Chapitre 12 - Rejet

Eigishi s'assit face à son kotatsu, un léger sourire aux lèvres. La nuit précoce d'hiver s'étendait peu à peu là-dehors : la lumière du petit salon traditionnel de son oncle et sa tante primait sur tout le reste. Elle faisait luire les clémentines entassées dans un panier au milieu de leur table basse, et rebondissait sur les murs de bois de la petite salle. En plus de profiter de la douce chaleur se répandant sous la couverture recouvrant ses genoux, elle joua avec son téléphone.

« Tsukishima-kun, 20:32 : J'étais avec un ami (⨪_⨪) Je n'ai pas mieux.

Moi, 20:33 : Donc pas de duel ?

Tsukishima-kun, 20:34 : Je suis trop occupé avec mes clémentines.

Moi, 20:35 : Oh, toi aussi ! (•□•)

Moi, 20:35 : Photo en cours d'envoi... »

Puis, elle cessa le moindre de ses gestes. Je viens de lui envoyer une futile photo des clémentines posées en face de moi ? Me causer, là, va devenir une corvée ! Bon, c'est censé en être une de base, et c'est mieux pour lui s'il s'éloigne un peu, même si ça me ferait sacrément chier, et...

« Mais si tu te brides dans la peur d'être un désastre... Akiteru ne sera pas ravi. » « Et ravi, je ne le serais pas non plus », hein ? Hein ?! Elle passa une main frémissante sur son front, bougonne. Je n'ai pas peur d'être un désastre, j'en suis un. Je crois. Même si on me laisse tranquille depuis hier...

Et son téléphone de sonner. Elle étudia, hagarde, le nom « Tsukishima-kun » s'afficher en gros sur son écran. Deux pauvres mots, qui suffirent pour la geler jusqu'à la moelle. Derrière elle, elle entendit Ayaka entrer en baillant : elle sortit de la pièce avant qu'on lui pose la moindre question et se réfugia en vitesse dans leur chambre commune.

Elle s'appuya ensuite sur la porte qu'elle venait de fermer derrière elle. Pourquoi il m'appelle ? C'est quoi, ça ?! Mais à l'instant où elle décrocha, on lui raccrocha au nez. Elle bloqua aussitôt, paumée au possible. Est-ce une blague ? Oubliée, toute sa nervosité. Elle rappela mécaniquement Tsukishima, pour porter avec lenteur son téléphone à son oreille.

Elle ouvrit la bouche dès qu'on lui répondit.

— Oui ?

Je me suis trompé de bouton, désolé.

Déception : seul mot pouvant décrire le profond sentiment engloutissant Eigishi. Si un sourire acide s'étala sur ses lèvres, elle ne lui en montra pas une once ; car ce lien naissant entre elle et lui, en aucun cas ne souhaitait-elle le briser.

— Pas de souci. Tu veux rester en appel ?

Je souhaitais simplement joindre une photo.

— Certes, navrée. Tu veux raccrocher ?

Pas de réponse, et cela en fut risible. Tu veux me parler de vive voix, ou pas écrit ? Choisis, bon sang – dans les deux cas, ça ne me dérange pas !

Je ne sais pas. Maintenant que c'est fait, un ami est passé chez moi cet après-midi.

Ça part donc sur des bavardages de base. Pourquoi pas... Elle poussa un long soupir soulagé, une main posée sur son cœur battant. Ce gars l'effrayait, parfois.

— Un ami ?

Le gars qui ressemblait au smiley que tu m'avais envoyé.

— Ah, le « c'est l'exacte tête qu'un ami tire » ?

Je suis surpris que tu te souviennes de la phrase exacte.

— J'ai un cerveau, rit-elle nerveusement.

— ... Je ne sais pas quoi répondre à ça.

— Certes ! Certes. Navrée pour cette remarque triviale... Donc, ton ami ?

Court mutisme : Eigishi haussa un sourcil. Que lui arrivait-il, désormais ? Avait-il décidé de lui déclarer sa flamme ? Grands Dieux, non, paniqua-t-elle. Pas maintenant. Je veux dire, tu ne veux vraiment pas me côtoyer plus que cela !

— Tsukishi...

« Si tu veux faire des études de chimie, peut-être que tu devrais y aller » : c'est quelque chose qu'il dirait, et je suis assez d'accord.

— Oui... ?

C'est tout, conclut-il.

De quoi il parle ? Pourquoi mentionner mes... Études. Là seulement se souvint-elle qu'il avait entendu son excuse d'excuse pour qu'on la laisse tranquille, la veille même. Elle, faire des études d'histoire ? Se détourner des sciences ? Si c'était nécessaire pour la débarrasser de ces idiots...

Non. Non, elle aimait trop la chimie. Ce séminaire l'avait enchantée. L'ami de Tsukishima, de plus, avait l'air d'être un phénomène, pour que l'adolescent lui sorte une telle chose. « Une telle chose »...

Qu'il ne tirait pas au hasard.

— Je ferai mes études de chimie, de toute manière, sourit-elle tout bas. Mais merci beaucoup.

Seul un petit « mmh » suivit. La fin de leur appel avançait à grands pas, réalisa-t-elle. Non merci.

— Tu n'as pas pu raconter ton anecdote sur les dinosaures, toussota-t-elle donc. Peut-être que...

Oh, c'est vrai. Cela dit, brocarda-t-il, la laisser en suspens est tout aussi croustillant.

— Pas pour moi !

Eh ? songea-t-il dans un rictus audible. Soit. Donc, lorsque j'étais dans un musée sur les dinosaures, il y avait...

Des bips incessants hachèrent alors sa voix : Eigishi en lâcha son téléphone, pour le rattraper juste avant qu'il ne s'écrase sur le parquet. Le haut-parler s'était enclenché, et cette sonnerie lui titilla les tympans. Elle grimaça un instant avant de se geler sur place.

Eigishi-san, tu es là ?

« Là » ? Oui, « là », elle l'aurait été... si il n'y avait pas inscrit « Aru Tsukamura » sur son écran.

Ce foutu étudiant à la tête grosse comme une pastèque l'appelait encore. Elle s'était laissée aller à rêver, elle avait baissé sa garde, elle déchantait désormais dans une brutalité inouïe.

... Qu'est-ce que je fais ? Son cerveau s'emballa tant qu'il s'embourba dans la plus grande des confusions. Puis suivit une horreur sans nom.

Eigishi-san ? reprit Tsukishima.

— Je dois raccrocher, murmura-t-elle d'un timbre tremblotant. À plus tard.

Quoi ?

Elle mit fin à leur échange avant qu'il ne puisse ajouter quoi que ce soit. Chaque seconde d'attente pouvait irriter Tsukamura ; et puisque les vibrations s'enchaînaient au creux de sa main, elle dévala les marches, débarqua dans l'air glacial et décrocha d'un doigt soubresautant. Elle aurait mille fois préféré disparaître que se confronter au jeune homme.

— Allô ? déglutit-elle.

Bonsoir, Kana-chan, comment ça va ?

Elle éloigna brièvement son microphone de sa bouche, pour serrer désespérément les dents. Elle voulait juste étudier de la chimie. Elle avait juste accepté une invitation à une conférence pour babiller des conneries sur des électrons de valence. Et il avait fallu qu'Akiteru se ramène, là où elle avait proscrit sa sœur de venir, et que sa sœur l'avait compris, mais que la bienveillance du grand-frère Tsukishima l'avait poussé à rameuter Tsukishima même, et qu'elle et lui se connaissaient désormais, et qu'elle se bridait désormais dans la peur d'être un désastre, et « si tu veux faire des études de chimie, peut-être que tu devrais y aller ».

La voix du lycéen résonna dans son crâne. Elle l'analysa un long moment : chaque mot, chaque verbe, chaque tournure de phrase, ne la guidaient que vers une chose.

L'exaspération. Pas celle qu'elle pouvait ressentir en se tapant le gros orteil contre une table ou en perdant contre Ayaka à la console : non, la plus limpide et franche des irritations, qui avait grandi en elle depuis des mois déjà.

— Je suis navrée, Tsuka... Tsukamura-san, bégaya-t-elle donc. Je ne veux plus entretenir ces conversations futiles. N'essaie plus de me, de me détourner de la chimie, car...

Elle s'étouffa, trembla, se reprit avec labeur.

— Car j'irai.

***

Tsukishima scruta son téléphone, sur le cul. Elle qui avait souhaité continuer leur appel y avait si abruptement mis fin. Pourquoi ? Son oncle avait-il débarqué ? Ou sa sœur, ou sa tante ? Non, son timbre aurait été précipité...

... et pas tremblotant.

Devait-il notifier Akiteru de ce comportement si incohérent, ou ne pas se mêler de ses oignons ? Il en avait déjà fait assez, en citant le Yamaguchi avec lequel il avait eu une brève discussion, l'après-midi même. « Dire un petit truc à Eigishi-san ne ferait pas de mal », qu'il avait dit entre deux chocolats. « Je ne sais pas ce qu'il se passe, mais tu peux glisser quelque chose sans pour autant mettre le nez dans ses affaires... Même si Akiteru pourrait le faire aussi. »

Trois minutes maximum, terriblement ressemblantes au premier conseil du bougre – sur lesquelles Tsukishima avait réfléchi durant une bonne heure. C'était vrai, Akiteru pourrait la soutenir à sa place. En réalité, il le faisait sûrement déjà. Mais je ne voulais pas être laissé derrière. Je ne voulais plus être spectateur. Pendant un court instant, j'ai souhaité donner un petit coup de pouce à Eigishi-san. Et maintenant... Il passa une main dans ses cheveux ; ses yeux bas se fixèrent sur son écran.

... je ne sais plus si c'était la bonne chose à faire, mais c'est trop tard. Et, vraiment, peu importe. Eigishi-san vient peut-être de recevoir un second appel parasite, ce ne serait pas bon. Jusqu'où je peux fourrer mon nez là-dedans, où est la limite que je ne dois pas franchir ?

Puisqu'il n'en avait aucune idée, il envoya un SMS à son frère. Puis il patienta, assis à son bureau, le regard désormais rivé sur son ballon de sport. Ma spécialité est de bloquer, pas d'attaquer. Je m'aventure dans un terrain complètement inconnu. Au lieu d'avancer vers Eigishi-san, je devrais arrêter ce qui pourrait perturber cette esquisse... d'amitié ? Ce qui pourrait casser la nouvelle fluidité de nos échanges ?

« Akiteru, 21:02 : Sa sœur est avec elle, elle est chez son oncle. »

Il avait donc tâté la situation dans laquelle Eigishi se retrouvait. Si elle était entourée de la sorte, elle n'avait pas besoin de lui. Il n'avait qu'à attendre son retour.

Alors, Tsukishima attendit. Peut-être n'allait-elle lui répondre que le lendemain : il chopa donc un magazine, mit son casque sur ses oreilles... et sursauta l'instant d'après.

Impossible : une attente de deux minutes ?! Et elle le rappelait, en plus de ça ! Il décrocha en déglutissant.

Tsukishima-kun, je suis désolée d'avoir mis fin à notre appel aussi subitement. J'ai été interrompue.

Mots traînants, ton bas. Je m'en doutais. Le gars qui veut qu'elle fasse des études d'histoire, c'est ça ? Il soupira en silence, une paume sur le front.

— Tu avais plus important à faire, posa-t-il seulement.

Je m'en suis occupée, murmura-t-elle. Je dois aller dîner...

Court mutisme. L'intonation d'Eigishi était définitivement inquiétante. Mais que dire ? Il avait assez fait, elle ne souhaitait pas qu'il s'en mêle... Et mes réflexions tournent en rond. Ça veut dire que quelque chose coince, quelque part. Au hasard, le « foutu béguin » que j'ai pour elle.

Alors bon appétit, j'imagine !

— Oui, bon appétit à toi aussi.

De nouveau, un ange passa. Tsukishima s'adossa un peu plus contre sa chaise de bureau.

— Et à plus tard.

Oh ! Oh, oui, à plus tard.

Et ainsi coupa-t-elle la conversation. Le lycéen, lui, bloqua un bon moment. Malgré sa voix étrange, faiblarde et incertaine, cette conversation, elle l'avait coupée dans un sourire audible.

Cette fille, elle allait finir par signer son arrêt de mort.

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