Réminiscence - Partie 5

Stohess, Mur Sina, 22 mai 851

Eren s'assit lourdement sur un banc de bois du réfectoire, la faim au ventre. Il était tout juste midi, et déjà se sentait-il épuisé. Les entraînements qu'on lui avait fait suivre avaient eu la bonne idée de précéder les expériences que menait Hansi juste à l'extérieur de la cité ; Ymir et lui avaient dû se transformer de trop nombreuses fois, pour passer des tests d'agilité, répondre par des gestes à de simples questions et autres activités dont le sens lui échappait par moment.

L'enthousiasme débordant de la femme, si elle avait tendance à irriter Mikasa, avait également le pouvoir de lui drainer son énergie, qu'il tentait avec plus ou moins de réussite d'économiser durant chaque expérience. Voilà comment il se retrouvait, à l'heure du déjeuner, à s'écrouler tel un légume devant son assiette de haricots secs.

Je ne devrais même pas me plaindre, pensa-t-il en saisissant mollement sa fourchette. On a deux fois plus de viande, maintenant. Alors qu'il commençait à manger, quelque chose de presque inerte s'installa à sa droite ; ce fut avec une surprise non dissimulée qu'il reconnut Marion.

« Tu n'as pas entraînement ? Tu manges plus tard, d'habitude. » Elle afficha un maigre sourire, pour se plonger dans son repas avec peu de conviction. « Circonstances exceptionnelles », murmura-t-elle. Il fronça les sourcils face à la teinte lugubre de son ton. Tiens, il y a un truc bizarre.

« Il y a un problème ? » s'éleva la voix d'Armin, qui, de l'autre côté de la table, scrutait la jeune femme avec inquiétude. Elle ne leur répondit que par un pincement de lèvres, qui solda une hésitation grandissante. Le silence s'étala entre eux, de plus en plus pesant, jusqu'à ce que Livaï fasse irruption.

« Caporal ! » le salua le semi-titan. L'intéressé lui jeta un œil, puis donna une vigoureuse, si ce n'est brutale, tape dans le dos de la chercheuse, qui sursauta. S'il s'attendait à un énième regard noir dont elle gratifiait souvent le petit homme, son air ne refléta que de l'étonnement. Hein ? Il plissa les yeux, un peu perdu. Quelque chose cloche vraiment, là.

« Il n'y aura pas d'autres questions cet après-midi », formula le petit homme. « Bouffe, puis rejoins Hansi. On se chargera du reste ce soir. » Elle acquiesça faiblement, et l'autre partit sans un mot. Eren ne put que les dévisager avec stupeur.

Chaque mouvement, aussi bref soit-il, que faisait son amie démontrait une souffrance ignoble. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Et pourquoi est-ce que le caporal a parlé de « questions » ? Il jeta un œil à ses autres camarades, qui arboraient le même air surpris ; seulement, tous restèrent silencieux. Et merde.

« Qu'est-ce que t'as ? » demanda-t-il de but en blanc en se tournant vers la nouvelle-venue. Elle se raidit, sa fourchette en suspens, et ferma les yeux. « Eh bien... » Elle inspira profondément. « Comment dire... » Sa voix se mit à trembler ; elle tenta de se reprendre.

« J'ai un peu... balbutia-t-elle.

— Dis pas si t'en as pas envie. »

C'était Jean qui venait d'intervenir, un plateau entre ses mains. Les yeux verts et embrumés de l'intéressée le fixèrent avec gratitude. Il doit avoir raison, admit le jeune garçon. Pour une fois. Tous finirent leur repas en silence, puis Mikasa l'accompagna jusqu'au vaste hall d'entrée, où trônaient les portraits des précédents commandants des Brigades Spéciales.

Ni Marion, ni Mike n'étaient là ; il les avait vus partir vers le laboratoire de Hansi, situé en sous-sol. Ils vont travailler, devina-t-il sans mal. Il se tourna donc vers l'escouade de Livaï, sobrement constituée des explorateurs issus de la 104ème Brigade d'Entraînement.

Ce dernier parcourut le groupe de son regard clair et tranchant, et croisa les bras. « On nettoie notre partie du quartier général. Sasha, Armin et Jean, vous prenez les sanitaires. Eren et Mikasa, les salles de réunion une et deux. Ymir, Historia, chargez-vous des couloirs et du hall. Dans une heure trente, je vous veux ici, et ne laissez aucune poussière derrière vous », jeta-t-il avant de tourner les talons, balai en main.

Il ne faut pas laisser une seule trace. Le semi-titan avait été le premier de ses camarades à avoir entré l'escouade du caporal-chef, et cette seule expérience lui avait suffi à être extrêmement minutieux ; il en allait de sa survie.

Il se rappelait trop bien sa première séance de ménage, durant laquelle, après avoir parlé avec Petra, il s'était retrouvé à recommencer son travail, pourtant pas si mauvais, de A à Z. A cet instant-là, devant l'air terrifiant de son supérieur et celui, presque apeuré, de la rousse, il avait compris quelle était la vraie définition de propre.

Cela fait plus d'un an qu'ils sont morts. Au souvenir des quatre soldats tournoyant avec adresse autour d'Annie, son cœur se tordit. Jamais il n'avait ressenti une aussi grande culpabilité de toute sa vie ; leurs cris l'avaient interminablement hanté, et l'officier avait beau dire que ce n'était pas de sa faute, il n'était pas arrivé à s'en détacher.

Il aurait dû se transformer plus tôt. Il avait voulu leur faire confiance, mais il s'était lourdement trompé. Si je m'étais bougé le cul, ils seraient encore là, parmi nous. Sa main s'arrêta sur la vitre qu'il nettoyait machinalement avec un chiffon ; il laissa échapper un long soupir.

Et je suis encore là, à penser ça. Quel idiot... C'est à Annie qu'il faut en vouloir. Il reprit son activité avec un peu plus de vigueur. Annie... J'ai beau demander à Mikasa, ce qu'il se passe dans les cachots est si confidentiel qu'elle ne peut même pas m'en parler, à moi. S'ils l'ont réveillée... Il me semble qu'ils le planifiaient...

Son poing libre se serra de lui-même. Comment est-ce que je réagirais, si je l'avais en face de moi ? Je ne suis plus le même gamin hésitant. Si je devais la combattre, je foncerais sans hésiter, car ce n'est rien de plus qu'une ennemie. Je l'ai réalisé, désormais. Il plongea de nouveau le tissu dans le seau d'eau savonnée qui était posé là, et reprit sa besogne avec application. Seulement...

« Eren. » C'était son amie qui venait de l'appeler ; il se retourna, pour se retrouver face à son visage pâle. « Est-ce qu'il faut changer l'eau de ton seau ? Je peux le faire, si tu veux. » Je sais me débrouiller seul. Il secoua la tête, et observa la vitre devant lui.

Aucune tache n'était à signaler. Il faut que j'arrête de me prendre la tête. Le jeune brun se releva, et entreprit de s'occuper des autres fenêtres. La fatigue eut beau plomber son crâne et courbaturer ses membres, il continua, encore et encore, jusqu'à ce qu'aucune trace ne survive. Au bout de vingt minutes, il recula de quelques pas, le dos douloureux.

On dirait que rien ne nous sépare de la rue. Ça le fera. Il jeta un œil à sa sœur adoptive ; elle était occupée à ramasser ce qu'elle venait de balayer. Elle ne montre aucun signe d'épuisement, remarqua-t-il, soufflé, devant ses mouvements précis et parfaitement maîtrisés. Pourtant, elle suit des exercices physiques encore plus durs...

Les yeux noirs et impassibles de l'intéressée se levèrent vers lui ; lorsqu'elle comprit qu'il la fixait, de la surprise mêlée à de l'inquiétude y naquit.

« Eren ? Il y a un problème ?

— Non, je me demandais juste où tu puisais ton énergie.

— Oh... »

Elle se releva.

« Je ne sais pas.

— Moi non plus, soupira-t-il. Mais bon, ce n'est pas nouveau. Le jour où je te verrai vannée...

— Je l'ai déjà été, objecta-t-elle alors que ses pupilles se faisaient légèrement fuyantes. Après la reprise de Shiganshina... »

Elle cacha son menton dans sa vieille écharpe rouge. Il y a des accrocs... Il va falloir la changer. « On a fini cette salle », constata-t-il. « On passe à l'autre ? » Elle hocha la tête, et ils réitérèrent l'opération à l'identique.

Ou presque ; lorsque l'adolescent se releva après avoir nettoyé le dessous d'une table, un sifflement strident lui vrilla les tympans. Il se tint l'oreille en grimaçant. « Qu'est-ce que c'est que ça ? » Son amie se tourna vers lui, pour s'avancer à grands pas sans attendre.

« Eren ! » Du filtre flou qui lui brouillait la vue, il discerna le blanc d'un mouchoir. « Tu saignes du nez. » Elle le força à s'agenouiller ; il fut incapable d'opposer la moindre résistance. « Tiens bien ta narine... » Elle vérifia la température de son front. « Hansi et ses expériences... » articula-t-elle sur un ton effrayant. « Un jour... »

Elle s'arrêta net lorsqu'une autre voix s'éleva. « Vous avez intérêt à ce que ce soit propre. Jäger, un problème ? » J'ai l'impression que mes tempes vont exploser. Il ne comprenait pas grand-chose à ce qu'il lui arrivait, et fut incapable de parler de lui-même. On lui présenta alors une gourde ; il en but l'eau d'une traite, et attendit quelques minutes.

« La salle deux n'est pas trop mal », reprit son supérieur. « J'espère que vous n'avez pas encore fini celle-ci... On sent la crasse à trois kilomètres. Ackerman, quand il pourra de nouveau se lever, prends garde à ce qu'il ne fasse pas un malaise en continuant le boulot... Et arrête-le s'il le faut. »

L'intéressé, aussi buté soit-il, se résigna à rester tranquille quelques minutes. Me forcer ne servira qu'à empirer mon cas, songea-t-il. Le temps passa lourdement alors qu'il attendait que sa cervelle se fasse moins encombrante.

Finalement, le monde autour de lui s'éclaircit, et il put se remettre sur ses pieds sans chanceler. La demi-heure qui suivit fut riche en coups de brosse et en air frais ; l'équipe se réunit comme prévu dans le hall, se répartit de nouvelles tâches, et acheva de purifier les bâtiments qui leur étaient destinés.

Les instruments qui leur avaient servis retrouvèrent leurs placards lorsque le soleil disparut à l'horizon. Les épaules usuellement tendues de Livaï se décontractèrent alors qu'il appréciait de son regard impassible le travail qu'ils avaient achevé. C'était l'un de ses traits de caractère – qu'Eren n'était pas le seul à avoir remarqué, loin de là. Si tout était propre, on pouvait admirer l'un de ces rares moments où la satisfaction pointait dans ses yeux clairs.

Mais cette fois-ci, elle fut de courte durée. Alors que tous les camarades d'Eren se préparaient à s'aligner devant le réfectoire, ils furent appelés dans l'une des salles de réunion que lui et son amie avaient nettoyée quelques heures plus tôt. Hansi se tenait là, accompagnée du caporal-chef, interminablement adossé contre le mur et bras croisés ; d'un geste, ils mirent les soldats qui les saluaient au repos.

« On a trois choses à vous annoncer », commença-t-elle d'un air sérieux. « Ces informations sont confidentielles. Seuls nous pourrons les divulguer au grand public. » Il y eut un silence approbateur. « Tout d'abord, Marion a retrouvé la mémoire. » Quelques coups d'œil furent échangés. Armin lui tapota l'épaule, pour lui adresser un regard préoccupé. C'est pour ça qu'elle était dans un mauvais état...

« Ensuite, Kenny Ackerman est vivant, et rôderait dans le mur Sina. De même pour Isaac. Vous devez redoubler de prudence ; ce sont des ennemis de taille. Un seul instant de déconcentration peut vous valoir cher. Mikasa, tu sais ce que tu dois faire. »

L'intéressée acquiesça. On savait déjà pour Isaac, mais Kenny... Le jeune garçon déglutit. S'ils s'allient, on est réellement en danger. Il posa ses yeux sur son pouce. Mais j'ai une arme de taille. Mikasa est douée, et le caporal aussi. On peut se défendre, et on peut les vaincre.

Il attendit donc la suite des nouvelles, déterminé. Tout le monde scrutait les supérieurs ; le petit homme releva la tête, dardant l'assistance de ses pupilles impassibles. « Annie Leonhart a accepté de nous rejoindre. »

L'ambiance se fit brusquement lourde. Le choc les frappa de plein fouet ; Ymir elle-même écarquilla les paupières, avant de serrer les poings, manifestement irritée. « C'est de la folie », cracha-t-elle. « C'est une ennemie. Elle nous plantera un couteau dans le dos dès qu'elle en aura l'occasion. »

Historia posa un doigt sur sa tempe quelques secondes. « Je ne peux pas lui faire confiance non plus. » Sasha se mit à regarder autour d'elle d'un air incertain, et son ami blond baissa ses yeux bleus vers le sol, la bouche entrouverte de stupeur. Les murmures grandirent de plus en plus ; Hansi redressa ses lunettes sur son nez, le visage impénétrable.

« On ne vous a pas demandé votre avis », jeta alors Livaï. Le silence revint en maître. Il se redressa, et s'avança de quelques pas. « Il faudra coopérer ; c'est un ordre. » Il les scruta un par un, constatant manifestement le doute sur certaines faces. « La situation est critique. Les ennemis sont peut-être en marche à l'heure actuelle. Toutefois, en joignant nos rangs, Leonhart est tout aussi coincée que nous l'étions à Shiganshina, la dernière fois. »

Les oreilles se firent un peu plus attentives. Ils reprennent leurs esprits, songea Eren. Mais lui-même n'en menait pas large ; l'idée de revoir la blonde le glaçait sur place. « Il n'y a pas de garantie que ce plan fonctionnera », continua l'homme aux cheveux noirs, « mais vous n'avez pas le temps de baragouiner. C'est ce genre de comportement puéril qui nous mènera à notre perte. Reprenez-vous, et obéissez. »

Après quelques secondes de flottement, le poing des explorateurs s'abattit sur leur poitrine. On les congédia, et ils rejoignirent le réfectoire dans un mutisme pesant. Le trio d'espoirs de l'humanité s'installa à sa table habituelle. Cette fois-ci, Marion ne vint pas, et ils mangèrent leur dîner sans prononcer une seule parole ; leur regard en disait déjà long.

« Bonne nuit, alors », articula Eren en se levant. Mikasa suivit dans la seconde. Par chance, Mike les attendait déjà, et ils descendirent les escaliers sombres menant aux souterrains. Une fois arrivés dans la pièce qu'ils occupaient, sobrement meublée de deux lits et d'une chaise, le jeune garçon s'enfouit dans ses couvertures, le cœur vide.

Il aurait aimé balayer au loin les souvenirs atroces de sa mère éclatée en deux, mais cela était hors de sa portée. C'est à cause d'Annie que c'est arrivé, pensa-t-il, dents serrées. C'est à cause d'elle qu'on a tout perdu. Un sentiment lugubre s'insinua en lui ; le désir de vengeance pointa bientôt le bout de son nez.

Il ferma les yeux, sourcils légèrement froncés, tandis que le sommeil venait le cueillir au beau milieu de sa hargne. Je leur ferai payer.

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