Vers l'inconnu et au-delà - Partie 1
Shiganshina, Mur Maria, 3 juin 851
Il fait moche, ici, pensa Kenny Ackerman en jetant un œil par sa fenêtre. Au-dessus de la ville détruite dans laquelle il n'avait jamais mis les pieds auparavant s'amoncelaient de lourds nuages gris, annonciateurs d'une pluie certaine. Voila comment on m'accueille.
Il était quinze heures, et le meurtrier venait tout juste d'arriver dans sa maison fraîchement rénovée ; cela faisait plusieurs mois qu'il avait planifié ce déménagement un poil risqué. Après tout, lui et les deux hommes qui lui servaient de larbins ne se trouvaient qu'à quelques kilomètres de la base du Bataillon d'Exploration. Du gâteau.
« Kenny », l'appela un Sven essoufflé, « j'viens d'monter le canap' à l'étage. On fait quoi, maint'nant ? » Il se tourna vers lui en reniflant, admirant au passage la cuisine dans laquelle ils se trouvaient, presque encombrée par sa table branlante et ses chaises à demi rongées. Il s'approcha du plan de travail, passa distraitement un doigt dessus, en essuya la saleté contre un torchon qui traînait là, et ferma les yeux.
« La boutique est agencée ?
— Oui.
— Les chiottes sont réparées ?
— Oui.
— Les boîtes de thé de la famille de la petite Cindi sont bien au chaud dans leurs cartons ?
— J'pense bien.
— Tes couilles sont à leur place ?
— Hein ? »
Le plus âgé ne put retenir un rire tranchant. « On y va », ordonna-t-il ensuite, des plus sérieux. Il attrapa son long manteau, nicha un pistolet dans sa ceinture, et s'engagea dans les escaliers grinçants menant à leur magasin de verrerie.
Pour une fois, cette activité n'allait pas cacher d'autre trafic. Les trois brigands allaient réellement vendre des tisanes pendant un certain temps, en toute honnêteté et sans voler personne. Le motif qui avait remué l'homme était un peu trop important pour qu'il le partage avec ses acolytes, qu'il était parvenu à traîner ici rien qu'en prononçant le mot « surface ».
« Sven, contente-toi de faire le tour du quartier. Ça te dégourdira les jambes », lâcha-t-il, pour s'engager dans une ruelle annexe sous une pluie déjà battante. Plus au nord se trouvait la caserne des explorateurs ; il ne comptait pas s'y infiltrer, seulement la regarder de plus près.
Il longea avec grand soin les hauts murs de vieille pierre, prenant garde à ne pas être visible des toits et des postes de garde. Comme d'habitude, arriver par la diagonale, se rappela-t-il en baillant. Il avait répété cette opération tant de fois que même faire des crêpes lui semblait plus complexe.
Son ventre amorça un gargouillement, mais il parvint à le réduire au silence. Reste tranquille, toi. Ne va pas gâcher mes retrouvailles potentielles avec ma petite Marion et mon petit Livaï. Informé comme il l'était de la part des deux camps, Kenny savait que les américains étaient pris de court et envisageaient une riposte, et que la Résistance présente dans les Murs planifiait d'attaquer.
Seulement, en parler aux uns ou aux autres ne l'avancerait à rien. Il ne travaillait plus avec personne ; ses propres intérêts primaient sur tout le reste. Et ce qu'il souhaitait, c'était de la distraction. Voir ce qu'il restait de sa famille ordonner la pauvre Marion était presque à s'en rouler par terre.
Dire qu'ils étaient meilleurs amis, songea-t-il. Il se rappelait trop bien la manière dont le désormais nommé Livaï s'était battu contre lui, dans les Bas-fonds. Dans ses yeux clairs, là où il s'attendait à lire de la stupéfaction ou une haine sans nom, seuls ses faux souvenirs avaient fait surface.
Il ne s'était pas dévoué pour sauver quelqu'un à qui il tenait, comme Antoine l'aurait fait avec la jeune femme ; non, il s'était contenté de suivre des ordres, et en avait profité au passage pour régler de vieux comptes avec son présumé mentor. En constatant ce fait, Kenny avait été frappé en plein bide. Son neveu n'était plus son neveu. La R2.0 l'avait tout bonnement métamorphosé, et sa mémoire, si elle n'était pas revenue après dix-sept ans, ne pouvait qu'être scellée à tout jamais. Quant à Marion...
Toutefois, il avait bien fallu s'en remettre. Il avait joué son rôle de tuteur et de grand méchant comme Stéphane Bern l'avait demandé. L'historien l'avait prévenu maintes et maintes fois ; peut-être qu'il ne l'avait pas assez intégré. Peu importe, maintenant. Il lui avait suffi de transformer sa vision sur cette situation loufoque pour parvenir à en rire sans tâche.
J'y suis, remarqua-t-il en apercevant le bout de l'énième rue étroite qu'il était en train de traverser. Il s'arrêta derrière quelques caisses empilées en plissant les yeux. Grâce à plusieurs détours, il était arrivé par le sud-ouest. Si c'était loin d'être le chemin le plus court, cette tactique avait le mérite de fausser ceux qui l'auraient vu.
Heureusement, si les larbins de Livaï qu'il avait croisés à Mitras le remarquaient, ils ne le reconnaîtraient pas ; à cet instant-là, il ne portait pas son chapeau. C'est qu'il était malin, au fond. En fait, seuls les deux gosses pourraient m'identifier. Après tout, on n'oublie pas son bourreau.
Ses lèvres se pincèrent. Il avait dû lui laisser de belles traces, sur l'avant-bras de la scientifique. Lorsqu'il était encore « dealer », et surtout avant, il n'avait jamais pensé avoir à en arriver à cela. Cette situation est bordélique, ricana-t-il intérieurement avant de se glisser dans une maison par sa porte défoncée.
Il n'eut pas grand-mal à identifier les escaliers en ruines, et à arriver au grenier. Il manqua certes de se briser la nuque une ou deux fois, mais au point où il se trouvait, cela relevait du détail. Il repéra une fenêtre aux carreaux brisés, et profita du vacarme des intempéries pour virer sans ménagement les bouts de verre qui restaient encore vaillamment en place.
Il y passa la tête, puis le corps, et finit balancé par une pauvre gouttière qui allait bientôt lâcher. Ses doigts se crispèrent sur le métal froid et trempé ; il prit de l'élan pour grimper sur le toit aux tuiles un peu trop glissantes à son goût.
Autour de lui, la cité s'étendait en d'amples vagues de ruines. Si le sud était le plus ravagé, les quartiers qui l'entouraient pouvaient presque rivaliser de destruction. La partie rénovée gagnait certes du terrain, mais le travail qui restait était considérable. Bonne chance aux portugais qui... Ses sourcils se froncèrent. Non, il n'y en a pas, ici. Ah, Fabien, tu tombes dans le racisme latent...
Un goût de bile envahit alors sa bouche. « Fabien », ça sonne définitivement faux ; Kenny, c'est plus classe. Stéphane Bern est un homme de goût, décidément. Il esquissa un rictus, et se concentra sur la belle vue de la cour intérieure du quartier général que lui offrait sa place. Comme par magie, deux petites silhouettes sortirent du bâtiment central pour s'y avancer.
Ils s'arrêtèrent près du puits, l'un adossé au muret, et l'autre tentant vainement de se protéger de la pluie. Une minute, puis deux, puis cinq passèrent, et ils ne bougèrent pas. Qu'est-ce qu'ils foutent ? finit par se demander l'homme.
Il n'en fallut pas plus pour que le caporal-chef montre d'un geste irrité la sortie de la réserve militaire. Ils s'y engagèrent sans attendre. Les deux ont un équipement tridimensionnel. Un entraînement, peut-être. Ce ne fut que lorsqu'ils bifurquèrent dans une allée menant à sa cachette qu'il commença à s'inquiéter de sa condition.
Fais chier. Je dois être devenu sacrément maboul pour laisser tomber ma vigilance comme ça. D'un coup d'œil furtif et circulaire, il repéra une potentielle échappatoire et s'y engagea prudemment. Un frisson soudain remontant son échine l'arrêta brutalement.
Il le sentait : son neveu l'avait vu. Son regard perçant était reconnaissable entre mille. Est-ce qu'il va me laisser me casser ? Je suis un vioque, maintenant. J'ai bien dit à Mitras que je viendrais pas le faire chier, mais quand même...
Ils s'étaient certes battus, il y avait quatre mois de cela ; mais à l'instant où les subalternes de l'officier étaient partis et que les combattants restants, amis ou ennemis, étaient tombés morts ou inconscients, ils avaient eu droit à une petite discussion.
Kenny avait ainsi appris que Marion lui avait révélé sa vraie identité, et le plus âgé avait dû s'expliquer en conséquence. Son neveu avait l'œil fin ; le meurtrier faisant partie intégrante de ses faux souvenirs, il n'avait pas été compliqué pour lui de deviner que quelque chose clochait. Son oncle avait donc déballé qu'il était bien Fabien Chaillot, et d'autres détails tels que le lien familial qui les unissait.
Il était convaincu d'une chose : l'air glacial dont l'avait gratifié le petit homme ne tenait pas de ses parents. Toutefois, il ne l'avait pas achevé. « Dégage de là. Si je te revois faire de la merde, je te détruis. » Telles avaient été ses sages paroles, lourdes de menaces qui dissimulaient avec brio un arrière-goût très amer.
« ... le parcours trois. Tu peux bien trancher des nuques, maintenant. » Merde, ils sont juste en-dessous. L'individu aux cheveux corbeau était suivi par la scientifique, dont le regard était profondément sombre.
Il aurait reconnu cette expression entre mille : celle post-horreurs, hantée par les regrets. Si la torture y était certainement pour quelque chose, des morts dansaient dans ses prunelles au vert désormais éteint. A côté de cette vision, les cris implorants et déchirés qu'elle avait poussés sous la lame gravant sa chair n'étaient que de la pacotille.
Elle revient de la guerre, ou quoi ? Il cessa tout mouvement, l'observant avancer sans envie aucune. Elle a dû en vivre, des saloperies, depuis les Bas-fonds. Elle avait bien tué quelqu'un après que je l'aie délivrée... Il pinça les lèvres. Mais si un meurtre pourrit l'esprit, il ne le fait pas aussi bien que ça.
L'épaule de Livaï tressaillit alors imperceptiblement. Il est irrité, le petit.
« Vous êtes sûr que j'arriverai à maîtriser assez le combat ? entendit-il articuler au travers du rideau de pluie qui s'abattait sur eux.
— Il faudra. De toute façon, tu ne devrais pas être amenée à te battre. L'escouade est là pour vous permettre de fuir, à toi et l'autre, si vous êtes en danger.
— Je vois. »
Elle s'arrêta subitement, et son supérieur se retourna après quelques pas. « Mais je ne veux pas que ça recommence », souffla-t-elle d'une voix blanche. « C'est fatiguant, d'être sans cesse menacée. Je ne suis pas la seule, certes. Mais à un certain point... » Kenny ne put retenir une grimace douloureuse en la voyant effleurer le bras qu'il avait eu le plaisir de charcuter.
De nouveau, un soubresaut quasi invisible traversa le caporal-chef. « Il faut faire avec », lâcha-t-il. « Tous tes camarades sont dans la merde, tu l'as dit toi-même. Si tu te relâches, on est foutus. On n'a pas le temps pour ça. »
Navré de te l'apprendre, Livaï, mais tu es con. « Je sais », répondit l'autre. « Ça ne change pas ce que je ressens. » Regarde, elle, elle est un peu moins conne. Prends exemple. Tu... « Je suis navré pour toi et Eren. » Quoi ? Dans sa stupéfaction, le cinquantenaire manqua de s'étouffer tout seul. Livaï, tu as de la fièvre, se corrigea-t-il. Va prendre un doliprane.
« Si on trouve la machine numéro sept, j'ai juste à la sceller ? » demanda-t-elle simplement. La machine numéro sept, le joujou des américains ? « Oui. » Elle baissa alors la tête ; il ne put deviner la tronche qu'elle tirait qu'à celle, suspicieuse, de son interlocuteur. « D'accord. »
Durant le silence qui suivit, seuls les yeux clairs du soldat bougèrent pour se planter, durant une fraction de seconde, sur Kenny.
« Tu n'es pas obligée d'y renoncer, jeta-t-il alors. De ce que j'ai compris de votre bordel, tu peux toujours essayer d'y retourner.
— Quoi ? »
Ce mot était tombé comme une pierre du bout des lèvres de la chercheuse. Son supérieur plissa légèrement les paupières, puis tourna les talons. « Penses-y », déclara-t-il simplement avant de reprendre son chemin. L'intéressée, encore enracinée au sol détrempé, finit par le suivre.
L'ex-Fabien Chaillot resta un instant immobile, laissant la pluie ruisseler sur son visage osseux et se nicher dans sa barbe hirsute. Ces tarés vont aller chercher des noises aux 'ricains. Un rictus brisé s'installa sur sa face. Il se releva en grommelant, et descendit prudemment la pente glissante du toit.
Je me suis mis dans la chiasse, pensa-t-il en retrouvant le grenier poussiéreux et branlant d'où il venait. Il retourna sur ses pas, le chapeau bas. Pourquoi est-ce que je suis venu ici ? Ses yeux dérivèrent sur les lourds nuages gris, qui déversaient indéfiniment leurs larmes.
Je me le demande.
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