Chapitre 1.1 - Niall

— Bordel de...

Respire. Détends-toi. Tout. Va. Bien.

S'arrêter sur cette route de campagne paumée un dimanche soir, c'était du délire !

— Et, évidemment, je ne capte rien ! Ben oui, mon pauvre Niall, y a que toi pour tomber dans un tel scénar' ! crié-je aux vastes plaines qui m'entourent en levant les bras au ciel. D'abord, la panne de moteur, après, la panne de réseau... C'est quoi, la suite du film ? Le serial killer qui me vient en aide ?

En plus, je me les pèle. Quelle idée à la con d'avoir mis ma veste coupe-vent en plein hiver plutôt qu'une bonne doudoune... Je vais choper un putain de virus à cause de mon incapacité à poursuivre ma route. Tout ça pour photographier le paysage et un foutu animal.

Certes, c'est le roi de la forêt, le monarque des Glens, un magnifique cerf élaphe à l'élégante robe rouge que j'ai rarement l'occasion de croiser – jamais, en fait, d'où l'écrasement de la pédale de frein. Une pépite pour la commande de l'agence de voyages qui m'a engagé. Malgré l'hiver, la vaste lande est verdoyante, et des montagnes majestueuses la dominent.

Le moi d'il y a quelques années se foutrait bien de ma gueule. Des sujets bien plus plaisants accaparaient mon quotidien. Désormais, les paysages enchanteurs d'Écosse sont le salut de l'âme du trentenaire bourru que je suis devenu.


Je m'énerve contre moi-même et balance un coup de pied dans la roue de ma vieille caisse pourrie en jurant. Mon attention dévie quand une voiture de sport bleu nuit arrive dans l'autre sens. Sa vitesse se réduit. L'idée qu'elle renferme réellement un tueur en série trotte dans ma tête, si bien que je cherche machinalement un objet qui pourrait m'aider à me défendre, au cas où. Un coup d'appareil photo sur le crâne, ça fait pas mal de dégâts...

Le véhicule s'arrête devant le mien. Une femme aux improbables cheveux bleus en sort, emmitouflée dans une grosse doudoune orange. Elle s'accoude sur la capote de ce que je reconnais être une Nissan 350Z tunée.

— Vous avez un souci ? lance-t-elle d'une voix chantante, tout sourire.

Si c'est mon fameux serial killer, je veux bien envisager de me laisser séquestrer.

— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

Question con, j'ai bien conscience d'être le merdier.

— Je vous ai vu gesticuler autour de votre voiture, et c'est rarement un endroit où les gens marquent une pause... À moins que vous ne soyez un psychopathe et que vous attendiez qu'une pauvre femme s'arrête pour la kidnapper ?

C'est une blague ?

— C'est peut-être le cas ? Si j'étais vous, je ne resterais pas dans les parages, la conseillé-je en tentant l'humour.

— C'est vrai que vous avez l'air louche avec vos cheveux longs sous cette casquette, habillé comme au printemps, confirme-t-elle en me toisant. Donc, tout va bien ? Pas besoin d'aide ?

Mon ego prenant le dessus – quel emmerdeur, celui-là – je bombe le torse.

— Ça devrait aller. Ma voiture est un peu capricieuse, c'est tout.

Il faut juste qu'elle se réchauffe. D'ici demain midi, peut-être, parce qu'avec ce froid de février qui vous gèle en moins de deux, c'est pas gagné...

— OK, j'vous laisse. Mais au besoin, je connais un bon mécano dans l'coin.

Son sourire rayonnant remue instantanément mon cœur. Si elle a une adresse, autant la lui demander, parce que, soyons réaliste, les chances que cette carcasse redémarre restent infimes.

— Ah oui ? Et... il est loin d'ici ?

— Juste devant vous !

Elle écarte les bras en pointant les pouces vers elle.

— Vous ?

A Dhia* ! Ça vous surprend qu'une femme puisse exercer ce métier ?

Je l'aurais plutôt imaginée dans l'univers de la mode, comme Skye. Au moins, son expression m'indique qu'elle est du coin. Je lève les paumes face à elle en signe de reddition.

— Non, non, pas du tout. Vous vous y connaissez, en Austin FX4 ?

— Elle n'a pas l'air toute jeune, la pauvre.

— Ouais... et elle est lunatique. Quand ça caille comme ça, le moteur déconne. C'est pourtant pas faute de la bichonner.

— Voilà donc pourquoi vous êtes coincé ici, seul et sans défense sur cette route quasi déserte. Je vous souhaite bon courage, annonce-t-elle en retournant vers sa voiture.

Oh, fait chier...

— Hé, attendez ! la hélé-je.

Aye* ?

— En fait, est-ce que...

Ses sourcils se haussent, ouvrant grand ses yeux. Le silence persiste, mais un rictus naît sur ses lèvres. Je joins les mains dans une supplique en murmurant un « Pitié, aidez-moi. » Tant pis pour le ridicule. Elle éclate d'un rire franc et mélodieux qui me percute.

— Vous voulez dire qu'un grand gaillard comme vous a besoin de l'aide d'une fille pour réparer sa voiture ? charrie-t-elle.

C'est bon, je peux aussi bien lui tendre une pelle pour qu'elle enterre ma dignité. J'esquisse une moue avant de m'expliquer.

— Eh bien... je pourrais me débrouiller, mais ce serait plus rapide à deux, surtout si vous êtes du métier.

— OK, je vais regarder. Ce serait cruel de vous abandonner à votre sort ici, au milieu de nulle part. Vous risqueriez de vous faire manger par une vache.

Elle sort une caisse à outils de son coffre avant de l'agiter sous mon nez en me rejoignant. C'est peut-être réellement une meurtrière. Sa main glisse sur la carrosserie, puis elle ouvre le capot de mon Austin. Elle attache ses cheveux et se penche vers le moteur en se mordant la lèvre. Je tente de focaliser mon attention sur le paysage pour court-circuiter mes pensées.

— Vous venez m'aider ou vous préférez continuer à m'ignorer ?

Une grimace déforme mes traits, puis mon regard s'ancre dans le sien, moqueur.

— Dites-moi quoi faire.

— Démarrer, par exemple.

Je pouffe, entre dans l'habitacle et tourne la clé. Ma voiture émet un bruit peu encourageant et j'entends la mécanicienne grommeler. J'attends patiemment ses ordres et quand elle me demande de nouveau d'essayer, l'Austin toussote, mais reprend vie. Alléluia ! Je la remercie en ressortant.

— Elle a un souci dans le démarreur, une bonne révision s'impose.

— Votre garage est loin ?

— À Londres, monsieur, mais si vous passez dans le coin, je réparerai avec plaisir votre antiquité.

Monsieur, monsieur... Elle ne semble pas si jeune que ça. Dommage pour moi, je ne suis pas certain que mon antiquité puisse parcourir une telle distance.

— Que faites-vous dans les Highlands si vous habitez Londres ? Et pourquoi être venue en voiture ?

— Vous êtes bien indiscret... Sur ce, j'ai encore de la route. À un de ces quatre !

Alors qu'elle commence à rebrousser chemin, je la rattrape pour me placer devant elle. Mon regard plonge une nouvelle fois dans ses yeux d'un brun lumineux et une drôle de sensation s'empare de mon être. Avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, elle reprend la parole :

— C'est maintenant que vous me kidnappez pour me découper en petits morceaux et m'éparpiller dans la nature ?

Un rictus provocant éclaire son visage. Je laisse échapper un rire en passant une main derrière la tête.

— Que... quoi ? Bien sûr que non ! Je suis plutôt du genre ours dans sa tanière.

Un ours, ouais... Depuis que je suis revenu m'installer à Fort William. J'étais plutôt du genre lion, avant...

Elle ne détourne pas son attention. Une douce chaleur s'insinue en moi, réchauffant mon corps sur le point de geler. Je remarque une trace de cambouis sur sa joue. Sans réfléchir, mon pouce l'essuie délicatement tandis que mon cœur palpite un peu plus vite. Je meurs d'envie de continuer à promener mes doigts sur son visage exempt de maquillage, qui s'imprime dans ma mémoire : des traits fins, de grands yeux chocolat pétillants et de magnifiques lèvres pleines. Elle pourrait très bien poser pour les magazines avec lesquels j'avais l'habitude de travailler.

— Je suis photographe et... si vous me le permettez, j'aimerais beaucoup vous offrir un shooting pour vous remercier de votre aide.

Bordel, Niall, qu'est-ce que tu fous...

— C'est votre technique de drague ? Après le coup de la panne, vous proposez une séance photo à la femme qui vous a porté secours ?

— Je vous assure que ce n'est pas du tout une technique pour quoi que ce soit, ricané-je en jetant une œillade noire à l'Austin. Même si, cette fois, cette vieille bagnole capricieuse m'aura mis sur votre chemin.

— Dommage, j'ai pas l'temps. Mais si vous venez un jour à Londres, passez me voir !

Elle sourit avant de poursuivre sa marche vers sa voiture. Je me retourne afin de l'admirer, appréciant silencieusement sa démarche chaloupée.

C'est ça. Laisse-la partir. Et oublie-la vite.

Elle demeure pourtant intrigante, avec un je-ne-sais-quoi de très attirant qui émoustille mes sens.

— C'est comment, votre nom ?

— Ciara ! À bientôt peut-être, monsieur l'ours !

Elle disparaît dans l'habitacle et reprend sa route. Lorsqu'elle me dépasse, elle m'offre un immense sourire accompagné d'un clin d'œil.

Merde, j'ai été secouru par un ange ou quoi ?

De retour dans l'Austin – dont le moteur tourne toujours –, je soupire. Ma tête cogne sur le volant.

— Bon sang ! Tu ne pouvais pas lui dire que tu seras justement sur Londres le week-end prochain ? Tu ne pouvais pas lui demander son numéro, en plus de son prénom ? Merde, t'es vraiment trop con...

Ou pas.

J'observe mon reflet dans le rétroviseur intérieur. Effectivement, avec tous ces poils sur le visage, je ressemble à un ours... C'est le moment de retourner dans ma tanière et d'effacer ce moment de mon esprit.

Rester seul, c'est la meilleure chose à faire pour moi.

-

*A Dhia : oh mon Dieu

Aye : oui

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