Chapitre 16 - Réveillon, Partie 4

Eigishi se retourna d'un bond : des larmes trempaient pour de bon ses joues, réalisa-t-il, la bouche entrouverte. Il déglutit dans le vain espoir de dénouer sa gorge. « Je suis désolé pour ça », aurait-il dû sortir.

— ... Je pèse mes mots, posa-t-il à la place.

Nul besoin d'explication ; il le constata dès qu'Eigishi prit une longue inspiration, puis avança vers lui à grands pas. Il n'eut pas le temps de sursauter. Le visage de la jeune fille avait déjà quitté la lumière des lampadaires, et disparaissait désormais dans la nuit noire. Et la bougresse arriva en un temps record : un peu plus, et il l'aurait prise pour un taureau ; d'autant plus lorsqu'elle se prit son torse en pleine face, grogna, placarda ses mains sur ses épaules, le secoua un court instant, puis plaqua son front contre son omoplate sans crier gare.

Ainsi rencontra-t-il, béat, le câlin le plus soudain du siècle.

Eigishi faisait une tête de moins que lui, mais ses cheveux parvenaient à frôler son menton. Il sentit ses doigts se crisper sur son manteau, ses bras trembler autour de son torse. Les siens, eux, ballèrent un bon moment. Il fallait encore qu'il enregistre ce qu'il se passait, car son esprit tournait désormais au ralenti, et son rythme cardiaque paniquait tant qu'il entravait la moindre de ses réflexions.

Néanmoins, au moins eut-il la décence de passer ses paumes dans le haut du dos de l'adolescente. À l'étreindre ainsi en retour, il lui épargnait au moins un énième vent – et aussi difficile la tâche était-elle, dévoilait un peu son « foutu béguin ».

Combien de secondes, de minutes, coulèrent ainsi dans le mutisme et la nuit les englobant ? Il faisait froid, et le sommeil commençait à appeler Tsukishima. De plus, sa mère et son frère allaient s'inquiéter. La famille d'Eigishi aussi. Désormais, il valait mieux qu'ils repartent chacun chez soi.

Mais il n'en avait pas envie. Tant que personne ne les croisait, il désirait simplement qu'ils restent ainsi, en train de s'enlacer à moitié, à poser son menton sur les cheveux humides de la lycéenne et la laisser fourrer son front froid au sein de son cou. Car au fil du temps, et grâce à la pénombre les dissimulant, ses nerfs parvenaient enfin à se relâcher et ses songes s'éteignaient pour de bon. Seule les dominait une profonde tranquillité bercée par leurs respirations...

Que la brusque sonnerie de son téléphone éclata sans merci.

Les deux adolescents sursautèrent derechef. Tsukishima chopa son portable en vitesse. Si c'est Akiteru...

« Maman », lut-il sur son écran.

Oh, non, pas ça. Famille et respect obligeaient : il décrocha sans protester, bien que ses mâchoires convulsaient sous le choc qui l'avait heurté.

— Allô, maman ?

Kei ! Il est plus de onze heures – Akiteru m'a rapporté ce qu'il s'était passé ! Où est-ce que tu es ?!

Eigishi recula de quelques pas – la voix de sa parente l'effrayait tant que ça ? Toutefois, lui-même dut prendre une longue inspiration pour neutraliser son ton.

— Je raccompagnais Eigishi-san. Je suis en chemin.

Tu aurais dû me prévenir ! le gronda-t-elle dans la seconde. Une agression, la gendarmerie... Tous les deux, vous êtes des plaies ! Depuis quand tu agis comme ça ?! Rentre immédiatement !

— Oui. Je m'excuse. Je suis là dans trois minutes.

Et on aura une discussion ! lâcha-t-elle sèchement.

Elle raccrocha avec tout autant de douceur. Dès ce pauvre « bip », il souffla un bon coup, au bord de l'arrêt cardiaque.

— Je suis désolée, bredouilla Eigishi. Je vais rentrer. Pardon.

— N'enchaîne pas les excuses comme ça, marmonna-t-il. Ça me met mal à l'aise.

— Navr..., s'étrangla-t-elle. Non, je veux dire, d'accord.

Il se pinça l'arête du nez. Sachiko l'avait bien violemment ramené à la réalité. Lui et Eigishi venaient de s'étreindre dehors, un soir de Noël, dans un coin de rue, alors qu'il faisait nuit... Et je comprends mieux ce qu'elle a ressenti, lorsqu'elle a dit « laissez-moi crever de honte » !

— Je te suis, soupira-t-il.

Le silence les accompagnant ensuite l'irrita dès la première seconde.

— L'anecdote sur le musée, trancha-t-il.

— Hein ? Ah, oui, bien entendu ! Ça fait des jours – je t'en prie, rit-elle nerveusement.

— Une maquette de tyrannosaure s'est écroulée.

— ... Sérieusement ?

Il étudia un point au hasard. Elle n'était pas bien croustillante de base... Mais si je me tais maintenant, les quelques mètres qui vont suivre seront insupportables.

— Il y a eu des blessés ? l'interrompit cependant Eigishi.

— Hein ? s'étonna-t-il. Non.

— Tu mènes donc une vie normale...

Oui, et c'est le cas de presque tout le monde sur cette Terre – ne te prends pas comme référence !

— Je m'attendais à quelque chose de plus... surprenant ? songea-t-elle ensuite. Enfin, une maquette qui s'écroule, c'est déjà pas mal. Je reste sur ma faim, mais je suppose que c'est une bonne chose. Je veux dire, au moins, tu n'as jamais frôlé la mort.

— « Au moins », oui.

— Oh. On est arrivés.

Ils cessèrent leur marche. Bien évidemment, quelques secondes et les lointains rires des bourrés du coin accompagnèrent leur nouveau mutisme. En effet, le cher magasin de ce cher Ukai se trouvait juste à la droite de la maison de l'oncle et la tante Eigishi.

De cette bâtisse aussi s'échappaient diverses exclamations... qu'on leur jeta soudain à la face. Une quinquagénaire blonde ouvrit d'un coup la porte. Ses yeux bleus se posèrent sur Eigishi, puis Tsukishima, puis Eigishi, puis Tsukishima, avant de se plisser avec méfiance. Elle salua le second avant de se tourner vers la première.

— Merci de l'avoir raccompagnée, commença-t-elle avant qu'il ne se présente. Kana, on t'attend. Jeune homme, passez une bonne soirée.

Ton sans appel, elle traîna l'adolescente à l'intérieur. Celle-ci eut tout juste le temps de lui faire un signe de la main, un sourire gêné collé aux lèvres. Puis, on claqua la porte, et il se retrouva seul dans la nuit noire. Ce fut rapide... Et pourtant, leur discussion post geste d'affection avait paru si longue. Il se permit enfin de s'affaler contre un poteau, retirer ses lunettes et s'essuyer le front.

Au moins pour un pauvre instant, il se permit de laisser l'embarras le dévorer – il n'aurait jamais cru vivre un tel Noël, dont les événements avaient sauté du coq à l'âne. Peu devrait importer... Du moins, normalement... Mais on cause d'Eigishi-san. Tant pis, je m'en remettrais plus tard. Puisque lui aussi allait se faire enguirlander, il repartit sans demander son reste.

Mais il le regretta dès qu'il arriva dans son salon : après un long sermon, sa mère soupira un coup, le regard dur et les bras croisés.

— Si Kana Eigishi est impliquée auprès de la police, dit-elle fermement, elle t'apportera des problèmes. De plus, tu n'étais pas dans ton comportement normal, Kei. J'ai peur qu'elle ait une mauvaise influence sur toi.

Son coffre se contracta d'un coup. La suite, il ne voulait pas l'entendre, mais on lui coupa l'herbe sous le pied avant même qu'il n'ouvre la bouche.

— Coupez les ponts maintenant, avant que d'autres désastres vous tombent sur le dos.

***

25 décembre – J-12

Dix-huit heures étaient passées, la nuit tombait sur Tsukishima et Eigishi. Était-ce la dernière fois qu'ils allaient pouvoir se voir ? La veille, il n'avait pas même pu contester, aussi profondément l'avait-il souhaité – ce, car la décision de sa parente était justifiée.

Oui, traîner avec une personne souffrant de problèmes et étant fichée, même en tant que victime, était « mal vu ».

Néanmoins, il s'était éclipsé cette fin d'après-midi ci sous le regard méfiant de sa parente. Loin de la lumière des lampadaires, au coin du parc enneigé du patelin, elle lui avait souhaité un Joyeux Noël, et il ne savait plus où se mettre. Je ne veux pas partir, songea-t-il, le menton bas. Ni même effacer son numéro.

— Tsukishima-kun..., murmura-t-elle alors. Je suppose que tu l'as deviné hier soir.

Non, non, attends, pensa-t-il à pleine vitesse. Je sais déjà que tu as des sentiments pour moi, pas besoin de le répéter !

— J'ai des sentiments pour toi, rit-elle nerveusement. Navrée de me répéter.

À défaut de voir son expression, il entendit son timbre craqueler peu à peu. Elle se doutait de ce que Sachiko avait dit au lycéen. Elle se doute que je ne peux « plus la voir ». C'est quoi, un drama romancé ? On ne s'appelle pas Roméo et Juliette, aux dernières nouvelles, pensa-t-il avec frustration.

— Mais je suppose que ce n'est pas réciproque...

— Ça l'est.

— Quoi ?!

— Tu me qualifies de tsundere depuis des jours – pourquoi être aussi surprise ? grogna-t-il.

— Car c'était direct, trop direct !

— Dixit.

Quelques secondes, une voiture ronronna au loin, des phares illuminèrent les buissons alentours, Tsukishima entraperçut l'écarlate des joues de la jeune fille. Un silence pareil, c'était mauvais pour le cœur. L'un d'eux allait faire un infarctus. Il fallait le briser d'une quelconque manière...

Et il n'en eut pas l'occasion, car elle venait de plonger sa tête dans son manteau en marmonnant. Il sursauta derechef, pris de court ; toutefois, en sentant ses mains se serrer de nouveau sur ses bras, il se força à expirer longuement, et poser ses propres paumes sur les courtes épaules de l'adolescente.

De l'extérieur, ils ressemblaient certainement à un vrai couple. Si cette pensée traversa d'abord tranquillement son esprit, et que son pouls s'allégeait peu à peu, tout se désordonna avec violence lorsqu'elle se détacha de lui, se mit précipitamment sur la pointe des pieds et déposa sur sa joue le plus bref bisou du monde.

Tandis qu'il béait sous la confusion, elle recula de quelques pas.

— C'est tout, grommela-t-elle. Je vais repartir...

Mais elle ne « repartit » pas, car Tsukishima ne réfléchissait plus. À la place, il noua précautionneusement ses doigts autour du poignet d'Eigishi, se pencha en avant, rapprocha leurs visages d'un geste hésitant et haché, entrouvrit les lèvres...

Et se réveilla d'un bond, complètement hagard.

La sonnerie de son radio-réveil cingla ses tympans : il étudia, bouche bée, sa chambre plongée dans la lumière d'un matin de Noël. Les bips suraigus et incessants s'enchaînèrent, accélérant son rythme cardiaque au passage.

Il mit un bon moment à réaliser qu'il venait de rêver. Qu'il était neuf heures, et que ce vingt-cinq décembre commençait tout juste. Et, aussi, que son téléphone venait de vibrer en chœur avec sa sonnerie.

Il éteignit la seconde dans un claquement mollasson, s'assit sur son lit d'un mouvement raide et alluma son écran par automatisme. Mais il manqua de le lâcher dans la seconde : aux deux messages de Yamaguchi et à la plate excuse d'Akiteru se mêlait des SMS d'Eigishi.

« Eigishi-san, 5:26 : (စ_စ)

Eigishi-san, 6:45 : (ᴗ_ ᴗ。)

Eigishi-san, 7:13 : ಥ_ಥ

Eigishi-san, 7:39 : ლ(╥﹏╥ლ)

Eigishi-san, 8:02 : Uh ! (ノಠ益ಠ)ノ彡┻━┻

Eigishi-san, 8:58 : Navrée. Désolée. J'ai paniqué. J'espère que ton téléphone était en silencieux. Sinon, je m'excuse vraiment. Je voulais savoir si je pouvais t'appeler. »

La face de Tsukishima s'enflamma pour de bon : il plaqua avec rage une main sur son front. Je suis un idiot ! J'ai vraiment rêvé d'Eigishi-san ? C'est quoi, ça ?! Après un truc pareil... Il laissa retomber ses coudes sur ses genoux, déchiré entre l'embarras et l'irritation. Je ne peux ni lui faire face, ni couper les ponts. Et je hais ces paradoxes... Ils fatiguent, ils bouffent l'esprit. Voilà que j'en subis un, ragea-t-il.

Puisqu'il ne savait plus quoi faire, et que sa mère avait pris sa décision à sa place, il se résigna à se saisir de nouveau de son appareil électronique et d'appuyer sur les options du contact d'Eigishi. « Renommer », « supprimer », « bloquer » : ces deux derniers l'assombrirent peu à peu.

Maman a raison. Il cliqua sur l'un des trois, les paupières basses. Et je suis désolé. Cette action, dès le réveil...

Cette action était un profond manque de respect qu'il allait se coltiner tous les jours – et ce, durant un bon moment. Après une poignée de clics, il reçut une rapide réponse de l'adolescente.

« Vous avez renommé Eigishi-san : Tsundere.

Tsundere, 9:11 : *crying Jordan*

Tsudere, 9:12 : Mais soit, dans deux heures. En attendant, je retourne à ma chimie.

D'ailleurs, joyeux Noël (•̀ᴗ•́)و ̑̑ »

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