Ton coffre secret
Rien ne bouge au front des fenêtres. La nuit m'entoure, calme et légère ; seuls l'ululement des chouettes et la respiration tranquille d'Emilie brisent ce silence limpide. Je peux le faire. Emmitouflée dans mes draps, je sors un pied nu. Plus que cela, je dois le faire, ce soir.
Lorsque je pose mon orteil contre la pierre froide et dure, un frisson me parcourt. Une tendre angoisse m'envahit ; je me mords la lèvre pour la chasser, et me lève discrètement. Ma tunique et mon pantalon blancs reflètent la lumière de la lune, qui filtre au travers de la fenêtre. D'une main tremblante, j'attrape mes lunettes rouges et les positionne sur mon nez.
Depuis quelques nuits, le sommeil me manque. Mon cerveau s'y refuse constamment, troublé et serré par bien des choses. Comment vais-je me tirer de là ? ; Est-ce que je m'en sortirai vivante ? ; Vais-je retrouver mes parents ? : Voilà ce qui le torture encore et encore, ne lui laissant aucun répit.
Mais, depuis mon interrogatoire dans le bureau de Livaï, une chose accapare mon esprit, le poignardant toujours plus profondément. Une chose mystérieuse, envoutante et mortelle, dont je suis incapable de me débarrasser. Je dois m'en charger maintenant, ou la folie me prendra par le cou.
Je me dirige à pas de loup vers la porte. Il me fallut déployer plus de science et de calcul pour l'ouvrir seulement, qu'on en a mis depuis cent ans à gouverner- merde, c'est pas le bon livre...
Je me dirige à pas de loup vers la porte, redoublant d'efforts pour l'ouvrir sans troubler mon amie. Me voilà dehors, frémissante, fébrile, fiévreuse à l'idée de ce qui m'attend. Mes pieds se dirigent d'eux-mêmes, tournant dans un couloir, passant devant la cour, dédaignant les cachots et évitant les gardes.
Ainsi m'amènent-ils dans ce corridor, où se trouve cette porte, derrière laquelle m'attend ce que mon cœur convoite et ma raison rejette. Mon cœur, précisément celui-ci, qui s'affole dès que cette pensée folle traverse mon crâne et vole, vole encore, plus haut que la cime des pins et que l'odeur des pains flottant dans l'air.
En trois pas, me voici devant l'entrée. En deux temps, ma main se dresse vers la poignée. Mes doigts bougent d'eux-mêmes, touchent le fer glacial qui me brûle la poitrine. Ma cage thoracique est en feu : qu'y puis-je ? Un brasier incontrôlable, qui, ni plus ni moins, m'anime depuis cet entretien.
Brusquement, je me bloque. Il a bougé, derrière le battant de bois. Je l'entends encore, il vient de tirer sa chaise, il se lève, il vient vers moi... Ses pas se font de plus en plus proches, de plus en plus rapides, rythmant mon pouls et coupant ma respiration.
J'esquisse un mouvement de recul ; déjà, il ouvre, saisit mon bras avec force et me tourne vers lui, vers ses deux yeux clairs comme l'astre de la nuit, deux flèches acérées qui me transpercent. La peur me prend, mais la fuite m'est proscrite. Je déglutis.
« Marion, articule le caporal-chef de son habituel air menaçant. Qu'est-ce que tu fous là ?
- Monsieur... », je bafouille, pour baragouiner des syllabes sans queue ni tête.
Il se renfrogne, et me lâche le poignet. Son expression se calme un peu, il me semble. « Tu as quelque chose à signaler ? », finit-il par me demander. Je secoue la tête, et montre le bout de l'allée du doigt. « J'allais là-bas », parviens-je à dire. Son regard se fait acier.
« Le couvre-feu est passé. Tu rentres dans ta chambre, assène-t-il brusquement.
- Oui, tout à fait ! »
Je me hâte de partir. Mes oreilles en feu arrivent à discerner un « Tu t'occuperas des écuries à cinq heures » sec et tranchant. Je prends mes jambes à mon cou, monte les marches quatre à quatre, et me réfugie dans ma chambre, puis dans mes draps, puis sous cent kilogrammes d'excuses et d'alternatives diverses et variées.
Cette belle cacophonie s'arrête lorsque je m'endors. Les rayons du petit matin ne tardent pas à me sortir de ma torpeur. Il est cinq heures, les Murs se lèvent, je n'ai plus sommeil. Je me dépêche d'enfiler de nouveaux habits, et rejoins les chevaux dans l'aube douce.
A mesure que le soleil grimpe dans le ciel, les animaux de l'écurie à ma charge se retrouvent propres et repus. Une heure a passé : les autres combattants rejoignent le réfectoire, et je continue ma besogne, partant chercher une botte de paille et une fourche.
Une autre heure, et les fiers destriers ont droit à un lit frais et sec. Trois quarts d'heures après m'être saisie du balai, je fignole ma tâche en éradiquant chaque petit brin croisant ma route. Huit heures sonne. Je peux contempler mon travail, le cœur léger.
Mon cœur. Il fallait que je fasse l'erreur de le mentionner pour qu'il parte de nouveau en vrille. J'ai échoué, j'ai lamentablement échoué, je n'ai plus aucun moyen d'en finir avec ce qui me tourmente, ça me dévorera jusqu'à ce que mort s'en suive, jusqu'à ce que...
Livaï fasse irruption, des cernes sous les yeux. Mon esprit galope, et j'en oublie de le saluer. Première pique de la journée, que je réussis à esquiver grâce à mon ménage plus ou moins perfectionné. J'ai affaire à un spécialiste ; il trouvera la faille.
Demande-lui. Il faut que tu lui demandes. Qu'est-ce que ça coûte, de demander ? On a le droit de poser des questions. Je fixe sa nuque rasée alors qu'il inspecte les moindres recoins du bâtiment. Son cou doit être en train de chauffer, tant ma poitrine me calcine.
J'ouvre la bouche. « Pas mal », me coupe-t-il. Je pince les lèvres. J'y étais presque, et il fallait que ce gnome me sorte ça. C'est quoi, cette expression ? On ne peut pas avouer que j'ai fait du beau travail ? On se donne des airs, pour tenter de mériter le respect et la crainte des autres ?
Non, je m'emporte. Il ne fait que son boulot. Il ne mérite pas de telles accusations. C'est bien connu : ce qui est la source de mes maux est aussi ce qui a le pouvoir de me guérir. Il suffit de poser une question, une toute petite question...
« Tu as quelque chose à dire ?
- Absolument pas ! »
Et voilà, ça recommence. Bien sûr que si, j'ai quelque chose à dire. Si je ne peux pas le faire savoir avec des mots... Je me débrouillerai autrement.
Il s'apprête à repartir ; je me plante devant lui et le fixe. Le simple mètre que j'ai franchi vient de détruire tout le courage que j'ai en réserve aujourd'hui. Le fruit d'une action si audacieuse se voit immédiatement broyé par son expression impassible.
« Bonne journée », je bredouille, avant de me maudire. Quelle débile je fais. Quelle imbécile habillée avec de la connerie je fais. Je respire l'idiotie ; je la transpire, et je la bâfre. Je la chie même, de temps en temps.
La journée passe. Je m'applique à mon travail. Midi sonne, je mange. Mon regard cherche le caporal-chef, et le trouve près du buffet, petit et irrité. Une question, je t'en prie, une simple question. Une remarque, même. Une phrase, trois mots, ça marche. Il n'y a pas manière plus simple de procéder.
Je me lève ; Emilie me regarde. Mon cœur rate un battement, je l'ignore, je cours après la source de mon trouble et vais le chercher, l'homme au regard acéré et à l'aura massacrante. Tel un guerrier fonçant, l'épée haute, je tranche cette barrière épineuse, je me ris de mes blessures, et je m'approche de sa table.
Hansi et Erwin me gratifient d'un air étonné. Il fallait qu'ils soient là... Impossible. « Marion », commence la femme, mais déjà, je range mon plateau et sors. J'attendrai encore un peu, ce n'est pas de la procrastination, c'est une bonne maîtrise du timing.
Le voilà qui vient. Mes jambes se bloquent ; je les brise et m'avance, fissurant peu à peu la carapace sécurisante qui m'entoure. Si je ne lui demande pas...
L'autre blondinet sort en même temps. Le contraste de taille entre le major et lui est toujours un joli spectacle, Livaï lui arrivant à l'épaule mais remportant le prix de la personne la plus intimidante du siècle.
Ses yeux clairs et perçants se posent sur moi. Quelque chose y passe rapidement, trop rapidement pour que je puisse l'identifier. Est-ce de l'agacement ? De la pitié ? Qu'importe, il me faut poser cette question avant que la nuit tombe, ou je me fourre une balle dans le crâne.
Il s'approche et me lorgne. « Tu as quelque chose à dire », jette-t-il avant que je ne puisse articuler quoi que ce soit. Mon esprit s'emballe. Il m'a peut-être comprise. Dans l'impossibilité de parler, je me contente de hocher la tête. « Viens dans mon bureau à huit heures. »
Je repars, les joues en feu. Huit heures. Il est douze heures trente. Sept heures trente à attendre. Les délais, c'est la pire invention du siècle. Mon cerveau imagine déjà mille et une scènes ; peut-être qu'il me répondra, peut-être qu'il me montrera, peut-être qu'il me dira plus encore, pas seulement avec des mots...
L'après-midi passe comme un cours de grammaire. Long, très long, trop long. L'adrénaline monte et descend et me torture ; je n'en puis plus, je me meurs, je suis morte, je suis enterrée. Chaque seconde qui passe résonne dans mon crâne et manque de me doter d'une migraine incurable.
Sept heures cinquante-neuf. Je n'ai rien avalé au dîner, et mon ventre gargouille. J'attends devant la porte, au bord de la panique. Il ne me faudrait que le bourdonnement d'une mouche pour que je m'enfuie à toutes jambes.
Au bout de la minute la plus longue de ma vie, Livaï m'ouvre la porte. Mon pouls s'emballe, je détourne le regard et j'entre. Il me laisse prendre un siège et s'assied devant moi, les mains croisés sous son menton.
Son bureau est plongé dans la lumière chaude du couchant. « Personne ne viendra nous déranger », dit-il simplement. J'acquiesce. C'est au moins ça. Il change de position sur sa chaise et plante ses yeux dans les miens.
Ma respiration se coupe. Mon cœur s'emballe, encore et encore, plus rien ne l'arrête. L'objet de mon tourment et de mes insomnies se trouve dans cette pièce, il suffit de prononcer trois mots, ou quatre, ou cinq, peu importe, je ne respecterais jamais une telle limite, c'est hors de ma portée.
« Qu'est-ce que tu as à dire ? », finit-il par demander, impassible. J'inspire ; mon souffle est saccadé. Je suis sur le point d'exploser, mon visage me brûle, ma poitrine me brûle, mes lèvres me brûlent. Il faut que ça sorte.
Je serre les dents et les poings, je ferme les yeux, je me recroqueville, et enfin, j'ouvre la bouche. Je reste un moment en suspens. Quelques mots. Une phrase. Une question, même. Vas-y. Lance-toi, c'est une occasion en or, il t'écoute, ses oreilles sont plus grandes ouvertes que celles de Dumbo.
« Je... » Je déglutis, tremblante. « Je... », je retente. Je prends une goulée d'air. « Il y a quelque chose qui me perturbe, depuis quelques temps... », je parviens à articuler. Ma voix tremblote, je ne peux pas l'empêcher ; tant pis.
Il plisse les paupières, attendant la suite avec une certaine impatience. On fusionne, on est en fusion, on se comprend. J'y vais.
« Dans votre coffre, je souffle. Il y a quoi ?
- Derrière moi ?, demande-t-il en montrant le petit coffret en cuir mystérieux.
- Oui.
- Oh. Du thé. »
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