La conversation que j'avais eue jadis avec Jin ne cessait de tourner dans ma tête alors que la moto avalait les kilomètres.

Mes parents m'avaient parlé des différentes espèces et de leurs caractéristiques, cependant le marquage et la transformation n'avaient été pratiquement jamais évoqués. Ils pensaient certainement que leur fils n'y serait jamais confronté.

Ils vivaient à l'écart de tout, dans leur forêt, sans contact avec quiconque, même s'ils savaient pertinemment que l'horloge du destin s'était mise en route.

Peut-être avaient-ils pensé avoir plus de temps ?

La vie est une succession de choix tracée par ses conséquences.

C'est ce qu'avait dit Jin cependant, ce choix, je ne l'avais plus.

Je l'avais perdu au moment où j'avais accepté le chantage d'Arad.

Je n'avais pu sauver Taehyung que parce qu'il avait bien voulu me laisser faire. Les répercussions auraient pu être désastreuses.

Il avait été clair sur le sujet quand il était venu au Diner's. Il ne me laisserait pas faire ce coup-ci, il refusait de laisser partir Jungkook, comme il me refusait ma liberté.

Même si je réussissais à réfréner cette terreur qui m'habitait à l'idée que le démon en moi ne vienne à échapper à mon contrôle, même si je voulais aider ces humains, j'étais pieds et poings liés par l'accord que j'avais passé avec Arad.

Je ne pouvais cependant empêcher mon cœur de souffrir à l'idée de les laisser dans ses griffes. Je savais qu'il viendrait chercher Jungkook, toutefois il ne se contenterait pas de le faire plier. Il le détruirait et briserait sa volonté en se débarrassant de la seule personne qui aurait pu lui donner des velléités de rébellion.

Yoongi...

À la mention de son nom, mon cœur tressauta et la moto fit une embardée.

Cet homme faisait partie des mêmes brigades qui avaient massacré mes parents et pourtant je ne cessai de penser à lui. Il me troublait, il me déstabilisait. Il m'attirait.

J'aurais dû le détester pour cela, mais j'en étais incapable.

Je décidai de me garer près du fleuve, non pas par peur d'un accident, je n'avais même pas peur de mourir, non, ce que je craignais, c'était de voir périr les miens.

Je descendis vers la berge et m'assis sur l'herbe après avoir posé mon casque près de moi.

Le soleil brillait doucement dans le ciel, obscurci par moment par la danse des nuages.

Il était comme un filtre qui se posait sur la vie quand la nuit disparaissait, lui donnant une impression de normalité en floutant ses défauts.

Je me laissai aller en arrière et m'allongeai sur l'herbe tendre, un bras sur le visage.

Au loin, je percevais le vague ronron de la circulation. Quelques promeneurs se baladaient sur l'autre rive. J'entendis des rires alors qu'un jeune couple se poursuivait en courant.

Je les enviai un court instant.

Quel aurait été mon destin si j'étais né humain ? Aurais-je pu avoir une vie normale ?

Malgré les luttes inter-espèces, les humains vivaient. Ils aimaient comme si le danger qui planait au-dessus d'eux décuplait leur volonté farouche d'exister. C'était leur caractéristique principale, la résilience.

Comme lui, dont les yeux brillaient d'espoir et de volonté.

Je poussai un soupir agacé. Il m'obsédait.

Son regard s'imposait à moi à chaque fois que je portai mes yeux sur quelque chose. Son odeur semblait accrochée à ma peau comme si elle était mienne.

Pour la première fois de ma misérable vie, mes convictions étaient ébranlées et j'imaginais me rebeller contre ce qu'Arad m'avait obligé à accepter.

Transformer Yoongi serait une erreur, même si je pressentais en lui des prédispositions.

La transformation était risquée. Le vampire en devenir pouvait ne pas supporter le venin, devenir incontrôlable ou même fou. À vouloir donner la vie, on donnait la mort.

Je refusai également de m'attacher un être par la force d'un lien inaliénable. Je ne voulais pas astreindre quelqu'un à ressentir des sentiments tronqués, je ne voulais pas en faire les frais.

Si j'avais dû être aimé un jour, j'aurais voulu que ce soit par choix, non par contrainte. Cela s'apparentait pour moi à de l'esclavage.

Et même si j'avais pu faire fi de tout cela, Yoongi ne ferait pas le poids contre Arad.

J'avais beau retourner la situation dans tous les sens, elle restait inextricable.

Tue-le.

La voix de Hoseok s'imposa à moi.

Je me redressai et laissai mon regard se perdre sur les reflets argentés que les remous provoquaient sur l'eau.

Tuer Arad et me libérer de l'épée de Damoclès qui pesait sur moi, sur Jin, sur Taehyung et sur tous les autres.

Tuer Arad et sauver des humains, cette espèce que je m'étais promis de ne jamais aider.

Je me relevai et me dirigeai vers la moto. Mes yeux, que je savais carmin tant les émotions contradictoires s'agitaient en moi, croisèrent le regard d'un jeune garçon qui passait par là à vélo. J'y lus une peur viscérale.

Je poussai un soupir avant d'enfourcher mon engin.

J'avais pensé que cette échappée m'aurait détendue, il n'en était rien. Le doute n'avait fait que grandir en moi.

Quand je me garai devant le restaurant, le soleil commençait à se coucher. J'avais roulé pendant des heures après avoir quitté le bord du fleuve, reculant inconsciemment le moment où je devrais leur faire face à nouveau.

J'avais peur qu'on ne lise le doute dans mon regard, moi qui d'ordinaire ne laissais rien paraitre.

Le doute et un trouble certain.

Quelques personnes étaient attablées, je reconnus une famille de lycans qui m'avait demandé protection quelques années plus tôt. La jeune femme, qui travaillait en tant que serveuse dans un bar, s'était retrouvée au prise avec son patron, un mage particulièrement entreprenant qui l'avait menacé. Son fiancé était venu me demander de l'aide.

J'avais dû aller rappeler quelques règles de savoir-vivre au jeune patron qui était nouveau en ville et qui ne savait pas à qui il avait affaire. L'histoire s'était conclue par l'incendie accidentel du bar et par son départ précipité. Depuis la petite famille s'était agrandie et ils venaient régulièrement passer un moment au Diner's accompagnés de leur progéniture.

J'évitai de justesse leur petit garçon qui courait entre les tables sous sa forme animale. Les enfants de lycans mettaient quelques années avant de maitriser leurs transformations.

La mère de famille eut un regard d'excuse, j'inclinai la tête dans sa direction avant de m'avancer dans la salle.

Hoseok était attablé dans le fond avec Taehyung et Jungkook. Ce dernier détourna le regard quand il me vit passer devant eux pour me rendre à la cuisine.

Namjoon était dans le fond et faisait la plonge, des écouteurs sur les oreilles. Jin et Yoongi n'étaient nulle part en vue.

Je me dirigeai vers le réfrigérateur industriel et l'ouvris pour trouver de quoi manger.

La légende voulait que les vampires ne se nourrissaient que de sang. C'était faux comme beaucoup de choses qui relevaient plus de la légende urbaine que de la vérité.

La soif de sang pouvait être contrôlée au bout de quelque temps, même si elle ne disparaissait pas complètement. Tout comme les lycans, qui pouvaient se transformer sous le coup des émotions pour certains, les vampires pouvaient ressentir un besoin inextricable de boire.

La majorité avait pris à contrôler ce besoin en buvant du sang animal, mais ils avaient pris également goût à l'alimentation humaine. Jin en faisait d'ailleurs partie.

Ma particularité d'hybride faisait que je n'avais pas le même ressenti qu'un vampire pure race. Je me nourrissais de ce qui me faisait envie même si la soif de sang pouvait parfois se réveiller en moi sous le coup d'une émotion intense. Jusqu'à présent, j'avais toujours réussi à l'endiguer, sauf lors du massacre.

Je sortais un paquet de pain de mie et du beurre de cacahuètes pour me faire un encas quand Yoongi entra dans la pièce. Je sentis son odeur m'envahir jusqu'à faire disparaitre tout ce qui n'était pas lui.

Je m'appuyai contre l'un des comptoirs d'inox et croquai dans le pain. Il se dirigea vers moi et se fit un sandwich pour ensuite se positionner en face de moi, parfait reflet de ma posture.

Nous mangeâmes en silence.

L'ambiance était lourde de non-dits, mais étrangement sereine, comme deux vieux amis qui partageaient un moment de complicité, ce que nous n'étions pas.

Je l'observais à la dérobée, le regard irrésistiblement attiré par lui. Il en était ainsi depuis notre rencontre.

Il possédait une beauté magnétique, de celle dont on ne peut détourner les yeux. Elle vous attirait comme un aimant pour ne plus jamais vous lâcher. Elle était addictive.

Mes yeux glissèrent sur son visage dont les traits semblaient dessinés au fusain pour remonter vers son regard qui ne me quittait pas.

Ses iris me happèrent et ne me lâchèrent plus.

L'attraction était là, si pesante que je pouvais en sentir le poids au creux de mon ventre.

Namjoon passa devant nous pour sortir des cuisines et nous lança un regard interrogateur, ne comprenant pas ce que nous faisions là, à nous observer en silence.

J'en profitai pour détourner la tête et mettre à la poubelle les reliefs de mon repas. Yoongi avait également fini de manger, cependant il ne bougeait pas. Il avait croisé les bras sur sa poitrine.

Il attendait une réaction de ma part.

Je repris ma position initiale sans un mot et il eut un sourire qui m'agaça.

Il était incisif, provocant, il n'avait peur de rien et certainement pas de moi.

- Comment as-tu connu Hoseok ? finis-je par demander.

- Pourquoi veux-tu le savoir ? Je pensais que notre histoire ne t'intéressait pas.

La question me déstabilisa, car je n'en avais pas la réponse. Je m'en voulais d'être ainsi.

Il décroisa les bras et se dirigea vers le thermos industriel qui trônait sur le comptoir.

Il avait pris ses marques et était à l'aise, certainement grâce à Jin qui du moment où ils les avaient pris sous son aile les considérait comme étant des nôtres.

- Café ? demanda-t-il.

J'eus envie de l'envoyer se faire voir, lui et son ton condescendant, pourtant j'acquiesçai, captivé malgré moi par l'aura qu'il dégageait.

Mon regard se perdit sur ses mains dont les veines apparentes dessinaient des tatouages sur sa peau.

J'eus envie de le toucher pour sentir sa chaleur.

Ce besoin aussi subi qu'irrationnel me fit reculer. Il me tendit une tasse en me jetant un regard intrigué.

J'eus l'impression que le rapport de force venait de s'inverser.