3. Somethin'stupid
Je poussai la porte du Diner's et pénétrai dans son ambiance lumineuse, laissant derrière moi les ténèbres et ses démons.
Le décor coloré typique des années soixante jurait avec la nuit profonde que l'on distinguait à travers les grandes fenêtres qui couraient le long des murs.
Le damier noir et blanc du sol carrelé faisait ressortir les banquettes de skaï rouge sang où étaient attablés un certain nombre de personnes malgré l'heure tardive.
Le Diner's était ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour permettre à quiconque cherchait un abri de venir se réfugier dans ses murs.
Je traversai la salle pour rejoindre le grand comptoir d'inox qui longeait les cuisines et montai sur l'un des tabourets.
Le Jukebox diffusait The Dock of the Bay d'Otis Redding et je bâtai la mesure de la pointe de ma botte sur la barre d'appui du bar.
J'aimais cet endroit qui était sorti des méandres de mon imagination. Je m'étais nourri des images d'archives que j'avais pu visionner sur les vieilles vidéos qui avaient été stockées dans les archives du musée de la ville dans la section civilisation disparue.
Comme un pied de nez à ce monde qui était devenu sombre, j'avais pensé cet endroit comme un havre de couleurs et de musique où chacun pourrait trouver pendant un instant un refuge, une respiration et surtout la protection des lieux.
Jin et moi avions acheté à prix d'or ces reliques du passé et les avions fait rénover.
Le résultat était à la hauteur de notre investissement et du temps que nous y avions consacré.
Comme un phare dans la tempête, le Diner's éclairait de ses néons colorés les pavés de la ville endormie.
Je jetai un coup d'œil par l'ouverture qui donnait sur les cuisines, mais ne voyais que Namjoon debout devant le grill, une spatule à la main, se mordant les lèvres de concentration devant sa tâche. Je me demandai un instant ce qu'il faisait à ce poste.
J'enlevai cependant le manteau cache poussière de laine noire que j'avais revêtu et me penchai par-dessus le comptoir pour attraper la verseuse de café qui était posée sur son socle chauffant. J'en remplis un mug à l'effigie du café.
J'avais presque fini quand j'entendis Jin, qui visiblement revenait de la réserve, pousser un hurlement.
- NAMJOON !
Je relevai la tête et constatai avec effroi qu'une flamme gigantesque sortait du grill, prête à atteindre le plafond.
Je n'eus pas le temps de rejoindre la cuisine que déjà Jin poussait Namjoon et jetait un torchon sur le début d'incendie pour l'étouffer.
- Je ne peux pas te laisser cinq minutes sans surveillance bon sang ! Tu as failli foutre le feu au Diner's !
Je m'approchai lentement du vampire et posai ma main sur son bras en guise d'apaisement. Il posa sur moi ses yeux clairs en haussant les sourcils.
- Ça va Jin, il ne l'a pas fait exprès, lui dis-je en faisant un signe vers le fautif qui se balançait d'un pied sur l'autre, la tête baissée, conscient de sa bêtise.
Namjoon était un lycan qui avait trouvé refuge au Diner's après avoir été maltraité par des mages. Malgré sa haute stature et ses muscles saillants, il était d'une nature profondément gentille, cependant pour le plus grand désarroi de nous tous, il était d'une maladresse confondante, aussi pataud que l'animal en lequel il se transformait se trouvait être agile.
Cela faisait maintenant trois ans qu'il occupait le poste de commis et nous ne comptions plus les assiettes cassées et les débuts d'incendie qu'il avait provoqué.
Jin, devant sa mine déconfite, soupira et s'avança pour poser ses mains sur ses épaules.
- Ce n'est pas grave, dit-il, va ranger les assiettes s'il te plait, la machine vient de finir.
Le lycan nous adressa un sourire timide qui creusa deux magnifiques fossettes sur ses joues et se dirigea en trottinant vers l'arrière-cuisine après avoir fait un signe de la main.
Namjoon ne parlait pas, les mages voulant le réduire à l'état de bête pour assouvir leurs noirs desseins, avait puni la seule rébellion dont il avait fait preuve en lui coupant la langue.
Il était arrivé un soir au Diner's dévoré par la fièvre, les vêtements déchirés et la peau en sang des coups qu'ils avaient reçus.
Nous l'avions recueilli et soigné, puis au fil des jours, nous avions développé avec lui un système de communication qui nous était propre.
Comme une évidence, Namjoon était resté avec nous, partageant l'appartement que nous possédions à l'étage du restaurant avec deux autres de nos protégés qui étaient devenus également des amis.
Jin lui avait donné ce poste de commis pour l'occuper, plus que par réel besoin, car au vu des catastrophes que le loup était capable de provoquer, il y avait deux fois plus de travail à faire.
Jin était ainsi, malgré sa nature ténébreuse de vampire, il était doté d'une bonté naturelle telle que l'on aurait pu le prendre pour un mage, si la couleur claire de ses yeux et son extrême beauté ne l'avaient pas trahi.
Quelques mois après mon arrivée dans sa maison, il m'avait raconté son histoire.
Il était né deux cents ans plus tôt, et n'avait pas vraiment de souvenirs de ce qu'il avait été avant d'être transformé.
De sa vie, il ne se souvenait que de son réveil sur un bateau qui croisait en mer des Caraïbes, incapable de savoir comment il avait atterri là.
Il se remémorait être allongé sur le plancher de la cale, nauséeux à cause des mouvements du bateau et de l'odeur des futs de guano qui empestait l'air déjà vicié par l'urine et les fèces des hommes qui gisaient à ses côtés.
Une odeur rance de vomi imprégnait ses vêtements et une brûlure irradiait dans son cou.
Il y était resté des jours, le corps perclus de douleurs dans la pénombre des lieux.
Il sombrait souvent dans l'inconscience avant de se réveiller, tenaillé par une faim insoutenable dont il ne comprenait pas l'origine.
C'est dans cet endroit lugubre qu'il avait tué son premier être humain, se noyant dans un festin de sang sous les hurlements horrifiés des autres hommes présents.
Il les avait décimés un par un, se nourrissant de leur quintessence pour se dégouter ensuite.
Personne n'était jamais venu dans cette cale, probablement effrayé par les hurlements de terreur qui s'en échappaient.
Il aurait pu vivre éternellement dans cet endroit, cependant le destin en avait voulu autrement.
Après une tempête, le navire s'était fracassé sur un éperon rocheux, brisant sa coque comme un morceau de verre.
Il échoua, inconscient sur une plage et fut recueilli par l'un des siens.
On lui expliqua enfin ce qu'il était.
Sa vie ne fut ensuite qu'errance, il refusait d'accepter ce destin que l'on avait choisi pour lui.
Sa nature profonde le dégoutait, elle faisait de lui un meurtrier.
Il se mit alors à parcourir le monde et rencontra d'autres personnes comme lui. Il apprit qu'il pouvait se passer de sang humain.
Il assista au progrès technologique de la société, à la révolution industrielle, à l'essor économique. Il fut ébloui par toute cette connaissance qui émergeait au fil des années, cependant il découvrit aussi le déclin des hommes, leurs envies de conquête, de puissance...
Puis vint l'avènement de la Nouvelle Société. Après une période de troubles intenses et ravageurs pour la planète, toutes les espèces qui vivaient dans l'ombre acquirent le statut de citoyen.
À l'euphorie de la nouveauté et de la liberté des peuples succéda le désir de domination et Jin, qui pensait avoir vu le pire dans les guerres et les massacres qu'il avait traversés, se retrouva à nouveau face à une société gangrénée par la corruption et le désir d'écraser son prochain qui n'avait d'égaux que la notion apposée sur la nouvelle constitution.
Le désir d'aider était ancré en lui et quand son chemin croisa le mien, sa vie bascula définitivement.
Dans ma détresse, il distingua ma force.
Dans mon désir de mourir, il vit mon envie de vivre.
Jin fut mon sauveur et je devins son arme pour lutter contre les atrocités de ses pairs.
Je remis mon pouvoir entre ses mains comme j'avais remis ma vie.
De la protection que mes capacités lui offraient à lui, ainsi qu'aux rejetés de la société dont nous croiserions le chemin, je payais le tribut que je lui devais pour m'avoir sauvé.
Mon cœur était mort ce jour-là et je ne savais pas si un jour, il se remettrait à vivre, cependant près de lui, dans la mission que nous nous étions confiés, j'avais trouvé une sorte de sérénité dans l'oubli, à défaut de ne jamais rencontrer le bonheur.
J'avais trouvé parmi ces gens qui étaient dorénavant sous ma protection sans vraiment que je le choisisse un ersatz de famille.
Ils acceptaient mes silences, mon regard glacial, mes lèvres qui ne s'étiraient jamais en un sourire et les secrets de mon âme.
Je regagnai ma place avec un soupir
Et ce cœur qui ne battrait plus jamais...
Du moins c'est ce que je croyais...
La porte s'ouvrit violemment sous la pression d'Hoseok, ses cheveux bruns étaient trempés de la fine pluie qui battait les vitres.
Une expression affolée marquait son visage. Il portait un jeune homme qui semblait mal en point sur son dos. Un autre homme le suivait.
J'avais senti avant même de les voir l'odeur d'humain qui se dégageait des deux individus.
Pourtant, pour une raison que j'ignorais, elle ne me donna pas la nausée.
Je me sentis un instant transporté ailleurs, mais avant que j'aie pu analyser quoique ce soit, Hoseok laissait glisser son fardeau sur le sol et tirait vers lui l'autre homme avant de refermer la porte et de s'y appuyer en poussant un soupir de soulagement, conscient que personne n'oserait pénétrer dans mon antre pour y chercher querelle.
Je fronçai les sourcils dans sa direction, il baissa la tête, conscient qu'il avait enfreint la règle qui voulait que je n'accueille pas d'humains en ces murs.
Avant que je puisse lui dire de ramener ces individus où ils les avaient trouvés, l'homme qui était entré en dernier s'avança vers moi.
Il était vêtu d'un jean et d'un sweat qui avait connu de meilleurs jours. Comme Hoseok, sa tenue portait les traces de sang du blessé, ses cheveux bruns qui lui arrivaient aux épaules, cachaient partiellement son visage.
Mais ce qui m'interpella fut le regard noir comme de l'encre qu'il posa sur moi. Il plongea dans mes yeux vairons sans la moindre hésitation, alors que d'habitude les gens évitaient de me regarder directement. Il n'y avait aucune trace de peur.
Pour la première fois depuis une éternité, je sentis un frémissement dans ma poitrine, je portai la main instinctivement à mon cœur.
- Aidez-nous.
Le jukebox changea de chanson à cet instant et dans les airs s'éleva Somethin'stupid de Nancy et Frank Sinatra.
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