Voyage - Partie 5

Iekaterinbourg, Russie, 24 janvier 2019

Une alarme stridente réveilla Antoine en sursaut. Il se redressa sur son matelas en se frottant les yeux, interdit. Lorsqu'il réalisa que son réveil était en train de sonner, il le désactiva et bailla longuement, avant de se lever.

Il se trouvait dans une petite chambre en sous-sol, simplement meublée d'un lit, d'une table de nuit et d'une armoire, tous trois en fer. Ses yeux clairs et cernés parcoururent la pièce. C'est aujourd'hui que je pars... Il alluma une lumière blafarde, la gorge serrée.

Cela faisait plus d'un mois qu'il s'entraînait pour ce jour. Ses muscles s'étaient développés à une vitesse vertigineuse, et lui taillaient déjà un corps sec et solide. Il avait toujours détesté le sport, mais n'avait pas bronché : il était désormais chargé d'une mission.

Non pas celle qu'on lui avait confié, qui était d' « aider l'humanité à tout prix », mais celle qu'il s'était donnée lui-même : protéger Marion dès qu'il la reverrait. Même avec la mémoire complètement sens dessus-dessous, je ne pourrai pas ne pas la reconnaître.

Son coach personnel, le capitaine Meaty, n'avait pas pipé mot sur l'endroit où il serait envoyé, ni sur ce qu'il devrait faire après. « Tu n'as pas besoin de savoir, puisque tu auras tout oublié. Le reste viendra tout seul. » Tout seul, hein ? J'aimerais bien voir ça.

En plus de son renforcement musculaire, il avait appris à se battre, avec et sans couteau – mais, à sa grande stupéfaction, jamais on ne lui avait présenté un équipement tridimensionnel. Il en avait déduit que tout ce qu'ils souhaitaient était d'augmenter sa force. Et il semblerait que c'est tout ce dont j'aurais besoin jusque-là... Il soupira longuement.

La dernière étape avait été son changement de coiffure. Ses cheveux noirs et fins, auparavant longs jusqu'au milieu du dos, retombaient désormais sur son crâne du reste rasé. Lorsqu'il s'observait dans le miroir, sa nouvelle tête lui était affreusement familière, mais il était incapable de se rappeler ce qu'elle lui évoquait.

Tant pis. Il se saisit de son sac et rejoignit les salles d'eau, où il se brossa les dents. Un visage qu'il connaissait bien apparut alors dans la glace : il se tourna dans un sursaut vers Marion, qui l'observait, un petit sourire sur le visage.

« Eh », tenta-t-il. « Dou defrais... » Il grimaça, cracha son dentifrice et se rinça la bouche. « Tu devrais pas être là », parvint-il à dire. Elle haussa les épaules. « C'est pas très grave. Bon anniversaire, et le brossage des dents, c'est deux minutes, recommence. »

Il obtempéra en râlant et s'essuya les lèvres. C'est vrai. Ils me transfèrent à ma date de naissance... Je suppose que c'est pour faire coïncider mon âge, et me créer un nouveau jour anniversaire...

« J'ai une tête bizarre, non ?, demanda-t-il en s'observant. Elle me dit un truc...

— C'est normal, c'est ta tête. Lave-toi les oreilles et la face au lieu de bavasser.

— C'est toi qui es venue me déranger ! protesta-t-il.

— Je te gêne, maintenant ? »

Elle prit une expression faussement blessée. Il grogna, obéit et se peignit la chevelure en prime. Chaque coup de brosse qu'il donnait le surprenait, de par la taille de son cheveu. Il avait toujours été habitué à avoir des difficultés pour démêler les nœuds qu'il récoltait en dormant.

« Sérieusement, j'ai l'impression de ressembler à quelqu'un d'autre...

— Tu avais un corps lâche avant. Maintenant, t'as bien pris, céda-t-elle, malicieuse, en jetant un œil à son torse. Tu devrais vraiment mettre un haut, tu as deux ans de moins que moi, quand même.

— Arrête d'éviter la question, grommela-t-il en enfilant un vêtement. Tu le vois bien. Je t'évoque qui ? »

Elle fuit son regard, un étrange air sur la figure.

« Ah, tu vois, tu le sais ! Tu m'as rencontré, c'est bien ça ? Allez, dis, je vais oublier, de toutes façons, la pria-t-il.

— Non.

— Mais, Marion...

— Je te dis que non, coupa-t-elle d'un ton catégorique. Je n'ai pas le droit, monsieur Bern m'a interdit.

— Bon... »

Il soupira longuement.

« Tu peux au moins m'avouer une chose ?

— Quoi donc ?

— Est-ce que je t'ai reconnue ? »

Elle pinça les lèvres un long moment. Il insista encore, et elle croisa les bras. « Je ne pense pas », lâcha-t-elle. Il baissa le regard, troublé. Peut-être que oui, peut-être que non... « Et quand tu me reverras, tu me le diras, que c'est moi ? Promis ? »

Cette fois-ci, elle lui tourna le dos. « D'accord », marmonna-t-elle simplement en remettant ses mèches noires derrière son oreille. Il s'attendit à la voir partir, mais elle resta plantée là, parfaitement immobile.

Dans quelques heures, j'aurai tout oublié d'elle. Je serai une personne complètement différente... Ce sont nos derniers instants en tant qu'amis d'enfance. Il esquissa un mouvement, mais son cœur s'emballa immédiatement. Il se maudit. Nos dernières minutes... Il serra les dents.

Il observa longuement son dos, hésitant encore. Je n'ai rien à perdre, réalisa-t-il. Il fit un pas. Elle ne bougea pas. Il avança encore ; aucune réaction. Je n'aurais jamais imaginé une telle situation pour se dire au revoir, songea-t-il.

Il accéléra avant que son courage ne file, lui attrapa le poignet et la serra contre lui. Il put sentir son souffle se couper ; au bout de quelques secondes, elle l'entoura de ses bras et lui frotta l'arrière du crâne, le visage enfoui dans le creux de son épaule.

« T'es vraiment ma meilleure amie », jeta-t-il. Elle hocha la tête. « Toi aussi, tu sais », rit-elle. Ils se turent un instant, l'un contre l'autre. « Même si je t'oublie... » reprit-il. « Il est impossible qu'on ne redevienne pas amis, hein ? »

Elle soupira longuement.

« Tu auras trente-deux ans, et une vie complètement différente de celle que tu mènes maintenant. Forcément, que ça ne se passera pas comme maintenant...

— Est-ce que j'ai été gentil avec toi, au moins ?

— Mais t'as fini ! s'exclama-t-elle en lui tirant l'oreille. Je ne peux rien te dire. Tu comprends ça, oui ou merde ?

— Oui, oui, grogna-t-il. »

Un autre silence.

« Même si je ne me souviens pas de tes chocolats liégeois et de la fois où tu t'es ramassée la tronche en sport...

— Ce qui n'est pas un mal, marmotta-t-elle en lui mettant un petit coup de poing. Ah, bordel, t'as les muscles durs, maintenant...

— Tu as intérêt à me le raconter de nouveau, alors, rigola-t-il.

— Tais-toi, souffla-t-elle d'une voix brisée. »

Elle serra les dents ; il sentit quelque chose d'humide mouiller son t-shirt. Secouée de sanglots, elle l'étreignit plus fort. « T'es trop con », murmura-t-elle. « Tu m'énerves, putain. » Il pinça les lèvres, se retenant, en vain, de pleurer. La tristesse lui lancina la poitrine, l'entourant et s'enfonçant comme des épines acérées.

« Je t'aime fort », dit-elle subitement. Ses yeux clairs, embrumés de larmes, se dirigèrent vers un plafond éclairé de néons blafards. « Moi aussi. » Elle grommela quelque chose d'incompréhensible et le lâcha, avant de s'essuyer le visage du revers de sa manche. Elle le darda ensuite de son regard vert, rougi mais presque sévère.

« T'oublie pas : il faut ranger les trucs dès que tu les déranges, ou tu t'en sors pas. Fais la poussière dès que tu en vois, passe le balai tous les deux ou trois jours, change tes draps, aère sept fois par semaine...

— T'es qui, ma mère ? protesta-t-il faiblement.

— Je sais que si je te le répète pas, tu le feras pas, grincha Marion. Brossage des dents, deux minutes, matin, midi et soir. Une douche par jour, shampooing une fois tous les deux jours. Tu te laves les oreilles, l'arrière compris, et toute ta petite face de con matin et soir. Et...

— Bon, ça va, j'ai compris, râla-t-il en lui pinçant le nez. Je te le promets. Je le ferai.

— J'espère bien ! »

Un petit sourire triste sur les lèvres, elle le poussa vers la porte. « Allez, grouille, ou tu vas être en retard. » Il obtempéra, requinqué. Elle a raison. Il faut que je gère, ou c'est la fin. Il passa rapidement dans sa chambre, posa ses affaires de toilette, et rejoignit Stéphane Bern dans la salle de transfert spatio-temporel.

« Bien », s'écria le journaliste avec entrain. « Allonge-toi simplement sur le fauteuil... Et attends qu'on te mette l'encéphalogramme... » Antoine obéit, s'installant sur le cuir froid. On lui appliqua l'engin sur le crâne. « Ça fera peut-être un peu mal », le prévint l'homme. « On commence l'opération. »

Une femme petite et ronde aux courts cheveux blonds pianota sur le clavier d'un ordinateur. Ce n'est pas celui qui gère la machine, remarqua-t-il. Elle montra l'écran d'un doigt potelé. « C'est bien ce programme ? » Le général hocha la tête, souriant.

« Je lance l'altération de la mémoire », annonça-t-elle. « Comme le général Bern l'a dit, ça risque d'être douloureux, mais ça sera bref. Tu ne t'en souviendras pas, de toute manière. » Il hocha la tête, et elle activa le logiciel en question.

Une douleur atroce lui agressa brutalement le cerveau. Il hurla, ses ongles lacérant la surface immaculée du siège. De violents éclairs passèrent devant ses yeux écarquillés ; à demi aveugle, il remarqua tout juste le monde tourner autour de lui. Incapable de supporter cette souffrance plus longtemps, il s'évanouit.

***

Bas-fonds de Mitras, 25 décembre 833

Livaï se réveilla en sursaut, et regarda frénétiquement autour de lui. Une migraine l'assaillit subitement ; il se tint la tête en grommelant. Qu'est-ce qu'il me prend ? Son cœur battait à une vitesse bien plus élevée que la normale. J'ai dû faire un mauvais rêve, pour me chier dessus comme ça...

Il se leva de son tabouret et s'étira. Il se trouvait dans une toute petite maison, volée à un homme grand et charpenté. Son hématome au bras droit lui rappelait sans faille la lutte qu'ils avaient menée la semaine précédente. Heureusement, le jeune garçon avait gagné, et n'avait pas hésité à lui trancher la gorge.

L'endroit n'était pas le meilleur de la cité souterraine, si toutefois il en existait un seul un tant soit peu agréable. Il était plutôt reculé, dans un quartier que beaucoup évitaient à cause du trafic d'enfants que ses habitants pratiquaient ; mais au moins avait-il un lieu où coucher.

Il ouvrit une fenêtre, et observa, impassible, l'égout sale et mal famé dans lequel il avait toujours vécu. Une odeur nauséabonde envahit ses narines ; il referma immédiatement les vitres et se tourna vers la petite pièce, dotée d'une table, de deux chaises, d'un rangement et d'une petite cuisine. Les murs s'effritaient, le toit fuyait, mais seule une chose lui importait.

Il passa son doigt sur une étagère et l'observa avec une très grande attention. De la poussière. Encore. Il lâcha un juron, sortit ses ustensiles de ménage et commença à nettoyer la baraque, un chiffon sur le nez et la bouche.

L'hygiène. C'était sa priorité. Sans une bonne hygiène de vie, il pouvait se faire massacrer en deux-deux par un pauvre microbe. Les gens mourraient de tout, ici-bas. Il ne pouvait pas se permettre d'être négligent. Chaque poussière, chaque tache, chaque petite saleté devait être éradiquée, au risque de finir comme sa mère : crevée sur un lit, en état de décomposition avancé.

La voix d'une jeune fille résonna subitement dans sa tête. Il se redressa brusquement, une main sur son couteau. Personne. Il relâcha ses épaules et continua de passer le balai. J'ai trop dormi. Je m'imagine des choses, maintenant...

Son travail fini, il se sortit une tasse et une bouilloire, et se fit du thé. Ce set lui avait été gentiment offert tout récemment par l'une des personnes qui avait tenté de l'agresser, et qui s'était retrouvée par terre, lame sous la gorge.

Il but une gorgée. A l'inverse du calme qui l'envahissait dès qu'il avalait cette boisson, une tristesse poignante lui saisit violemment la poitrine. Il avala de travers, toussa plusieurs fois et s'affala contre le dossier de sa chaise, avalant de grandes goulées d'air.

Il essuya une larme qui avait coulé sur sa joue. « C'est quoi, ce bordel ? » souffla-t-il en regardant sa main sans comprendre. Il secoua la tête et reprit son activité. « Peu importe. Ça me passera. »

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