque de créer des conflits, car ça voudra dire qu'on se parle toujours. Et...

Il se tut quelques secondes. La jeune fille, elle, resta figée sous l'horreur. Ça, après avoir appris qu'elle aurait pu se faire enlever ?

Je pense qu'il vaut mieux que je lui obéisse, continua-t-il.

— Bon sang, c'est le pire Noël du siècle...

Quoi ?

Eigishi serra le poing, la lèvre tremblante.

— Je me suis fait suivre, chevrota-t-elle entre ses incisives. J'ai failli me faire agresser. J'ai appris que ta mère ne voulait plus que tu sois en contact avec moi. Ma tante a rapporté à l'instant que Tsukamura était un taré. Et là...

On aura des problèmes si elle découvre le pot aux roses.

— Tu n'as pas à te justifier. Je ne peux pas te reprocher d'être prudent. C'est ton choix, et je le respecte. Je suis sincère.

Et on n'a pas entamé la moindre relation : je n'ai aucun droit, là non plus, de contester...

— C'est juste que c'est les montagnes russes pour moi, conclut-elle faiblement. Désolée. Je n'aurais pas dû me plaindre. Je rapporte à ma tante qu'on ne peut pas venir, donc ?

Je...

« Je », longues secondes. Eigishi attendit, attendit encore – tout ça pour n'entendre qu'une poignée de bruits parasites, un portable qu'on bougeait et un très court soupir.

Je vais lui demander. Elle vous recontactera via votre fixe, je pense. Si je ne réponds plus, c'est normal.

... Aïe. Tu sais que ce genre de phrase fait mal, imbécile ?

— D'accord, chuchota-t-elle. Au revoir, alors.

— ... Mmh.

Ainsi se termina leur dernier appel. Quel foutoir, pensa-t-elle avec ironie. Elle retourna à l'intérieur : son air de déterrée parut irriter d'autant plus sa tante, même si aucun commentaire ne suivit.

Ce même air ne la quitta pas, même quand Sachiko leur confirma au téléphone qu'ils pouvaient passer quelques minutes, et qu'ils se dirigèrent vers la maison des Tsukishima sans attendre.

Pour s'excuser d'avoir été suivie. Accepter de couper tout contact. La terreur et la résignation malmenèrent Eigishi, mais à quoi aurait-elle dû s'attendre ? Tout s'était trop bien passé.

Désormais, elle ne se confrontait plus qu'à la dure réalité : sa vie était un désastre.

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