Chapitre 15 - Réveillon, Partie 3
— C'est toi, tout ce...
« ... bordel ?! », mais Ukai s'étrangla dès qu'il analysa la scène. Tsukishima tourna de nouveau les talons sous l'urgence le tiraillant. Désormais, les deux férus de chimie se criaient simplement dessus. Les iris d'Eigishi avaient beau s'acérer, du sang dégoulinait de son nez.
Il chopa illico Tsukamura par le col et le força sèchement à reculer, les dents serrées. Aucun coup, juste de la prévention – on ne pouvait pas le blâmer pour ça. Mais le bougre ne lâchait pas le morceau, car il se dégagea avec vivacité ; s'il avait pu donner un pain à la jeune fille, qu'était-il capable de faire à Tsukishima ?
Rien, car il s'étrangla d'un coup et se tint la main en grognant. Un vrai bordel dans lequel ils se retrouvaient, jusqu'à ce qu'on les pousse tous avec force. Ukai s'interposait enfin, autant estomaqué qu'énervé, ses mains compressant les poignets d'Eigishi et de l'ancien étudiant.
— Qu'est-ce qui se passe ici ?! Tsukishima, qu'est-ce que tu fous avec deux délinquants ?!
— Oui, non, c'est..., s'étouffa-t-il.
Il serra les poings face à sa propre incapacité ; après une œillade inquiète vers une Eigishi aux mâchoires contactées, en train d'essuyer ses lèvres et sa narine ensanglantées du revers de sa manche, il dut bien admettre qu'elle ressemblait en effet à une bagarreuse. Puisqu'elle ne paraissait pas plus encore blessée que ça, sa pression redescendit peu à peu, et il finit par exhaler un coup.
Le coach s'occupa de tenir Tsukamura avec fermeté – celui-ci avait cessé de se débattre. Comme s'il abandonnait quelque chose, qu'il n'avait plus aucun intérêt à être là.
— Je vais appeler la gendarmerie, trancha fermement Ukai.
— C'est fait.
— T'as eu le temps ? laissa-t-il tomber. Alors que t'étais occupé à les séparer ?!
— Je l'ai fait avant de venir, car mon frère m'avait signalé le problème.
— Sérieusement... Toi, cracha-t-il à l'étudiant, ne daigne pas te casser de là !
Pas de réponse. Sa face était livide. Que pouvait-il faire, face à un type bien taillé et faisant une tête de plus que lui ? Mais si son comportement passif aurait dû alerter le central, ce dernier s'en détournait déjà.
Ukai n'insistait pas pour en savoir plus, et Tsukishima l'en remercia d'un hochement de tête. Eigishi, elle, baissait désormais le menton : ses paupières s'écarquillaient et de rares larmes perlaient en leur coin.
Cette situation avait beau être sous contrôle avec la présence d'un adulte, il se maudissait désormais de tous les noms. Comment les deux adolescents étaient-ils passés d'une demi-confession au malaise astronomique accompagnant le silence suivant ? Si je n'avais pas fait le goguenard, les choses auraient probablement pris un tournant moins grave.
Il se rappela enfin qu'il était censé recontacter la police en cas d'« évolution » : il s'en chargea donc en excusant son absence. L'œil soucieux de son coach, il ne le rata pas, mais lui passa largement au-dessus du crâne. C'était un vrai échec. Akiteru bourré n'aurait certes pas fait mieux...
La gendarmerie arriva enfin : on se chargea avant tout d'Eigishi et Tsukamura, non sans questionner Ukai. Tsukishima, lui, resta plus loin.
Mais, je pense que je n'aurais pas eu besoin de lever le petit doigt pour elle. Et mes pauvres actions, depuis le début... elles auraient dû s'avérer inutiles. Je n'aime pas les casses-têtes, j'évite les problèmes futiles, je ne fourre pas le nez dans ce qui ne me regarde pas. Ça a toujours été comme ça.
Il étudia les aveuglantes lumières rouges et bleues percer la nuit noire. Les gyrophares de la police illuminaient follement les maisons alentours, se reflétaient méchamment sur la neige, brisaient sans merci la bise glaciale de cette fin de décembre.
Chacun des souffles courts de l'adolescent se suspendait dans l'air figé ; chacun de ses battements de cœur ramollissait un peu plus ses bras, ses épaules et sa nuque. Bientôt, ses lunettes mêmes glissèrent sur son nez. Il ne tenta pas même de les rattraper.
« Il ne fourrait pas son nez dans ce qui ne le regardait pas », « ça a toujours été comme ça ». Alors, malgré tout ça... Pourquoi m'être plongé dans un tel désastre ? J'aurais dû savoir que je n'allais être d'aucune utilité. Je n'aurais peut-être pas même dû échanger ainsi avec Eigishi-san ces dernières semaines, car je n'ai fait qu'apporter des problèmes supplémentaires. Puis, l'adolescente tourna sa face vers lui : sur sa bouche lavée de son pourpre, un sourire acide.
Acide.
Vif.
Mais surtout, tout sauf rancunier ; car il criait bien plus « je vais te briser les genoux » que « tu n'aurais pas dû venir, je te hais du plus profond de mon âme ».
Ses lèvres s'entrouvrirent sous le choc. Ses lunettes, il les remonta enfin ; sa nuque se redressa peu à peu. Elle savait qu'il avait foiré et poussé le bouchon trop loin – et elle comprenait. Elle pardonnait.
C'est un vrai cas... et je ne peux même pas m'en plaindre.
Après avoir épuisé ce pauvre Ukai, une petite blondinette d'une trentaine d'années le sollicita enfin : vérification d'identité, rapide rapport des incidents. Sur la face tout en angles de son interlocutrice se dessinait enfin un sérieux professionnel. Ils se heurtaient à une agression physique et un potentiel harcèlement – signalements déjà bien rares dans les patelins alentours. Paraissait qu'ils avaient contacté les parents d'Eigishi, mais qu'ils n'étaient pas disponibles, et donc qu'ils avaient appelé son oncle et sa tante, pour tomber sur de la viande saoule, et comptaient désormais sur lui et Ukai afin de la raccompagner.
Autant pour lui : l'implication de cette gendarme ne suivait pas son « sérieux professionnel », malgré le fait qu'on ne lui dévoila rien sur la situation précise du conflit entre Eigishi et Tsukamura, ni de ce qu'ils allaient faire de lui. Travail expédié – c'était un Réveillon, après tout, qu'on laisse ces gardes en paix ! –, et les forces de l'ordre repartirent avec l'ancien étudiant.
Un petit silence s'installa entre une Eigishi au sang séché, un Ukai grommelant et Tsukishima, qui ne tenta pas de prendre la parole. Certes, elle l'avait gratifié d'un sourire acide et elle ne le blâmait pas ; cependant, elle ne s'avançait pas pour autant, et son fin regard fuyait l'adolescent.
— T'habites donc à côté de ma boutique ? soupira enfin l'adulte du groupe. Je t'ai jamais vue dans le quartier.
— C'est car j'habite à Sendai, murmura-t-elle.
— Ah ? s'étonna-t-il.
Elle hocha la tête ; il frotta ses cheveux ramenés en arrière.
— T'es donc pas de Karasuno ? conclut-il.
— Je viens de Shiratorizawa.
— Shira..., s'étrangla-t-il.
— Une élite vient de se battre, en effet, railla Tsukishima.
Ukai cligna de l'œil avant de s'autoriser un court souffle.
— D'autres types te mettent en danger ?
— Non, assura-t-elle.
Il haussa un sourcil, dubitatif.
— Vraiment pas ?
— « Vraiment pas. » Sinon, Tsukamura les aurait mentionnés...
« Puisqu'il était vraiment sur les nerfs », devina Tsukishima.
— Soit. Dans ce cas, je vais te raccompagner...
— Ne vous embêtez pas ! se précipita-t-elle aussitôt. S'il-vous-plaît.
Elle s'inclina pour accompagner ses dires.
— Je ne suis plus en danger, et vous m'avez déjà beaucoup aidée, alors qu'on est un vingt-quatre décembre. Merci beaucoup.
Surprise, acquiescement, il notifia Tsukishima de l'appeler au « moindre problème, même mineur ». Il ferait un meilleur policier que les autres qui se sont rameutés. Il laissa les deux adolescents seuls, à retourner chez lui les mains dans les poches. Lorsque sa silhouette disparut au coin d'une rue, Eigishi recula soudain contre un muret et posa ses mains sur son visage.
— Je suis extrêmement désolée..., murmura-t-elle. Tu t'es déplacé, tu as failli te faire frapper et tu as appelé la gendarmerie à ma place. Si je n'étais pas un désastre comme ça...
... Je ne vais pas me répéter une troisième fois, quand même ?
— Je suis venu de ma propre volonté, fit-il à la place remarquer. Je veux dire, je t'ai entendue marteler mon grand-frère pour que je n'intervienne pas, et lui-même a essayé de m'en dissuader en assurant qu'il allait tituber jusqu'ici.
Elle releva soudain la tête, les yeux ronds.
— Tu as entendu l'appel ?
— Oui ? répondit-il, les sourcils froncés.
Mais ces sourcils mêmes se haussèrent lorsqu'il se remémora les deux-trois phrases qu'elle avait sorties à son sujet – dont sa belle comparaison entre eux deux et Akiteru et Ayaka.
Ah.
— Et tu ne me l'as pas dit plus tôt ? se mit-elle à débiter frénétiquement. Tu as entendu quoi, jusqu'où, pourquoi ?!
« Je tiens un poil trop à lui pour qu'il se prenne un pain à ma place », mais ça m'a l'air trop embarrassant à sortir. Il se remémora la suite le plus rapidement possible, dans l'espoir de chasser sa propre gêne. Il se sentait désagréable acculé par leur échange. On ne peut pas parler par SMS ?!
— Le moment où Akiteru a dit que si tu ne voulais ni de l'aide d'Ayaka, ni de celle de mon frère, ni de celle de la gendarmerie, développa-t-il.
Et Eigishi de plaquer une paume sur mon front.
— Donc, tu as entendu mes aveux ? Tu les as entendus, je me trompe ?! grogna-t-elle.
Il sursauta lorsque son ton tourna au précipité et au tranchant et au... franc.
— C'est un poil trop direct, non ? s'étouffa-t-il.
— De ? Tu veux que je tourne autour du pot ?! Argh, laissez-moi crever de honte !
Elle le pointa vivement du doigt, les dents serrées : il se raidit aussitôt.
— Tsundereshima ! rugit-elle.
— Plaît-il ?!
— Je hais cette situation, mais une chimiste ne recule devant rien, sauf lorsque je suis sur le point de me faire péter le nez... et que j'insulte des gens... et les arrête avec un poing dans l'estomac...
Plus ses mots s'enchaînaient, plus sa voix tremblait, plus ses yeux s'embuaient, plus Tsukishima s'embourbait dans sa confusion.
— Je ne comprends pas, laissa-t-il tomber. Chute d'adrénaline ? Besoin d'eau ?
Elle ouvrit soudain les bras, le regard noir. Un ange passa. Après de longues secondes, ses poings se serrèrent peu à peu. Le lycéen hésita un instant, de plus en plus perdu.
— ... Tu ressens le besoin d'imiter Jésus ?
— J'ouvre les bras.
— Oui, je vois ça.
— Grands Dieux..., exhala-t-elle. Dans ce cas, peu importe. Vraiment.
Elle laissa retomber ses paumes le long de ses hanches.
— Du coup, il n'y a rien. Je rentre ? Tu me raccompagnes, je suppose ? Merci beaucoup, haha !
Et sur ce partit-elle d'un pas vif, sous l'œil hébété de l'adolescent. Qu'est-ce qu'elle voulait, au juste ? Cette question le tarauda d'autant plus lorsqu'il vit ses épaules trembler, sous son écharpe et ses boucles brunes. Il baissa le menton d'un air sombre. Qu'est-ce que j'ai loupé, une nouvelle fois ?
Certainement quelque chose d'important, car les poings d'Eigishi se contractaient de nouveau légèrement – et surtout, elle ne disait rien de rien. Et ce « haha ! » sorti du tréfonds du beau monde des malaises était tout aussi inquiétant. Désormais régnait entre eux une étrange gêne, dont la jeune fille devait le plus souffrir...
— Ta maison, dans quelle direction..., commença-t-il.
Mais il se tut bien vite : Eigishi venait de passer une main sur son visage dans un léger reniflement. Sur la manche de son épais manteau, une trace humide. Elle pleure ? réalisa-t-il, hébété. Il cessa sa marche : sa confusion le perdait pour de bon.
Pourquoi pleurer après avoir imité Jésus ?
— Eigishi-san ?
— Ah, ma maison, débita-t-elle. Dans quatre rues environ. Navrée, je suis encore sous le choc... Et je me souviens de la fuite de données, aussi... Une anecdote, encore, peu importe ! Et la tienne, sur le musée, au fait ?
— Tu n'as pas l'air d'aller bien.
À elle de se figer comme si elle venait de se prendre un poteau en pleine face. « Imiter Jésus », « Tsundereshima ! », « J'ouvre les bras. »
Sa cervelle mollassonne analysa peu à peu ces quelques données, pour les coupler aux implicites aveux d'Eigishi. Mollassonne, mais ses muscles aussi se raidirent.
Elle voulait un câlin ? Pourquoi ?! Puisque la lycéenne ne le voyait pas, il posa désespérément une main sur son front. Ça doit être fichu, maintenant. Je lui ai littéralement mis un râteau – quel idiot. Mais elle m'a pris de court, aussi : qu'est-ce que j'y peux ? Maintenant, je vais devoir régler notre situation une seconde fois, après avoir été bien trop concis par message tout à l'heure ?
Avait-elle seulement vu sa messagerie ?
Oh..., pensa-t-il alors. Sa messagerie.
— Tu as envoyé un SMS à Akiteru pour lui prévenir que tout était dans l'ordre ? traîna-t-il, le regard braqué sur une maison aléatoire.
— Ah. Non.
Elle le fit aussitôt. Il se retint d'abréger leur échange et de la balancer chez elle. Je sais que j'avais tendance à penser que les choses étaient perdues d'avance, tenta-t-il de se distraire. Mais je ne l'ai presque jamais fait, avec elle – ce n'est pas maintenant que je vais prendre la clef des champs...
— Vingt-et-une heures cinquante-huit, énonça-t-elle alors lentement. Ça fait donc près d'une heure.
— Ne refile pas un ton dramatique à mon message, exhala-t-il.
— C'est donc rare que tu apprécies des gens ? marmonna-t-elle.
— Mmh. Oui.
Court mutisme. Elle semblait avoir cessé de verser des larmes en silence – déjà ça de pris. Néanmoins, elle ne s'avança plus, et il fut incapable de savoir ce qu'elle souhaitait, pensait ou attendait. Son anecdote sur le musée de dinosaures, tous deux l'oublièrent, durant le reste du trajet : elle restait muette, il se retournait le cerveau pour la comprendre.
— Ma maison est dans une rue et demie, souffla-t-elle alors. Je suppose que tu peux me laisser ici. Personne ne devrait me sauter dessus...
Il hocha la tête, réalisa qu'elle était toujours dos à lui, puis posa un bas « oui » qui lui arracha la langue. Elle se retourna brièvement : sur son visage pointu, un sourire tremblotant.
— À plus tard, alors !
Elle partit ainsi au petit trot, le laissant seul dans la nuit glaciale. À la seconde ou le silence tomba sur lui, à mesure que les pas d'Eigishi s'éloignaient, une légère frustration le picota petit à petit. Elle est allée jusqu'à m'appeler « Tsundereshima ». Je vais devoir lui dire que je déteste ce surnom... Au moins ça, avant qu'ils ne se voient plus durant des semaines au moins.
Des semaines.
Il s'avança spontanément jusqu'au bout de la rue et dérapa en son coin. Cette fois-ci, qu'est-ce qu'il foutait ? Son sang battait à sa tempe jusqu'à lui refiler la migraine : il parvint tout juste à aligner deux pensées.
Eigishi se retourna avec stupéfaction, il ne le nota qu'à peine, ses lèvres bougèrent d'elle-même.
— Eigishi-san !
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