La Forteresse de Riemann - OS WattyUltra
Ceci ne fait pas partie d'aot&0.7, mais est un OS pour un concours de WattyUltra. Enjoy quand même si vous voulez !
Inspirations :
- L'univers ne vient que de ma tête ; les Zéros, les Mathématiques... tout ce petit monde, en bref
- Toutefois, l'idée des fumigènes vient à la fois de SNK et de Mo Dao Zu Shi
- Les personnages de Livaï Ackerman et de Hansi appartiennent à Hajime Isayama
Sinon... Et même que je peux vous filer une photo du Puits :D (edit à la fin, qui va arriver un jour)
Forteresse de Riemann
Les yeux noisette, et surtout écarquillés, d'Agathe Poirier, regardaient avec terrassement les quatre Zéros qui les entouraient, elle et sa tutrice. Ces gars-là, blancs des pieds à la tête en passant par leur bouclier à la Templier, les surplombaient de tous leurs deux mètres, éventuellement car le duo était tombé fesses contre terre. Enfin, entouraient n'était pas le bon terme : ils les coinçaient plutôt entre la barrière aussi imperméable que parfaite qu'ils formaient, et le vide derrière elles.
Le vide. C'était sur la falaise du flanc Est du Mont Riemann qu'elles s'étaient retrouvées. Si elles reculaient, elles étaient mortes. Si elles attaquaient, les lances translucides de leurs ennemis allaient pour sûr les embrocher sur place. Et puisqu'ils n'avaient pas de bouche – seules deux pupilles tant glace que glaçantes daignaient percer le masque qui leur servait de visage –, toute négociation allait s'avérer vaine.
Les mains hâlées d'Agathe se crispèrent nerveusement sur la roche grise. Comment un foutu stage avait-il pu la mener là ? Son cœur battait si fort qu'il lui flanquait la nausée. Elle ne voulait pas mourir, pas ce jour-ci. Et elle ne voulait pas non plus assister à l'assassinat de Juana. Alors, elle se tourna vers elle avec lenteur. La queue-de-cheval ondulée et blonde de sa responsable n'aurait pu être plus emmêlée.
« Juana... », siffla la plus jeune. « Est-ce que vous avez... quelque chose qui ressemblerait à, je ne sais pas... Un plan de secours ? » L'intéressée resserra son poing sur son épais pantalon kaki, tremblante de tous ses membres. La frénésie avec laquelle elle secoua son doux visage rond de droite à gauche cloua la stagiaire sur place. Comment est-elle seulement arrivée sergente ?! Elle reporta son attention sur ces foutus muets, pour tâter l'une de ses grenades du bout de l'index, les dents serrées.
« Et jouer aux kamikazes... Ça vous dit quelque chose ? »
***
Saint-Martin-de-Bernegoue, Deux-Sèvres, la veille, 3 mai 2051
Un long chemin de terre, longeant un champ à l'herbe incroyablement verte broutée par deux baudets du Poitou : voici ce qui se découvrait sous le regard noisette d'Agathe. Ce genre d'environnement était si rare qu'il la poussa à en détailler le moindre arbre infesté de ronces, le moindre plant de cannabis dissimulé derrière les buissons, la moindre pierre de ce moulin effondré sur lui-même, la moindre tuile recouvrant cette foutue maison de campagne qui l'attendait cent mètres plus loin.
Dès qu'elle fit un pas dans cette ferme, de vifs aboiements s'élevèrent du vieux muret cachant Le Puits. « Putain, Bobard, arrête de gueuler ! » beugla un homme chauve et baraqué. Il darda ensuite ses yeux sur elle, Juana, et le Livaï Ackerman qui les suivait avec ennui. « Fais pas gaffe au clébard », lâcha ce dernier. « Il s'excite à chaque fois qu'un soldat-mathématicien débarque ici. Et l'autochtone est plutôt sympa, te chie pas dessus. » Je le sais, ça. Hansi m'a déjà emmenée ici. Agathe remit son court carré noir et lisse en place, et continua sa route en fronçant son petit nez retroussé, suivie de près par la blonde nerveuse qui lui servait de responsable.
Soldat-mathématicien. Ce terme même criait des justifications plutôt légitimes. Il y avait vingt ans de cela, durant un mois de mars aussi chaud que pluvieux, un gosse était – illégalement – venu en vélo sur les terres étrangement respectueuses de la nature de Monsieur Bernard. Poussé par une curiosité spéciale gamin de six ans, il en était arrivé à soulever la palette recouvrant le puits du bonhomme pour observer l'eau qui reposait au fond. Et il l'avait observée d'un peu trop près. Le bougre était tombé dedans : paraissait que le campagnard avait illico débarqué en entendant son cri désespéré.
Il n'avait trouvé personne au fond.
Toutefois, un pleur s'était élevé de ses toilettes sèches. Il s'y était donc dirigé, pour retrouver l'énergumène en train de chialer sa race sur la cuvette de bois. « J'ai... Il y avait... Des grandes personnes en blanc... Et tout était blanc... Même leur puits... Tout était blanc ! »
Intrigués, policiers et scientifiques s'étaient mis sur l'affaire. Ils avaient précautionneusement descendu le trou, s'étaient également retrouvé dans les chiottes, avaient tous rapporté la même vision : un puits, c'était vrai, qui servait de porte de sortie ; mais, surtout, une vaste plaine blanche, avec des routes blanches dont les panneaux bancs indiquaient, en blanc encore plus brillant que le reste, des...
Eh bien, des théorèmes.
Plusieurs théories avaient fusé. Tunnel temporel ? Mieux, tunnel spatio-temporel ? Voire même... monde parallèle ? La dernière avait gagné haut la main. Après tout, personne n'avait ressenti une quelconque pression en passant de la Terre aux Mathématiques. Voici comment ils avaient nommé cette étrange planète qui ne connaissait ni soleil, ni lune, ni nuit, ni végétation, ni rien. Juste de l'air respirable pour les Hommes, et de l'eau en prime.
Leurs habitants ne pouvaient pas parler. Ils ne possédaient pas non plus de partie génitale, et auraient presque pu êtres associés à des Personnages Non-Joueurs tant ils étaient inactifs. Mais alors, d'où venaient les noms de territoire ? Qui avait construit le Bourg de Pythagore, qu'Agathe avait déjà visité ? Et celui de Thalès ? Et de Fermat ? « Ce monde sort peut-être tout droit de l'imaginaire humain, mais on peut en ramener des fragments et y prendre des photos », lui avait expliqué Juana. Cela tenait à peine debout, mais était bien tenté.
En bons deux-sévriens qu'étaient le maire de Saint-Martin-de-Bernegoue, ses habitants, et Monsieur Bernard, ils s'étaient tous formellement opposés à la construction d'un laboratoire scientifique dans leur petit village. Mathématiciens et physiciens avaient donc du se contenter de le mettre à Prahecq. Mais quid des soldats-mathématiciens ?
C'était une profession qui était tout naturellement née pour explorer ce monde. Agathe, avec ses vingt-trois ans, en était à sa cinquième année de formation, et alternait maniement des armes et entraînements physiques avec des cours de mathématiques avancées. Ce jour-ci, Juana lui avait fixé un nouvel objectif dans son stage sur le terrain : aller jeter un œil à la Forteresse de Riemann, joliment indiquée par un panneau « Forteresse de Riemann ».
Juste jeter un œil, car elle était particulièrement prisée par leurs collègues. Après tout, l'Hypothèse de Riemann, mathématicien célèbre du XIXème siècle, n'avait toujours pas été prouvée. Puisque le village du Théorème de Pythagore possédait une infinité de triangles rectangles qui vérifiaient le théorème de Pythagore, peut-être que ce château allait pouvoir les aiguiller, d'une façon certes singulière pour des mathématiciens, qui préféraient largement des démonstrations rigoureuses. Cependant, il était farouchement gardé par l'Armée Zêta, formée d'une infinité de Zéros, individus grands, à la peau rigoureusement blanche, armés de lances et de hauts boucliers. L'affaire s'avérait donc aussi facile que de résoudre l'Hypothèse en elle-même...
« Eh, gamine », jeta Livaï en posant abruptement sa main sur son épaule musclée. « Arrête-toi là, tu vas tomber avant le signal. » L'intéressée cligna des paupières avec confusion... Pour voir enfin le hêtre mort qui la surplombait, filtrant au passage les rayons brûlants du soleil. Le Puits. Il était là, à peine sorti de terre, recouvert de cette éternelle palette certainement chourée au marché de Brûlain.
« Bon, marmonna alors Monsieur Bernard, posté à côté de l'entrée des Mathématiques, bras croisés. Juana, ça fait un moment que je n'ai pas vu ton minois ici. Qui est cette mignonette que tu rameutes avec toi ?
— Agathe Poirier, se présenta-t-elle d'elle-même. Stagiaire. Future soldate-mathématicienne. Je suis déjà venue ici, mais...
— Soldate-mathématicienne... Sérieusement, ce monde marche sur la tête. Bon courage. Et fais gaffe quand tu sautes, y faudrait pas que ton sac...
— Je suis déjà venue ici, répéta-t-elle dans un sourire acide. »
Il plissa les yeux, mais n'objecta pas.
Mon sac, c'est vrai. Elle le sentit de nouveau peser sur son dos. Ses rangers noires aussi la dérangeaient, en chœur avec ses épais pantalon et haut kaki. Il faisait bien trop chaud, pour un mois de mai, et elle sentait déjà de la sueur couler entre ses petits seins. Heureusement, le climat des Mathématiques était plus doux. En tout cas, c'était une réelle expédition qu'elles allaient mener : elles avaient rameuté rations, culottes de rechange, préservatifs...
Non, ça, y a que moi qui en ai pris.
« Bien, si vous êtes prêtes... » Agathe s'approcha du Puits, et retira son pseudo-toit d'elle-même. Puis, elle jeta un œil au visage rond de sa responsable. Ses yeux verts en amande, parfaitement dégagés par sa queue-de-cheval aussi platine qu'ondulée, la scrutaient avec une certaine appréhension. Face à cela, la stagiaire ne put retenir un rictus.
« Oh, ne vous en faites pas », railla-t-elle en faisant rouler ses biceps. « Vous ne craignez pas grand-chose, avec moi. » Les joues pâles de la trentenaire rosirent légèrement, mais elle s'avança tout de même en tripotant les lanières noires de son havresac. « On y va », murmura-t-elle. Sa subalterne hocha la tête, se dressa au bord de ce trou sombre et béant...
Et sauta sans une once d'hésitation.
***
« Ma tête... », marmonna Agathe, la main crispée sur son carré un peu moins raide qu'avant. Elle ouvrit un œil, rencontra la lumière éblouissante de cette vaste plaine parfaitement blanche, le referma aussitôt. Elle eut tout juste le temps de voir Juana avec des cheveux détachés, merveille qu'elle savoura ensuite toute seule dans sa tête. Ses boucles sont plus bouclées qu'elles ne le laissent paraître...
« Tu vas bien ? » lui demanda d'ailleurs sa supérieure d'un ton doux. « Tu veux un peu d'eau ? » L'intéressée inspira longuement dans l'espoir de faire fuir la souffrance qui transperçait ses tempes. Un grommellement, deux grommellements, trois grommellements plus tard, elle se résigna à hocher le menton... Se récoltant en prime une belle démonstration de hula hoops de la part de son cerveau.
Lorsqu'elle entendit l'eau qu'on secouait juste sous son nez retroussé, elle se résigna à regarder la haute gourde grise que lui tendait sa responsable. « Merci », grogna-t-elle en s'en saisissant. Dès que sa gorge rencontra le liquide frais, elle crut bien qu'elle venait d'atterrir au paradis. Après tout, l'endroit y ressemblait diablement bien, avec son ciel infini et...
Blanc.
« Ah, j'ai oublié la douleur que ça procurait, depuis mon excursion à Pythagore... », souffla-t-elle. Elle rendit la bouteille à Juana, qui lui servit un joli sourire. Sourire découvrant une ou deux canines tordues. Pas grave, elle a quand même de beaux yeux. Sur ces magnifiques pensées, la stagiaire se leva en chancelant, et posa ses prunelles noisette sur les panneaux un peu trop brillants plantés dans ce sol un peu trop lisse. C'est quoi, une patinoire ?!
« Forteresse de Riemann..., lut-elle. A droite. Tout droit. Ils écrivent même en français, c'est fou.
— C'est là où je pense que...
— ... c'est l'imaginaire humain qui a rendu ce monde réel, je sais. M'enfin, il aurait été créé par un gosse de six piges. »
Elles se mirent en route, les pouces machinalement glissés sous les lanières de leur sac. Pendant un moment, il n'y eut que leurs pas lourds pour briser le silence impeccable qui les enveloppait dans une légèreté époustouflante. Combien de temps passa autour d'elles ? Est-ce que le temps existe seulement, ici ? Oui, la petite aiguille de sa montre courait toujours. Ouais, c'est du mécanique, ça. Ça veut rien dire. Physiciens de mes deux, pas foutus de récolter des informations utiles sur cette planète-là...
« Tu te souviens bien de la conjecture de Riemann ? questionna subitement Juana.
— Hein ? Oui. L'Armée Zêta de la Forteresse de Riemann, qui compte une infinité de soldats, ne contiendrait que des fantassins nommés Zéro.
— Non, Agathe... Pas ce qu'on va aller entrapercevoir. L'énoncé de l'hypothèse.
— Vous êtes difficile, quand même.
— Sans ça, je ne serais pas mathématicienne, sourit-elle.
— Certes... »
Elle frotta l'arrière de sa nuque, et fut presque surprise de ne pas rencontrer de sueur.
« Les zéros non triviaux de la fonction zêta de Riemann ont tous une partie réelle ½. Je la connais par cœur. Je veux du neuf, un peu.
— Ça va venir, ne sois pas impatiente.
— Je ne suis pas impatiente ! protesta Agathe. »
L'autre se contenta d'un petit rire ; la plus jeune fit mine d'observer l'horizon dès que sa peau hâlée se mit à la chauffer. « Ouah, c'est grand, ici ! » commenta-t-elle joyeusement. Elle sentit le regard lourdement surpris de sa responsable peser sur elle. ... Agathe, maudite sois-tu, à sortir des phrases toutes faites. Elle va te griller, au bout d'un moment.
« Enfin..., marmonna-t-elle. Ils sont toujours aussi déchirés, sur ce théorème-là, vos collègues ?
— Oui. Il y a strictement deux écoles : ceux qui y croient, et ceux qui n'y croient pas. Mais il est si beau qu'il me paraît juste...
— Pourquoi ça me fait penser à ces histoires de transidentité... ?
— Comment ?
— Vous savez, le débat du « mais non, ils n'acceptent juste pas leur corps » et « voyons, laissez-les vivre leur genre ! ». On devrait être calés, on est en 2051.
— Je ne sais pas. Toutefois, j'ai une amie qui a fait une transition. »
Quelques secondes. « Dans tous les cas, pour moi... », dit Agathe. « Cette hypothèse, elle devrait être mise à la poubelle. » Elle braqua son regard devant elle, afficha un léger rictus dès qu'elle discerna une montagne au loin, et effleura le poignard qu'elle portait à son épaisse ceinture.
« Il doit bien y avoir un petit pion qui fait exception à la règle... Non ? »
***
Périphérie du Mont Riemann, le lendemain
Cet amas de roche si blanche qu'elle en devenait éblouissante écrasait presque l'Agathe qui s'y trouvait à son pied. Son visage triangulaire et hâlé était levé au possible, dans l'espoir que ses prunelles noisette n'en discernent le sommet ; mais celui-ci se confondait presque avec le ciel tout aussi clair. « Je savais que le spectacle allait être époustouflant... », souffla-t-elle, des étoiles dans les yeux. « Mais là... »
Juana s'avança à sa droite, et posa un regard bienveillant sur elle. Puis, elle pointa du doigt l'un des versants, qui ressemblait à s'y méprendre à la surface d'une pyramide tant ses... marches étaient régulières. Les mathématiques comme Les Mathématiques sont des mondes parfaits...
Jamais une seule fois, durant son périple, la stagiaire n'avait-elle croisé une quelconque erreur dans le paysage plat, très plat, impeccablement plat, qui s'était présenté à elles. Si le Bourg du Théorème de Pythagore n'avait compté que des maisons triangulaires aux proportions dignes de celles du nombre d'or, au milieu desquelles ses grands habitants asexués déambulaient sans réel but, cette montagne-ci valait bien les plus grands rêves sur lesquels tous les mathématiciens du monde daignaient fantasmer.
Et Agathe ne faisait pas exception.
« Il y a la Forteresse, là-haut », dit sa responsable de sa voix douce. « Est-ce que tu la vois ? » Sa pseudo-subalterne plissa les paupières. En effet, des blocs étaient incrustés dans cet amas de pierre. Pierre qui, à ses côtés... Tourne au gris ? Elle fronça ses sourcils noirs.
« Pourquoi est-ce que les alentours ne sont pas blancs ?
— Personne ne le sait, pour l'instant. Les quelques bonhommes que tu as croisés au campement de fortune dans lequel on a dormi sont là pour tenter de percer ce mystère. »
Ah, oui, le campement. Là où je n'ai pas pu utiliser mes capotes, pensa-t-elle en jetant un coup d'œil déçu à sa tutrice. Celle-ci ne sembla même pas le remarquer.
« Tu es ici pour en découvrir un peu plus sur ce côté-là du métier de soldat-mathématicien. Les mathématiciens tout court s'aventurent également dans les environs, mais jamais seuls.
— D'accord. Concrètement, qu'est-ce qu'on va faire ?
— Escalader un peu, puis redescendre.
— C'est tout ? s'étouffa-t-elle.
— On ne peut pas faire plus ; sinon, les Zéros vont peut-être nous tomber dessus. »
Sur ce, elle s'avança – avec hésitation – vers l'étrange chemin en serpent qui longeait le Mont Riemann. Après un instant de blocage, Agathe passa une main dans son carré noir, et suivit dans un soupir. Gravir cette pente ne fut pas une affaire difficile : ses jambes étaient assez musclées pour cela, et il ne faisait pas bien chaud, par ici. Les seules choses qui la titillaient étaient ses rangers et son sac un peu trop lourds.
« Les Zéros sont donc actifs ? » marmonna-t-elle en observant la queue-de-cheval platine de Juana se balancer de droite à gauche. Ses pupilles dérivèrent rapidement vers son dos, puis son fessier relativement agréable à voir. Agathe, putain ! se reprit-elle.
« Si on débarque, potentiellement.
— Et si on y va en espion ?
— Ce n'est pas une bonne idée.
— Mais il n'y a que ce moyen pour invalider l'Hypothèse de Riemann ! Si on croise un Zéro qui n'est pas un Zéro...
— Agathe, ils ont une infinité de soldats.
— On n'en sait rien. Ici, on ne peut pas rameuter d'hélicoptère, et personne n'a jamais réellement approché ce château de mes deux.
— C'est vrai... Mais ce n'est pas la mission d'aujourd'hui. »
La noiraude s'arrêta net, le nez froncé ; l'autre posa son regard vert sur elle avec surprise.
« C'est maintenant ou jamais ! Vous voulez me former, non ? Je suis presque au terme de mes études, et c'est peut-être la seule fois que je viendrai ici ! On n'aura jamais plus belle occasion, Juana !
— C'est vrai, mais les ordres sont les ordres.
— Mais vous les avait montés vous-même, ces ordres ! Si vous désobéissez, vous ne désobéirez pas vraiment. Enfin, juste à vous-même. Et ce n'est pas grand-chose.
— Agathe... C'est bien trop dangereux. Qui sait de quoi les Zéros sont capables ?
— Et moi ? répondit-elle dans un rictus. »
Elle fit jouer les grenades qui pendaient à sa ceinture, et le Famas qu'elle portait en bandoulière. « Lances et boucliers contre fusils d'assaut et explosifs... On est à notre avantage ! » Son interlocutrice la scruta un moment, pour laisser échapper un léger soupir.
« Qu'est-ce qui te pousse à vouloir y fourrer ton nez ?
— Eh bien... Ma curiosité purement mathématique, ma conviction qu'il existe au moins un soldat qui n'est pas un Zéro dans leur Armée de Zêta, et... »
Elle frotta son menton hâle. « Mon ego, peut-être », ajouta-t-elle malicieusement. Mais Juana retourna à sa marche. La stagiaire resta un moment immobile, l'estomac noué. On va vraiment se contenter de ça... ? « Eh, Juana ! Vous ne voulez vraiment pas vous approcher un peu plus ? » Quelques secondes.
« Tu l'as dit, non ? » répondit-elle. Le cœur d'Agathe rata un battement lorsqu'elle entendit son sourire. « Je ne crains pas grand-chose, avec toi, n'est-ce pas ? » L'intéressée cligna plusieurs fois des paupières, confuse ; puis, elle réalisa lentement l'enjeu de cette simple phrase, et brandit le poing dans un cri de victoire. L'autre rit légèrement.
« Yes ! Petite Hypothèse de Riemann... » Agathe reprit activement sa route, poussée par un entrain on ne pouvait plus palpitant. « Tu vas tomber sous mes mains nues ! »
***
« On y est », murmura Juana, ses yeux verts plissés au possible. Elle et Agathe étaient perchées tout au bout du chemin lisse et neige, juste derrière un haut pan de roche qui tournait déjà au gris. La plus jeune entendait tout juste les pas lourds des Zéros, et peut-être du soldat qui faisait exception.
Le vide lui faisait presque tourner la tête, mais elle faisait de son mieux pour ne pas regarder ce sol blanc qui se trouvait bien trop loin en-dessous d'elle. Non, ses prunelles noisette étaient fixées sur cette esquisse de forteresse. Dans quelques mètres, elles allaient trouver le premier rempart, et balancer un grappin pour y entrer, ou autre chose enrichissante pour la formation de l'aspirante.
« Quelqu'un s'est déjà confronté à eux ? chuchota-t-elle.
— Non.
— Pourquoi personne n'est venu, alors ?!
— Parle moins fort, soupira sa responsable. Car on ne veut pas risquer nos vies. Bon sang... Moi, venir ici...
— C'est vous qui avez relevé le fait...
— ... qu'avec toi, je ne crains pas grand-chose, oui. Mais au moindre problème, on tire une grenade d'urgence, et on court. D'accord ? »
Quelques secondes. La jeune femme effleura du bout du doigt les fumigènes accrochés à sa ceinture. Puisqu'on ne pouvait utiliser de talkie-walkie ici, il fallait se contenter de cela. Quiconque qui aurait validé l'Hypothèse devait en tirer un vert ; sinon, rouge ; en cas d'urgence... Noir. Ils étaient confectionnés avec du carton bio, et il suffisait de tirer sur une ficelle bio pour balancer le gaz... certes un peu moins bio qu'ils contenaient.
Les deux jeunes femmes inspirèrent longuement à l'unisson. Le cœur d'Agathe battait la chamade, mais elle faisait de son mieux pour ne pas le montrer. Enfin quoi, j'ai baragouiné que j'étais capable de les infiltrer... Au pire, on peut toujours courir !
« Juana », dit-elle donc dans un sourire nerveux. « On y va ? » Sa tutrice lui lança un regard un poil angoissé. « On laisse nos sacs derrière nous. C'est le terme de ton stage. Au moindre danger de mort, on s'enfuie, d'accord ? » Hochement de tête approbateur, elles joignirent le geste à la parole et reprirent leur marche. Cette fois-ci, cette dernière se fit bien plus légère ; et, lorsqu'un virage en aiguille se présenta à elles, elles rasèrent le pan gris de près.
« Agathe », souffla l'autre. « Je vais jeter le coup d'œil. Tu surveilles mes arrières. » Alors, la subalterne se retourna, fusil d'assaut fermement en main. Ses pupilles espionnèrent le moindre coin dans une grande concentration. Mais non, rien ne bougeait ici : il n'y avait que cette route sinueuse et éclatante, cette falaise un peu moins structurée et propre, et ce paysage infiniment plat qui s'étendait, là, tout en bas.
Lorsqu'on lui tapota l'épaule, elle se retourna d'un bond. Mais seule Juana se trouvait ici, et la gratifia d'un petit sourire amusé. « La voie est libre. » Alors, elle la suivit à la trace, non sans continuer à jeter des regards autour d'elles. C'était à sa responsable de se charger de l'avant. Elle, elle surveillait les versants, et les plateaux minces se présentant au-dessus. Et, à la seconde où un visage sans bouche, un visage presque masqué, surgit de l'un d'eux, son cœur rata un battement. Un Zéro ! reconnut-elle, le souffle coupé, à l'ovale qui marquait son haut bouclier.
Les pas lourds qu'il laissait derrière lui démontrait que ses yeux affreusement glace, entièrement glace, ne les avaient pas remarquées. Elle en notifia toutefois la blonde, qui hocha la tête. Bon sang. Agathe se retint de remettre encore son carré lisse et sombre en place. Si seulement il était assez long pour qu'elle l'attache... Mais, chez les soldats-mathématiciens, les règles étaient plus souples que dans les Armées classiques.
Une pente, de nouveau. Mais une pente grise. Fini, le clair absolument parfait : ici, c'était comme si la nature reprenait ses droits. Était-ce dû au fait que cette Hypothèse leur était encore obscure ? L'Armée Zêta ne contiendrait que des Zéros. Et une infinité, en prime. Ça, j'en doute... Elle déglutit avec difficulté, et durcit son expression. Agathe, tu vas finir ton stage en beauté !
Cette portion-ci de voie aussi morne que du béton était particulièrement courte. Après, elle virait certainement sur le début des remparts. Cette conjecture se vit vite vérifiée lorsqu'elles en arrivèrent à son terme. « Tu peux y jeter un œil », murmura Juana en remettant sa couette blonde en place. Son visage rond reflétait une tension ténue. « Ça te formera un peu. »
Alors, l'intéressée acquiesça, soupira en silence, et se plaqua contre le coin. Là, à défaut de passer sa tête à découvert, elle lâcha son Famas, pour sortir un petit miroir d'une poche de son épais pantalon kaki, et le placer à l'extérieur. « Bonne stratégie, ça », lui souffla la blonde dans une fierté audible. Agathe rougit légèrement. Heureusement, sa tutrice ne le vit pas.
Cependant, ce que refléta l'objet lui noua l'estomac. Un escalier inégal, au terme duquel se promenaient de grands gars de deux mètres, entièrement blancs. Ils avaient certes des oreilles. Ils avaient certes tous ce même nez fin et plat à la Voldemort. Mais aucune bouche, aucune lèvre ne ponctuait le tout. C'était une escouade de clones qu'elle avait sous les yeux, des clones à la peau si uniformément neige qu'elle paraissait presque impossible à entailler. Et ils n'ont pas de partie génitale... Enfin, ce n'est pas étonnant... Ce sont censés être des chiffres, après tout...
« Ils... sont là », débita-t-elle, les bras légèrement tremblants. Elle n'en revenait pas : non seulement rencontrait-elle des Zéros, mais en plus ressentait-elle de la peur. Il lui semblait presque que sa vision, que son monde ne s'obscurcissaient plus qu'à eux. La paume tendre qu'on posa sur ses cheveux noirs la tira de cet état de pseudo-panique.
« Agathe. Aie confiance en toi, et en tes ambitions. Décris-moi ce que tu vois. » Alors, elle inspira brièvement, et obéit. « Donc, on ne peut pas passer par là », conclut-elle d'une voix basse. Quelques secondes. On lui montra un pan de mur du bout de l'index : là seulement réalisa-t-elle qu'elles étaient juste devant la Forteresse. Elle ouvrit grand les paupières sous la stupéfaction. Le bâtiment était classique, et on n'en voyait que les cloisons...
« Le grappin, lui rappela Juana. On peut escalader ça sans problème.
— Mais ils nous verront, non... ?
— On n'a qu'à les distraire. Tu as déjà oublié tes cours ? la taquina-t-elle.
— Non, jamais ! rétorqua faiblement la plus jeune. »
Toutes deux sortirent ce fameux grappin de leur sac. Un fil enroulé de façon bien serré dans un disque épais. Seul le crochet en sortait. Il suffisait de saisit la manette qui se trouvait à l'opposé du cercle, et d'enclencher la détente qui s'y trouvait, pour lancer la pointe là où on le voulait. Puis, un bouton plus tard, il les rameutait de lui-même en haut. Nul besoin de jouer à l'escalade. Les rêves des Totally Spies étaient devenus réalité.
Puis, elle fouilla l'équipement attaché à sa ceinture. Une grenade ? Trop agressif. Un caillou ? Elle n'en avait pas. Ma boîte de préservatifs ? Elle est dans mon sac, et je pourrais toujours en avoir besoin ce soir. Bon... Ça va partir sur des munitions.
Elle retira donc prudemment trois de ces longues balles argentées qui se côtoyaient dans la boîte courbe qui lui servait d'appui sur son arme, rattacha le contenant à son fusil, et fit volte-face. Là, elle en jeta une première au-dessus de leur muret grisâtre : lorsqu'elle entendit les gardes se tourner immédiatement vers ce pauvre petit machin, elle en balança une autre plus loin encore. La dernière, elle, atterrit après, conjectura-t-elle à leur marche lourde qui s'éloignait d'elles.
Elles actionnèrent illico leurs cordages dans un sifflement, pour le bloquer en haut de cette foutue cloison, cinq mètres au-dessus d'elles. Puis, elles fléchirent leurs jambes, et prirent un élan post-ascension, dents serrées.
« On y va ! »
***
La déception d'Agathe n'aurait pu être plus intense. Elles avaient passé deux remparts, s'étaient enfoncées dans le gris de cette forteresse pourtant ô si bien gardée, avaient déchiré les mailles du filet là où aucun soldat-mathématicien n'avait jamais osé s'aventurer...
Seulement en distrayant les Zéros, qui paraissaient aussi malins que des élèves lambda de CP.
Ces combattants étaient purement et simplement bourrins. Envoyez une balle de tennis de l'autre côté de leur poste, et ils y accourront, lance dressée. Juana elle-même ne tâtait plus ses cheveux platine de son air usuellement nerveux. Non, sa face ronde reflétait un mélange de stupeur et de concentration. Elle était certes tendue. C'était vrai. Ses prunelles vertes examinaient le moindre recoin, et ses mains fines se crispaient toujours sur son fusil.
Mais, allons, tu ne crains rien, avec mes bibis !
Elles se trouvaient désormais au pied du troisième mur. Ses briques étaient presque noires, et contrastaient affreusement avec la pâleur de leurs adversaires. Elles en entendaient toujours la marche pesante, au-dessus. Nous n'avons toujours pas trouvé d'exception dans leur armée. Mais puisque la couleur change... Elle jeta un regard à la blonde, qui serrait imperceptiblement les dents.
« Je ne comprends pas leur comportement, murmura-t-elle. On dirait qu'ils n'ont aucune volonté...
— Ce sont des chiffres.
— Certes. Agathe... On ferait mieux de s'arrêter là pour aujourd'hui. »
L'intéressée pinça ses lèvres fines, au bord de la déception. Elles avaient croisé une bonne cinquantaine de Zéros... Mais rien d'autre. Est-ce que j'ai tort, au final ? L'Hypothèse de Riemann serait juste... ? Je n'y crois pas une seule seconde... Elle le sentait, c'était viscéral, quelque chose n'allait pas avec ce futur théorème.
« On ne peut pas avancer encore un peu ? » Sa supérieure inspira longuement, et tenta un air sévère. La brune retint un rire en voyant cet échec. « Ne te moque pas de moi », marmonna la trentenaire. « C'est dangereux. Il vaut mieux... »
Une chute tonitruante la coupa net dans sa phrase.
Elles se retournèrent illico de part et d'autre de cette allée-là. Si Agathe haussa simplement un sourcil en voyant deux Zéros se tenir à une dizaine de mètres d'elle, dissimulés derrière leur haut bouclier clair, le hoquet d'horreur que laissa échapper Juana la poussa tout de même à la regarder brièvement. Ses paupières s'écarquillèrent illico.
Là, devant elles, un humanoïde terne. Sur son bouclier... « Un tiers ?! » s'étrangla-t-elle. A cet instant précis, il raffermit sa prise sur sa lance sombre. « Agathe ! » s'écria Juana. Lorsqu'elle se jeta sur la noiraude pour la plaquer contre le sol, celle-ci se décala de justesse, la rattrapa avant qu'elle ne tombe, et mit son fusil dans son dos avec précipitation.
« Ne jamais se mettre à terre face à des ennemis ! C'est vous qui me l'avez enseignée ! » Le Tiers fonça sur elle, elle bondit sur le côté juste avant qu'il ne l'embroche. Là, elle se saisit de son menton et de son poignet, et faucha vigoureusement son pied droit. A l'instant où il s'écroula sur le dos, le bruit de l'objectif miniature incrusté dans la montre de Juana explosa presque cette bulle asphyxiante qui l'enveloppait.
On a la preuve ! Maintenant... Elle fit rouler son ennemi sur le côté, et le laissa tomber sur le rempart du bas dans un bruit sourd. La grenade aveuglante que tira ensuite sa supérieure l'électrisa sur place. « On bat en retraite ! » Agathe hocha la tête, pour regarder frénétiquement autour d'elles.
A gauche comme à droite, des Zéros prêts à revenir à la charge.
Et ils ne se firent pas prier. Si la blonde resta figée sous l'horreur, la stagiaire la prit en sac à patates, et accrocha son grappin plus haut de justesse. Elle les sentit, ces armes, les frôler de trop près. Elle s'accrocha à ce second muret en grognant, le cœur battant. Voilà qu'elles avaient gagné de l'altitude. Voilà que le château de Riemann se faisait encore plus proche. Et voilà, surtout, que des escouades les avaient immédiatement repérées.
« Et merde ! » rugit-elle. « Juana, qu'est-ce... » La Juana en question s'agenouilla habilement au bord du muret, et tira un fumigène noir avec urgence. La fumée qui les enveloppa stoppa net les Zéros. Ils ne peuvent plus nous voir. Maintenant... « A droite », repéra Agathe à un sentier ténu qui longeait la falaise. « A droite, il y a une sortie ! »
A ces simples paroles, la sergente la tira dans la direction en question. « Dans ce cas, on court ! » chevrota-t-elle. La plus jeune suivit sans attendre. Elle fit de son mieux pour ne pas observer le vide à ses côtés. Non, ses rangers ne foulaient que la roche. Elles n'allaient pas déraper. Elle n'allait pas tomber.
Alors, ses prunelles noisette fixèrent la queue-de-cheval de l'autre se balançant au rythme de sa fuite. Juana avait de très bonnes capacités physiques, et un fin sens de la stratégie. Pourquoi avait-elle si peu confiance en elle ?
Non, ce n'était pas le moment d'y penser. Elles allaient en discuter plus tard. Il fallait se focaliser sur cette escapade. Et retrouver le pied du mont. Agathe prit une longue inspiration dans l'espoir de faire taire cette crainte qui recommençait à serrer son estomac. Le ciel blanc, le sol blanc, tout lui semblait étrangement étouffé. Il n'y avait qu'elle, sa responsable, et ses armes.
Là se souvint-elle qu'un Famas était secoué dans son dos comme un pauvre prunier. Je perds mes réflexes ? Un rictus tremblotant se dessina sur sa figure hâlée. En voilà une bonne, tiens. Le chemin s'élargit alors. Elle en profita pour reprendre le fusil. Il lui fut brutalement arraché des mains.
« Hein ?! » s'exclama-t-elle. Elle observa, stupéfaite, sa bandoulière tranchée en deux... et l'entaille sur son épais haut kaki. Là vit-elle les quatre Zéros qui venaient de leur couper toute issue. Ils s'avancèrent avec tout autant de délicatesse, et bousculèrent Agathe de leur blindage neige. Elle comme Juana tombèrent fesses contre terre.
Elles ne purent que rester muettes lorsqu'ils les encadrèrent fermement. Devant elles, les ennemis. Derrière elles, le vide.
Comment un foutu stage avait-il pu la mener là ? Non, peu importe. Elle crispa son poing contre la pierre, les dents serrées. Elle ne voulait pas mourir, pas ce jour-ci. Et elle ne voulait pas non plus assister à l'assassinat de la plus grande. « Juana... », siffla-t-elle donc. « Est-ce que vous avez, je ne sais pas... quelque chose qui ressemblerait à... Un plan de secours ? » La façon dont l'intéressée secoua la tête avec affolement la cloua sur place.
Comment est-elle seulement arrivée sergente ?! Elle descendit lentement sa main vers ses grenades, dents serrées.
« Et jouer aux kamikazes... Ça vous dit quelque chose ?
— Non, Agathe, la coupa sa supérieure d'un ton tremblant. On ne va pas jouer aux kamikazes. C'est du suicide !
— Vous avez une autre solution ?! s'écria la noiraude. »
Juana écarquilla les yeux lorsqu'elle vit les larmes qui perlaient dans ceux de la stagiaire. La panique prenait le dessus. Ça y était. La menace, le danger, la mort qui les enserraient de trop près allait lui faire perdre la tête. « Regardez ! Si on recule, on crève ! Si on avance aussi ! Vous savez tuer, non ?! Ou au moins blesser gravement ?! »
Elle se leva d'un bond, dégoupilla l'un des explosifs, le lança au milieu des Zéros, et prit brutalement Juana sur son épaule. Là, elle se précipita le plus loin possible d'eux. Elle la plaqua à terre à l'instant même où la détonation lui explosa presque les tympans.
Toutes les deux restèrent sonnées un instant. Agathe pouvait sentir le cœur de l'autre battre à tout rompre. Je ne veux pas qu'elle meure ! Je préfèrerais mille fois me jeter dans le vide que de voir ça... Alors, elle la prit par la main, et la força à se relever, les joues humides.
« Maintenant... », débita-t-elle. « On se taille ! » Elle n'attendit pas une quelconque réaction de sa part pour s'élancer. A son grand bonheur, l'autre suivit sans discuter. Et si les pas lourds des gardes les pressèrent un peu plus... Hein ?!
Elle regarda derrière elle, pour hoqueter sous l'horreur. Ils continuaient de les poursuivre, malgré leurs jambes ensanglantées. Pire que cela : désormais, leurs yeux glace étaient écarquillés au possible, et leur arme, prête à les embrocher sur place. « Jua... Juana ! » chevrota-t-elle, sérieusement effrayée. « Juana, ils sont... »
Un craquèlement la coupa net dans sa phrase. La blonde la balança subitement sur la gauche : un bout de roche s'éclata juste à l'endroit où elles se trouvaient avant... éclatant le chemin dans sa chute. On est bloquées..., réalisa-t-elle avec horreur. Il faudrait faire un saut de cinq mètres pour échapper aux Zéros... Et ma grenade... Les a à peine égratignés...
Elle ne chercha plus à cacher sa terreur. Elle se crispa simplement aux épaules musclées de la blonde, laquelle fixait ces hauts gardes de ses yeux verts – et désormais acérés. Agathe écarquilla les paupières en la voyant serrer farouchement les dents.
Elle n'avait jamais vu une telle rage chez elle. Et lorsqu'elle la vit se saisir de son fusil d'assaut, et le charger dans une dextérité digne d'un vétéran, elle eut sérieusement peur pour sa vie. Comment diable ses balles allaient-elles percer les boucliers de leurs ennemis ? Ils étaient épais, solides, et...
Ils tournent au gris ?! Un bruit de verre brisé la poussa à lever frénétiquement le menton vers le ciel blanc. Un hoquet stupéfait s'échappa de sa gorge. Il était en train de se fracturer, tout là-haut. Et la roche aussi mourait au-dessus, en-dessous, autour d'elles.
« Pourquoi... ? murmura-t-elle, le cœur battant à tout rompre. Tout est en train de...
— Car tu as enchaîné les conneries ! la cingla brutalement la blonde, poussée par la pression qui les écrasait. Agresser des chiffres ?! Tu as tout chamboulé ! Les valeurs de la fonction Zêta ! L'ordre des Mathématiques ! Cette histoire ne pouvait que se transformer en effet boule de neige ! Détruis une propriété, et les autres suivront, car elles sont toutes liées ! Voilà pourquoi tout est en train de crever ! »
Suivit une salve assourdissante de coups. Quelques balles parvinrent à atteindre la peau blanche des Zéros, qui n'étaient plus vraiment zéros. Plus de pourpre éclaboussa le sol. L'un d'eux fléchit enfin la jambe, et s'étala au sol. Mais les trois autres, eux, restèrent intacts. L'un d'eux prit appui sur ses orteils... et fila à pleine vitesse vers Juana. Le sang d'Agathe ne fit qu'un tour dans ses veines. Elle se mit entre sa supérieure et la lance de l'autre, et tira à son tour, les mains tremblantes.
Les mains tremblantes. Ses balles ricochèrent sur la cuirasse de ce Zéro, et égratignèrent son visage en de nombreuses entailles. Si elle poussa d'abord un petit cri de douleur, il se transforma en hurlement dès que la pointe de l'autre s'enfonça profondément dans son épaule. Il la retira illico, et la leva encore : mais la noiraude, elle, ne put que tomber à genoux, une main sur sa blessure béante et la gorge déchirée par ses égosillements brûlants.
Un pan de roche s'écrasa un peu plus loin. Elle le remarqua à peine. Elle sentit toutefois la puissante étreinte de Juana, et entendit le câble de son grappin s'accrocher plus haut. Elles s'élevèrent de terre à l'instant même où leur opposant éclatait sa haste par terre.
La stagiaire se retrouva dans les bras de sa responsable, laquelle tentait vainement d'atteindre ce pauvre espace qui les attendait plus haut. « On ne pourra pas le faire à deux », jeta-t-elle. « Agathe... » Celle-ci la regarda avec terrassement la gratifier d'un air mi-furieux, mi-détruit. « Là... Il n'y en aura qu'une pour ne pas finir en bouillie par terre. A quoi tu as pensé ? » gronda-t-elle. Elle appuya encore sur la gâchette. Action inutile, et qui l'enfonça un peu plus dans sa colère.
« Pour qui tu t'es prise, à jouer aux héroïnes ?! hurla-t-elle d'une voix déchirée.
— Je...
— Tu n'es qu'une stagiaire ! Et voilà où tu nous as menées ! Non... Non, moi aussi, je suis une pauvre merde qui ne sait pas refuser, ni m'imposer, ni rien de tout cela !
— Ce n'est pas vrai..., protesta faiblement son interlocutrice.
— Si ! s'écria-t-elle. Ce foutu métier de merde n'aurait jamais dû exister... et ce monde non plus ! Tu n'es pas faite pour ça, tu ne sais pas obéir aux ordres, ni battre en retraite lorsque c'est nécessaire !
— Je le sais ! s'égosilla l'intéressée. J'ai compris, merci ! Je n'aurais jamais dû... me lancer là-dedans... »
Elle se recroquevilla sur elle-même en gémissant. La douleur à son bras était affreuse. « En effet », articula lugubrement la blonde. « J'aurais préféré ne jamais te voir débarquer dans mon bureau, Agathe... » La poitrine de l'intéressée se tordit brutalement. « ... car ta mort est la dernière chose que je veux voir. Car je ne veux pas assister au décès de la femme que j'aime, tu saisis ?! » Elle ouvrit la bouche, n'eut pas le temps de répondre. « Alors, à l'avenir... »
La trentenaire inspira longuement. « N'essaie plus de sauver les gens, d'accord ? » murmura-t-elle. Son ton désolé la heurta de plein fouet. « Pas lorsque tu ne le peux pas. Jouer réciproquement au je-vais-t'aider-à-survivre ne mène à rien. Il y a le sauveur, et le sauvé. Ma propre vie... ne vaut rien. Mes collègues savent que je suis inutile. Ma famille aussi. Alors... » Elle lui ficha la poignée de son grappin dans sa main libre, et la regarda droit dans les yeux. « ... tu vas t'en sortir vivante, et... »
Et ce fut tout.
Un craquement sourd la coupa net dans sa phrase. Si Agathe fut frappée par la terreur à la vue de cette falaise s'effritant à son tour, Juana, elle, n'afficha que de la résignation. « Les Mathématiques étaient vouées à mourir, hein... » La pointe de l'outil se détacha en chœur avec ce pauvre bout de pierre noircie. Elles chutèrent dans le vide ensembles, cramponnées l'une à l'autre.
La plus petite tenta de crier. Elle tenta d'appeler à l'aide, de tirer un fumigène d'urgence, d'espérer sa survie malgré le sol qui se rapprochait d'elles à une vitesse folle. Mais le vent sifflant affreusement dans ses oreilles, et la façon dont Juana nicha son front dans le creux de son cou, lui interdirent tout cela. On va mourir... Un sanglot s'échappa de sa gorge. D'autres suivirent à la trace. Bientôt, ils se transformèrent en pleurs détruits.
Puis, la blonde posa sa main sur sa joue. « Agathe... », souffla-t-elle dans son oreille. « Je suis désolée... » « Ta mort est la dernière chose que je veux voir. » « ... de t'avoir confortée là-dedans... » « Je ne veux pas assister au décès de la femme que j'aime, tu saisis ?! » Mutisme. Agathe contracta les mâchoires, et fit de son mieux pour relever le menton de Juana, malgré la souffrance qui torturait son membre.
Là, elle planta ses prunelles noisette dans le vert de celles de l'autre. C'était la dernière vision qu'elle allait avoir de sa vie. Sa vie. Il paraissait qu'on la voyait défiler devant ses yeux, avant la fin. Mais, là, le temps parut presque s'arrêter. Ce n'était peut-être qu'un mythe, après tout. Quelle était la dernière chose qu'elle voulait en faire ?
Elle approcha sa figure triangulaire de celle, ronde et délicate, de Juana. Elle ferma les paupières, aussi. Elle chercha sa bouche du bout de la sienne. Qu'aurait-elle pu faire d'autre ? La paume qu'on posa doucement sur sa nuque parvint presque à calmer cette terreur qui rugissait dans son estomac. Elle l'aimait aussi, c'était vrai. Elle voulait le lui dire, s'il fallait crever juste après.
Mais leurs lèvres n'eurent pas le temps de se rencontrer avant l'impact.
***
Saint-Martin-de-Bernegoue, Deux-Sèvres, 6 mai 2051
Livaï s'appuya en soupirant contre la poutre de la grange de Monsieur Bernard. Avait-il seulement besoin de résumer la situation ? Les Mathématiques s'étaient écroulées pour une raison obscure. Pour une raison obscure, mais le journaliste qu'il écoutait via l'oreillette coincée dans son tympan avait manifestement récolté plus d'informations que lui.
« C'est une tragédie qui s'est déroulée dans les Mathématiques. Le Mont Riemann a été le premier édifice à s'effondrer sur lui-même, ont rapporté des témoins. Puis a suivi le ciel, et le sol. Les photos saisissantes que l'on voit à l'écran ont été prises par les survivants ayant eu la chance de rejoindre le Puits de Sortie avant l'effondrement total de ce monde découvert il y a vingt ans de cela.
« On compte une centaine de morts et de disparus. Mais, des mathématiciens ayant campé non loin de la Forteresse de Riemann ont tenu à ajouter des précisions à cette catastrophe. Une stagiaire, Agathe Poirier, et sa tutrice, Juana Alvarez, ont exploré ce château farouchement gardé, et auraient invalidé l'Hypothèse de Riemann. « Elles étaient les seules à s'y être aventurées ce jour-ci », rapporte l'un d'eux. « Le fumigène rouge est parti d'un rempart élevé de la Forteresse. Nous pensons tous qu'elles ont été les premières victimes de la destruction des Mathématiques, mais également les héroïnes de ce jour-ci. » A défaut d'une démonstration classique, c'est avec l'escapade d'un duo ambitieux que les secrets de cette conjecture mystérieuse ont été dévoilés au grand public.
« Un cadeau divin pour les mathématiciens, une histoire extraordinaire pour le reste du monde. Histoire partie d'un simple stage arrivant à son terme. On peut désormais le dire avec certitude : le champ des mathématiques, l'Histoire elle-même, seront à jamais gravées par ces deux noms. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top