ᴄʜᴀᴘɪᴛʀᴇ ᴠɪɴɢᴛ-ᴇᴛ-ᴜɴ

An 3040, 10 novembre – selon le calendrier d'Yggdrasill

          La veille, Soobin n'avait eu aucune occasion de parler au calme avec Taehyun. Entre son discours de retour, la charge conséquente de tâches qu'ils avaient dû gérer pour l'atterrissage sur Ingenanelse – dans le système AO3-1220 – sans l'aide de Changbin et Hyunjin qui avaient pris leur journée pour récupérer leur nuit blanche, et puis Beomgyu qui avait tourné autour du blond avec son capteur médical sans lui laisser de répit, ils n'avaient été seuls à aucun moment. Le soir, Taehyun s'était enfermé dans sa chambre et voilà quatre heures qu'il l'entendait se tourner et se retourner dans son lit. Beomgyu ne lui avait pas rendu sa peluche, en guise de punition pour il ne savait plus trop quoi – il n'avait pas écouté – mais Soobin savait foncièrement que ce n'était pas à cause de l'absence de ce doudou qu'il ne trouvait pas le sommeil.

Le Caporal repoussa sa couette d'un coup de pied et sauta dans ses chaussons. Il commençait à en avoir marre. Et puis son propre esprit ne le laissait pas fermer l'œil, il lui ressassait sans cesse des choses que Kai n'avait sûrement jamais faites. Il ramassa son t-shirt au bord de son lit pour se revêtir un minimum et sortit de sa chambre. Le noiraud toqua doucement à la porte voisine. Il ne devait pas faire de bruit, tout l'équipage dormait puisqu'ils n'étaient plus dans l'espace. Le vaisseau stationnait dans un hangar de l'immense base fédérale de Ingenanelse et ils se voyaient obligés d'y vivre tant que le Général en Chef de la région ne les avait pas rencontrés. Sans ça, ils n'étaient que des voyageurs de passage et n'avaient pas accès aux quartiers de l'hôtel militaire.

La porte s'ouvrit après un instant. Dans l'entrebâillement, Taehyun lui lança un regard étonné. Que faisait-il ici ? Il le fit entrer pour ne pas le laisser dans le froid du couloir et referma précautionneusement le battant derrière lui.

― Qu'y a-t-il ?

― C'est moi qui devrais te poser cette question. Je t'entendais tourner en rond dans ton lit.

― Oh... fit simplement Taehyun en retournant s'asseoir sur son matelas. Je suis juste un peu... perdu. J'ai plus l'habitude de cette chambre.

Soobin le rejoignit sur son lit. Il s'assit à ses côtés, le regard posé sur le coin cosy sous son hublot. Les couvertures étaient éparpillées, tout comme les coussins. Taehyun devait avoir essayé de se vider l'esprit ici, sans succès. La lumière faible de sa lampe de chevet vacilla un instant et un blanc sans gêne mais tout de même quelque peu pesant les enveloppa. Le silence de la nuit – ils avaient la chance d'être sur une planète réglée naturellement sur le fuseau horaire d'Yggdrasill – les accompagnait dans cet instant taciturne. Il n'y avait aucun bruit dans les couloirs, ni même au dehors dans le hangar. Et le sentiment d'être complètement seul avec le blond envahit Soobin. N'était-ce pas le moment parfait pour poser toutes les questions qui lui brulaient les lèvres depuis l'avant-veille ? Personne pour les entendre, personne pour les couper, il avait toute l'attention de Taehyun.

― Il s'est passé quoi sur ce vaisseau ?

Le capitaine se crispa légèrement. Soobin ne devait pas savoir pour Kai. Il en serait brisé.

― Rien de bien important.

― Taehyun, tu sais que ça ne fonctionne pas avec moi, précisa Soobin en faisant dévier son regard sur son cadet. Je sais que tu n'y as pas vécu un long fleuve tranquille.

― Ils ne sont pas si horribles qu'on le pense...

― Ce sont nos ennemis, ils ont tué nombre de nos camarades.

― C'était justifié.

― Comment ça ?

Voilà qu'il s'était mis dans le pétrin. Le blond se laissa retomber sur son matelas, le regard rivé sur le plafond. Soobin s'appuya en arrière sur ses bras et lui jeta un nouveau coup d'œil intrigué. Bien évidemment, il avait lâché une bombe et devait maintenant s'expliquer. Mais le Caporal allait-il le croire quand Taehyun lui raconterait ce que Yeonjun lui avait appris ? Et comment lui faire comprendre que la Fédération, le seul régime qu'il avait connu et qui l'avait chéri toute sa vie, était en réalité un empire colonial qui cachait des crimes horribles ?

― Taehyun ?

― Oui, pardon... s'excusa le Capitaine en reprenant ses esprits.

Il cala ses mains sous sa tête dans une position plus confortable et entreprit de lui expliquer la situation des rebelles, du génocide de Freyr jusqu'aux actions actuelles de Yeonjun. Il lui précisa que le rebelle avait quelque peu abandonné son projet de détruire la Fédération pour se concentrer sur une décolonisation plus pacifique en collaboration avec les peuples qui les avaient rejoints. Du moins espérait-il que Yeonjun ne changerait plus d'avis malgré la pression de Kai. Taehyun omit bien évidemment ce passage, Soobin n'avait pas besoin de savoir que son ancien ami était en réalité un monstre de cruauté. Il se tut enfin après quelques minutes et un nouveau silence plana dans la chambre. Le noiraud prenait le temps de digérer toutes ces informations. Il ne lui fallut qu'un instant.

― Et qu'est-ce qui te garantit que Yeonjun ne t'a pas raconté ça pour que tu aies pitié ?

― Justement, on est ici pour le découvrir. Je compte trouver des archives sur ce génocide, ou peut-être seulement sur l'existence de Freyr. Et après, l'objectif est de dévoiler à l'Univers la vérité sur la Fédération.

Un éclat passa au fond du regard de Taehyun. Un éclat d'une profonde cruauté, qui effraya Soobin. Son cadet avait changé, son séjour chez l'ennemi lui avait enlevé l'admiration qu'il portait envers la Fédération en temps normal. Il était devenu plus brutal, plus tendu, et surtout moins lui-même. Qu'avait-il bien pu vivre dans l'antre du vaisseau amiral rebelle pour que Soobin ne reconnaisse même plus son capitaine et ami ? C'est là qu'il remarqua les légères cicatrices sur ses poignets et la fine coupure sur sa joue, ainsi que la petite trace plus pâle sur l'arête de son nez. Taehyun avait visiblement été attaché et violenté, il avait tenté de s'enfuir malgré la douleur engendrée. Et lui était trop bouleversé par son retour pour se rendre compte de ses détails. Soobin s'en voulait maintenant.

― D'où viennent ces cicatrices sur tes poignets ?

Le blond bondit d'un coup de son lit et s'empressa de cacher ses mains dans son dos. Etrange. C'était visiblement un sujet sensible. Mais pourquoi refusait-il de l'informer de l'évident ? Avait-il quelque chose à lui cacher ? La rumeur voulant qu'il ait vécu une relation avec le rebelle Yeonjun était-elle vraie ? Soobin se leva à son tour pour se dresser de toute sa hauteur devant son ami. Il le surplombait d'une tête et comptait bien profiter de cet avantage pour l'intimider. Le noiraud voulait ses réponses.

― Taehyun, c'est la dernière fois que je te pose cette question. Si tu n'y réponds pas, j'irais demander moi-même aux rebelles. Au prix de ma vie, s'il le faut.

― Quoi ? Mais... pourquoi tu ferais ça ?

― Taehyun... gronda-t-il.

Soobin ne devait pas savoir pour Kai. Sa haine, sa cruauté, son sadisme, ses crimes, sa passion pour la torture et plus particulièrement sur lui... tout ça devait lui rester inconnu. S'il l'apprenait... Taehyun n'était pas au fait de tous les détails de ce qu'il avait partagé avec le jeune skarpo mais il connaissait assez Soobin pour savoir que le noiraud en serait brisé. Il accordait une importance toute particulière à ses amitiés et ses sentiments pour Kai lui avaient paru plutôt fort lorsqu'ils l'avaient croisé, le jour de l'infiltration.

― C'est Kai ?

Le blond ouvrit de grands yeux. Comment avait-il deviné ? Il se reprit cependant bien vite, niant la vérité et faisant passer son état de surprise pour une quinte de toux. Mais le mal était déjà fait, Soobin avait sa réponse. Ce n'était plus la peine de lui cacher. Taehyun l'invita à se rasseoir et en fit de même. Kai, même s'il le savait loin maintenant, le hantait toujours avec son sourire monstrueux et ses méthodes cruelles. Il n'arrivait pas à se détacher des images de la flamme de sadisme dans ces yeux, ni de celles des corps entassés au fond du charnier, tous et toutes des victimes du plus jeune des skarpos. Il ne voulait pas s'effondrer devant Soobin, ce serait lui montrer que le blond aux oreilles pointues lui avait fait vivre les pires choses au monde, lui avouer qu'il n'était rien de plus qu'un monstre.

― Il m'a un peu... torturé, c'est vrai.

― Quel genre de torture ?

― Je...

― C'était peut-être un peu trop direct comme question, pardon...

En effet, c'était brusque. Taehyun, les yeux rivés sur ses genoux, commençait déjà à trembler. Il revoyait ce moment, quand le rebelle avait pénétré sa chambre dans son sommeil pour le menacer, cette nuit où il avait gagné cette cicatrice sur la pommette. Et puis une nuit de détention, quand il avait tâté de l'arme neurologique. Ou encore les jours précédant cette nuit, qu'il avait passé dans la pièce circulaire et totalement obscure, où il avait presque perdu la raison. Il n'était pas sûr de vouloir verbaliser ces événements, ni ce qu'il avait ressenti à ces moments. C'était beaucoup trop frais, beaucoup trop violent.

― Tu sais... j'ai arrêté de penser que Kai est quelqu'un de bien. Il me l'a clairement montré quand il m'a relâché. Il trainait sur Tyr pour t'observer. J'imagine qu'il prévoyait déjà de faire de toi sa victime. Et puis il y avait cette flamme dans son regard, je l'ai remarquée la première fois que je lui ai parlé.

― C'était quel genre de relation que vous aviez... ? demanda le blond pour essayer de dévier vers un autre sujet que Kai le tortionnaire.

― Une amitié forte. Pendant ces quelques mois, je l'ai considéré comme un petit frère. Il dégageait ce... ce quelque chose. J'avais envie de le protéger.

― Sur le vaisseau, pendant l'infiltration... tu m'as pourtant dit que tu lui avais juste un peu parlé...

― Je n'allais pas te dire que j'avais fait ami-ami avec l'ennemi, quand même !

― Tu marques un point.

Un nouveau silence s'installa, un silence plus paisible, moins tendu que les précédents. Ils étaient juste Soobin et Taehyun, regrettant d'avoir croisé le chemin de ce skarpo. Soudain, une pointe de culpabilité traversa le cœur du blond. Il sentait bien le chagrin de son Caporal à ses côtés, il voyait sa mâchoire contractée et ses muscles tendus. Il retenait ses larmes. Soobin se retenait de pleurer. Et c'était rare de voir Soobin pleurer. S'il avait été plus prudent lors de leur infiltration, ils ne seraient peut-être pas là à regretter une amitié empoisonnée du noiraud. Il ne serait pas là à lui raconter comment une personne chère à ses yeux s'était avérée être un tortionnaire assoiffé de cris de douleur et de sang. Il n'aurait pas fait tant de mal à Soobin.

― Je suis désolé...

― Tu n'aurais jamais pu changer sa véritable nature...

Sa voix était tremblante, plus aiguë que d'accoutumée. Taehyun n'avait pas besoin de relever les yeux pour savoir que Soobin pleurait silencieusement. Et puis il voulait lui laisser cette intimité. Le noiraud avait déjà exprimé, à lui et Beomgyu, qu'il n'aimait pas pleurer, ni que les gens le voient dans cet état. Cela ne correspondait pas à l'image du soldat froid, impassible et à l'écoute qu'il était. Pourtant Soobin restait un humain avant tout, avec des émotions et leurs manifestations physiques. Un humain qui avait lui aussi besoin de réconfort. Le plus jeune se tourna et entoura les épaules de son ami de ses bras. Ils restèrent ainsi un long instant, l'un laissant échapper ses sanglots et l'autre tentant d'ignorer son cœur qui se brisait à chaque soubresaut du torse de son camarade.

Enfin, le flot des larmes de Soobin s'amenuisa et ses sanglots se calmèrent. Il disait adieu à une belle période de sa vie, remplacée par un sentiment de trahison dont il ne se débarrasserait jamais vraiment, il le savait pertinemment. Mais désormais, Kai n'existait plus à ses yeux. Il n'y avait plus que Taehyun et Beomgyu, et eux ne le quitteraient pas. Jamais.

― Tu veux rester dormir ici ? Si on se serre un peu, ça passe...

Le noiraud acquiesça. L'instant d'après, ils s'étaient blottis sous la couette bleue, Taehyun couché sur le flan, face à Soobin qui observait le plafond d'un regard vide. Il avait envie de passer une main autour de sa taille et de caler son visage dans le creux de son épaule, comme il l'avait fait de nombreuses fois par le passé. Les deux amis avaient toujours été très tactiles, il n'y avait jamais rien eu de gênant lorsqu'ils partageaient la même banquette avec une proximité telle. Mais quelque chose avait changé, quelque chose le bloquait cette fois-ci. Pendant les dernières semaines, c'était avec Yeonjun que Taehyun avait eu ces gestes. Yeonjun qu'il aimait – peut-être – et qu'il avait embrassé. Ce n'était pas le cas pour Soobin. Est-ce que partager son lit avec son ami était légitime, dans ces circonstances ?

― Quelque chose ne va pas ?

― Hum... non, rien.

― Tu me sers dans tes bras, normalement.

Taehyun se retourna pour faire face, lui aussi, à la voute de sa chambre. Oui, quelque chose le chiffonnait mais Soobin n'avait pas besoin de le savoir. Il ne saurait même sans doute pas lui répondre s'il lui parlait de son problème. Après tout, le Capitaine se posait des questions à propos de l'Amour.

― Tu ferais quoi si tu revoyais Kai ? fit-il pour changer de sujet habilement.

― Je lui dévisserai sûrement la tête, murmura Soobin.

Et le blond frémit au ton grondant qu'il employa. Kai avait définitivement perdu une place de choix dans son cœur, le noiraud ne faisait rien pour le cacher. Il sentait aussi un profond désir de vengeance derrière ces mots, une vengeance pour le fait qu'il ait osé toucher à son ami et protégé, qu'il lui ait fait du mal. Taehyun esquissa un petit sourire dans le noir. Ce n'était peut-être pas approprié, mais il se sentait en sécurité ici, avec Soobin. Et puis il avait imaginé une scène ridicule où Kai était une vis plantée dans un morceau de bois, avec des oreilles pointues et quelques cheveux blond pâle dressés sur sa tête métallique, et Soobin s'acharnait sur lui avec un tournevis géant. Une image hilarante. Il sombra dans un sommeil paisible avec ce sketch mental et priant pour qu'il ne se réveille pas blotti contre son camarade.

**

          On tambourina à la porte le matin, quelques heures seulement après leur endormissement. Taehyun, profondément enfoui dans les bras de Morphée, ne broncha pas d'un iota lorsque Soobin repoussa ses bras et ses jambes collantes. Il s'était enroulé autour de lui comme un serpent autour de sa proie, le visage niché au creux de son oreille, et le noiraud aurait juré l'avoir entendu, à plusieurs reprises, murmurer le nom de Yeonjun. Il s'en était réveillé tout frémissant, n'osant pas croire une seule seconde à cette éventualité. Ce qui se racontait dans l'équipage, ce n'était que des rumeurs, et les rumeurs n'avaient aucun fondement.

Soobin ouvrit la porte à la volée quand le visiteur derrière le battant se mit à brailler le nom de Kang Taehyun. Et quelle ne fut pas sa surprise quand il découvrit le Général Hans Westergaard et ses favoris d'un roux flamboyant au pas de la porte. Beomgyu se faisait tout petit derrière lui, il avait visiblement été réprimandé. Soobin le salua respectueusement, les yeux grands ouverts de surprise et le cerveau tournant à plein régime pour tenter de trouver une explication logique à la présence du Chef de Région devant la chambre de leur capitaine à une heure si matinale.

― Vous devriez réveiller votre petit camarade, Caporal. Vous avez une demi-heure de retard à la réunion.

― Veuillez nous excuser, Général. Hier a été une dure journée...

― Je ne veux rien savoir. Mon bureau, dix minutes.

Il tourna les talons aussitôt pour quitter le vaisseau par l'ascenseur et l'image de ce long nez droit et de ses rouflaquettes bien taillées hanta Soobin un instant. Beomgyu claqua des doigts sous ses yeux, le faisant immédiatement reprendre ses esprits. Et le noiraud cria le nom de Taehyun, paniqué. Le blond bondit sur son lit, tout aussi surpris par le tintamarre que ses camarades faisaient si tôt. Il manqua de tomber du matelas quand il vit l'heure sur son réveil et sauta dans son uniforme de cérémonie. L'autre était encore en train de sécher et puis il n'avait pas le temps pour tous les accessoires. C'était peut-être aussi un bon moyen de rattraper leur gaffe matinale.

Quelques instants plus tard, les deux officiers principaux de l'AO3FED-040319 se tenaient au garde-à-vous devant le bureau du Général Westergaard, attendant avec impatience que celui-ci daigne leur ouvrir la porte. Taehyun baillait encore, ressentant le cruel manque de café dans ses veines. Il avait hâte que cette réunion finisse au plus vite pour pouvoir petit-déjeuner – et aussi replacer son débardeur qu'il avait enfilé à l'envers sous sa chemise. Soobin toqua une quatrième fois, le Général les autoriserait peut-être enfin à entrer cette fois-ci. Et ce fut la bonne. Derrière son écran holographique, le jeune officier semblait de mauvaise, très mauvaise humeur. A cause d'eux.

― Vous me faites perdre mon temps. Vous êtes conscients de cela ?

― Général, nous nous excu-

― Garde-à-vous.

Soobin et Taehyun s'exécutèrent d'un geste sec, presque à contre-cœur. Dans les rangs de la Fédération, couper la parole à un officier de grade inférieur en lui imposant ce respect revenait à l'insulter, à lui rappeler sa place avec violence. Il n'y avait plus ce genre de rapports des supérieurs aux subordonnés maintenant, même s'il subsistait toujours le respect du grade, et ce rouquin au long nez voulait apparemment les rétablir. Il profitait de sa supériorité à l'instant, il s'en léchait même les babines, et un frisson secoua Taehyun. Une désagréable sensation. Celle d'avoir déjà vécu cette situation d'impuissance face à un individu aux mauvaises intentions.

Kai.

Bien évidemment, il fallait que tout rapporte à lui ces derniers jours. Ses cauchemars, les couteaux du réfectoire, ses documents sur le développement d'armes telles qu'il avait utilisées sur lui, ses discussions avec Soobin, le moindre regard de ses collègues que son cerveau interprétait avec l'image de cette étincelle de cruauté au fond des yeux de son tortionnaire. Il lui faudrait du temps pour oublier les atrocités qu'il lui avait fait vivre sur le MOA. Et le Général en face de lui n'aidait en rien. Hans quitta sa luxueuse chaise de bureau et contourna le meuble dans lequel un an de salaire de Capitaine aurait pu passer. Il se planta devant Taehyun, le surplombant d'à peine quelques centimètres – il n'était pas bien grand non plus –, et saisit son épaule d'une main puissante. Le blond retint une grimace, il lui faisait mal.

― Mon cher Capitaine Kang, si vous me disiez vite ce pourquoi vous venez me casser les pieds, pour que je vous mette vite à la porte de ma planète ?

Bonjour l'amabilité. Taehyun se doutait que l'officier ne l'appréciait guère, sans doute pour sa place privilégiée aux côtés du Président alors qu'il n'avait pas un grade bien élevé, ou parce qu'il avait été chargé de capturer Yeonjun, ce que le roux aurait bien aimé faire. Yeonjun... voilà qu'il repensait à lui. Comment allait-il depuis son départ ? Dormait-il bien ? Mangeait-il à sa faim ? Et Kai ne le dérangeait pas trop ? Il l'espérait. La poigne sur son épaule se renforça et Taehyun ne retint pas, cette fois-ci, son visage de se crisper. Soobin le remarqua du coin de l'œil et dû se faire violence pour ne pas sauter à la gorge de ce scélérat. Si Hans ne portait pas son ami dans son cœur, lui ne le portait pas dans le sien non plus. Et le voir le martyriser alors qu'il avait vécu un épisode traumatisant lui faisait voir rouge.

― Je- j'aimerais accéder à vos archives.

― Pourquoi ça, mon petit ?

Le surnom de trop. Soobin quitta sa position de garde-à-vous pour saisir le bras du Général. Fermement. Le rouquin le jaugea d'un regard si noir, si autoritaire que même le Président Kim aurait tremblé. Mais c'était de Taehyun dont il s'agissait là. Il lui rendit son regard. Ce n'était peut-être pas la meilleure chose à faire, un Caporal se rebellant contre un Général, mais Soobin s'en fichait bien. Dans la seconde, Westergaard laissa retomber son bras le long de son corps et retourna s'asseoir d'un pas las. Il avait perdu, et Soobin avait été assez intimidant pour le repousser. Le noiraud sentit son cadet se détendre nettement à ses côtés, il devinait qui venait de quitter ses pensées à cet instant. Kai, cette ordure.

― C'est d'accord. Vos montres IPAV seront configurées dans la matinée. Et évitez de m'attirer des problèmes.

Il avait prononcé ces mots avec un coup d'œil insistant à l'attention du Caporal Choi. Soobin lui avait laissé une forte impression, il se méfierait de lui à présent. Tant mieux si cela permettait de le tenir éloigné de Taehyun. Les deux officiers quittèrent le bureau aussi vite qu'ils étaient parvenus dans ce couloir – ils se jetèrent presque en dehors de la pièce – et se précipitèrent vers le vaisseau afin d'engloutir leur petit-déjeuner.

**

          Dans l'après-midi, Taehyun s'était installé dans la bibliothèque démesurée du département des archives. La configuration de sa montre IPAV avait pris plus de temps qu'il ne l'avait espéré – le Général Westergaard y était sûrement pour quelque chose – et l'avait retardé dans ses recherches. C'est pourquoi le blond prenait des notes à toute vitesse sur son carnet, une pile de documents haute comme deux fois Soobin devant lui, sans compter les articles numériques par centaines qu'il consultait sur l'écran holographique de sa table. Taehyun n'en aurait jamais fini de lire tout ça. Et surtout, il n'avait encore rien trouvé sur Freyr, sur les skarpos, ni même sur la disparition d'une planète entière, et pas la moindre rumeur sur la tueuse d'étoiles. Il n'y avait rien, absolument rien. Comme si la nano-planète de Yeonjun n'était qu'un mirage. Et pourtant, il y avait eux et leurs oreilles pointues, leurs yeux bleus, leur culture et leur Histoire. Lui et Kai ne se seraient pas inventé toute une vie uniquement dans le but de le pousser à les défendre devant son propre gouvernement. A quoi bon ? Tout portait à croire cependant qu'on lui avait menti. Et Taehyun refusait de l'admettre. Il y croyait. Son intuition d'explorateur lui soufflait qu'un détail lui échappait simplement.

La Fédération avait très bien pu effacer tous les dossiers mentionnant leur génocide et fait taire les responsables et témoins. Il ne lui restait plus qu'à consulter les chiffres de l'armée, les recensements de décès de soldats, d'utilisation d'armes, de munitions consommées, de vaisseaux ayant décollé... Il perdait son temps dans les faits divers, mieux valait étudier l'implicite, ce que les hautes sphères de l'Etat n'avaient pas pu cacher.

Et Taehyun trouva une preuve irréfutable.

Le cinq mars de l'an 3023, un vaisseau au nom vraiment étrange avait décollé d'un hangar maintenant abandonné situé dans une région fantôme du territoire fédéralais. Une région réputée pour sa population de barbares, d'où les soldats et vaisseaux ne revenaient jamais. Il aurait dû y penser avant, c'était l'endroit parfait pour situer Freyr. Une zone passée sous silence aux événements étranges, un endroit que tout le monde avait oublié. Et puis il y avait ce nombre hallucinant de soldats déclarés disparus ou inaptes au combat, ainsi que la chute de la production alimentaire dans l'ensemble de cette galaxie. Si la Fédération essayait de cacher quelque chose à ses officiers, elle s'y était très mal prise. Taehyun pêchait les preuves par dizaines, toutes plus évidentes les unes que les autres maintenant qu'il avait un contexte tangible. Le génocide de Freyr devenait de plus en plus réel, il se dévoilait à lui. Et le Capitaine Kang eut une irrépressible envie de contacter Yeonjun pour l'informer de tout ce qu'il avait découvert en une après-midi.

     Un agent robotique lui secoua l'épaule. Taehyun se redressa d'un bloc, totalement alerte, s'attendant à faire face au Général Westergaard. Ou pire. Il s'était endormi. Et visiblement, l'androïde n'appréciait guère le bazar qu'il avait mis sur non pas une table, mais les sept qui constituaient ce coin de la bibliothèque. Il y avait des livres, des journaux, des feuilles de notes partout et chaque écran holographique était allumé et pollué d'onglets. Le blond devait tout ranger. Et la nuit était déjà bien avancée.

Le Capitaine quitta le département des archives avec une tête de six pieds de long ce soir-là, en sachant qu'il devrait y retourner dès les premières heures du jour le lendemain. Minuit approchait à grand pas, Soobin l'attendait sûrement devant la porte de leurs quartiers, à l'autre bout de l'immense complexe militaire de Ingenanelse. Bien sûr, les navettes ne circulaient pas de nuit ici et le blond avait tout le chemin à effectuer à pied, ses feuilles de notes sous le bras. Il maudissait le Général Westergaard pour son organisation déplorable de la planète. Mais sans lui et sa base des archives parfaitement complète et mise à jour - hormis pour quelques détails - il n'aurait jamais eu de matière à croire Yeonjun. Maintenant, il avait de quoi renverser la Fédération, ni plus ni moins. Il pouvait dévoiler au grand jour ses découvertes et ses théories, il pouvait déclencher une révolte dans l'univers entier contre la domination coloniale de sa nation. Il pouvait réellement renverser un empire, détruire la Fédération.

Mais ça, c'était le but de Kai.

Kai...

Taehyun serra un peu plus son carnet contre lui. Ce couloir était plongé dans le noir – comme les autres d'ailleurs – mais un mauvais pressentiment s'y était ajouté. Le corridor était étroit, sinueux, il ne savait pas vraiment où il allait. Le capitaine avait l'impression de tourner en rond, sans repères. Exactement comme... il ne préférait pas y penser. Cette cellule infernale, c'était du passé désormais. Kai était loin, sur le MOA, à une galaxie d'ici. Et si l'idée lui prenait d'attaquer cette planète pour venir lui faire du mal, Yeonjun l'en empêcherait. Taehyun ne craignait rien.

Pourtant, bien d'autres dangers pouvaient le guetter, même dans les couloirs d'une base militaire..

**

          Après une heure à passer devant la même porte, la même plante verte, le même panneau d'affichage et la même fenêtre, Beomgyu était venu le chercher. Le brun avait intégré un logiciel de géolocalisation dans sa montre IPAV – sans l'accord de son propriétaire, bien sûr – et l'avait observé tourner en rond comme un novice dans un cockpit. Il s'était bien amusé, mais il avait fallu que Soobin lui remonte les bretelles. Alors Beomgyu était là, son bidule médical énervant collé contre sa tempe pour apparemment contrôler l'état de ses ondes cérébrales. Taehyun n'y comprenait rien mais le Lieutenant avait insisté alors il le laissa faire. Après tout, il mentirait s'il disait que le médecin et ses drôles de manies ne lui avaient pas manqué.

― On dirait que ton cerveau est en compote, Capitaine.

― T'es sûr que ton machin marche bien ?

― C'est quoi que tu étudies comme ça au point d'être en état de mort cérébrale pour mes instruments médicaux ? tenta Beomgyu.

― Ton truc est cassé, je vais très bien. Et c'sont pas tes oignons.

Le brun se tut immédiatement au ton sec de son ami. Taehyun ne voulait pas en parler, visiblement. Il abandonna tout simplement l'idée, il savait le blond buté quand il le souhaitait. Beomgyu n'avait aucune chance face à lui. Mais Soobin, lui... il était le confident de Taehyun, il savait forcément.

Aussitôt la porte s'ouvrit que Soobin se retrouva agressé par une tornade brune. Il put à peine apercevoir Taehyun s'éclipser dans sa chambre avec ses notes. Ses recherches avaient visiblement été fructueuses, il avait hâte de connaitre les détails du reste de son projet. Le Caporal faisait entièrement confiance à son Capitaine, même si celui-ci s'apprêtait à porter un coup à sa nation, à la Fédération qui l'avait nourri et choyé jusqu'à maintenant. La liberté de nombreux peuples était en jeu, la vérité également, il ne pouvait que suivre Taehyun dans son dessein. Mais d'abord, Soobin devait se débarrasser de Beomgyu. Et cela ne s'annonçait pas être une mince affaire.


― Caporal Choi Soobin, je t'ordonne de me dire ce que Taehyun cache.

― Non.

Il le repoussa, de quoi retrouver l'usage de ses mains, et reprit sa tâche. Soobin s'affairait à préparer des œufs brouillés en guise de repas du soir pour lui et ses cadets. Il n'y avait plus de réfectoire ici et Félix et Minho, les cuisiniers, avaient cru bon de partir en vacances au Sud de Ingenanelse sans les prévenir. Ils étaient livrés à eux-mêmes et Soobin, le seul capable de tenir une casserole, s'était désigné chef-cuisto pour le temps indéterminé qu'ils avaient à passer ici.

― C'est en rapport avec sa relation avec Yeonjun ? tenta Beomgyu d'une petite voix.

Il lui tournait autour pour le faire céder. Mais Soobin connaissait Beomgyu depuis quelques années déjà, il savait tout de ses techniques d'interrogatoire, et savait surtout comment y parer.

― Tu veux manger ce soir ?

― Evidemment !

― Alors arrête de me casser les pieds.

Cependant, cette nuit, le Lieutenant Choi Beomgyu était plus déterminé que jamais à connaitre la vérité. Il ne laisserait pas sa source d'informations la plus fiable lui filer entre les doigts. Il voulait savoir. Et Beomgyu obtenait toujours ce qu'il souhaitait.

― J'vais prendre ça pour une affirmation alors. Donc Taehyun a fricoté avec l'ennemi.

Soobin fit volte-face, sa cuillère en bois pointée en un geste menaçant sur son camarade.

― Je t'interdis de faire des suppositions telles que celle-ci. Taehyun a vécu l'horreur sur ce vaisseau.

Un court silence plana. Le châtain s'était figé, les yeux grands ouverts. Il s'était douté que l'ennemi ne lui avait pas fait de cadeau, mais l'apprendre de la bouche de son Caporal confirmait que le blond avait beaucoup souffert. Peut-être n'était-ce pas une bonne idée de s'aventurer sur ce terrain-là, il n'avait pas envie de plaisanter sur les malheurs de son camarade.

― Ok ok, pardon... j'arrête, s'excusa Beomgyu.

Il avait totalement abandonné, en fin de compte. Le regard que son ami lui avait lancé à l'instant l'avait cloué sur place. Alors Jungwon n'avait pas menti quand il lui avait raconté la rumeur de ce qu'il s'était passé dans le bureau du Général Westergaard. Le noiraud avait réussi à l'intimider, lui, l'un des officiers les plus tyranniques de la Fédération. Et le médecin voyait très bien comment, maintenant qu'il avait ce même regard planté sur sa personne. Il se rassit sur le canapé du salon de leur suite, soudain silencieux. Et Soobin reprit sa recette.

**

Bon, comme mon prof de maths est parti corriger des copies de BAC (merci de votre absence monsieur, j'avais pas du tout envie de travailler), je vous offre ce petit chapitre de bon matin :)

J'espère qu'il vous a plu ! A mardi prochain pour la suite des péripéties de Hans loin, bien loin, des Îles du Sud hihi ~

17/05/2022

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