Attaque - Partie 3

TW : Attentat. Fin de la scène à la prochaine indication en gras.

Bruxelles, Belgique, 16 mai 2019

« C'est ici ? » demanda Emilie en désignant l'immeuble de logements sociaux, situé dans la banlieue de Bruxelles, qui se dressait devant elle. Marion acquiesça, et sonna, la gorge nouée.

La porte se déverrouilla dans un petit cliquetis, et elles entrèrent, traînant leurs valises derrière elles. C'est aujourd'hui. Son cœur battait la chamade alors qu'elles grimpaient les escaliers de vieux carrelage beige.

Nous allons devenir des criminelles. Bien que j'en sois déjà une... songea-t-elle en repensant à l'homme à la caméra qu'elle avait tué dans les Bas-fonds afin de sauter par la fenêtre, et à celui à qui elle avait planté un couteau dans le ventre, certainement mort à la suite de ses blessures.

La nausée la prit, et un goût de bile envahit sa bouche. Elle n'avait rien pu avaler depuis la veille. Son amie, elle, s'en sortait très bien : son appétit n'avait pas bougé d'un iota. Elle a été formée pour, devina-t-elle. Elle n'a aucun problème avec ça.

Elles arrivèrent au dernier étage. Un grand individu, aux cheveux blonds et aux yeux bruns, leur ouvrit la porte d'un appartement plus ou moins ordonné. Il referma soigneusement l'ouverture, puis les invita à poser leurs valises et à s'installer devant la télévision.

« Il est neuf heures quatre... » songea-t-il en regardant sa montre. « Il est presque temps. » Ils ne se présentèrent pas, ne discutèrent pas ; ils se contentèrent de regarder l'écran, qui diffusait une chaîne belge d'informations en direct. La tension monta chez la jeune fille, crispant chacun de ses muscles.

« Flash info : un homme armé a ouvert le feu sur les passants de l'Avenue Louise. » Son cœur manqua de la lâcher. « Les forces de l'ordre ont été envoyées sur place. Nous ne disposons pas de plus d'informations. »

Le blond esquissa un sourire, et Emilie resta parfaitement impassible. C'est horrible. Le monde se mit à tourner affreusement autour d'elle. Des innocents sont en train de mourir... Et nous sommes de mèche avec leurs bourreaux...

Elle serra les dents, s'empêchant d'éclater en sanglots. Nous n'avions pas d'autres choix, hein... Il faut l'abattre, ce foutu général. On n'a pas intérêt à rater notre coup, où tout ça sera vain. Elle inspira profondément, la respiration saccadée.

« En direct du lieu de l'attentat... La foule est affolée et fuit se réfugier dans les cafés... » énonça difficilement un journaliste, situé au bout de la rue. « Tout le monde est complètement paniqué... C'est une scène de guerre à laquelle nous avons affaire : est-ce que le schéma des attentats de Paris va se répéter ? »

« Il faut y aller », déclara soudainement le terroriste. Elle sursauta. « Vous avez le matériel ? » La guerrière hocha la tête. « Ils devraient survoler Bruxelles dans quelques minutes. Il faut tout monter avant qu'ils n'arrivent. Enfilez vos cagoules et vos combinaisons. »

Elles obtempérèrent, et cachèrent leur visage et leurs vêtements. La combattante hissa sa lourde valise sur son dos, et elles le suivirent sur le toit parfaitement plat du building. Là, elle l'ouvrit, et en sortit un Igla-1D en deux morceaux.

« Ils ne peuvent pas nous voir de là », expliqua l'inconnu en désignant un bâtiment plus grand. « Ils ne nous remarquerons que lorsqu'ils passeront en face. Vite... » Il installa la lourde rampe de lancement, et la chargea. Emilie s'occupa du reste, plaça l'arme sur son épaule et attendit, son regard bleu glace marqué par une profonde concentration.

La chercheuse, quant à elle, s'installa un peu plus en hauteur, équipée de jumelles. Un petit vent frais passa dans les ouvertures de son habit ; seules les voitures se faisaient entendre au loin. Ils attendirent un long moment, crispés.

Bientôt, le bruit du rotor s'éleva, et se fit de plus en plus proche. Quelques instants plus tard, l'hélicoptère passa quelques quartiers plus loin. « Il est là ! » s'écria-t-elle, décoinçant sa voix au prix d'un effort colossal.

La femme hocha la tête. L'engin commença brutalement à s'éloigner. « Ils nous ont repéré ! » s'exclama l'adolescente. Sa camarade parut serrer les dents ; elle se redressa habilement, et tira.

La détonation qui suivit creva les tympans de la jeune scientifique. Le missile partit dans un sifflement, laissant une traînée de fumée derrière lui ; il fit quelques tours, dériva un peu, puis fonça vers sa cible.

Il toucha les pales dans une violente explosion. La machine commença à dériver, manifestement hors de contrôle. Quelques secondes plus tard, elle éclata dans une déflagration de feu et de débris de ferraille, et sa carcasse s'abattit sur un grand édifice en verre. Une fumée sombre s'éleva.

Il... Il s'est écrasé sur un centre commercial... réalisa Marion, paniquée. Ils ont dit qu'il tomberait dans un terrai vague... Elle serra les poings, en proie à une profonde colère. Stéphane Bern, espèce d'enfoiré... Tu m'as mentie...

« Marion ! » l'appela Emilie. « Il faut y aller maintenant ! Un hélico fonce sur nous ! » L'objet en question, appartenant aux forces de l'ordre belges, cribla de tirs la façade de l'immeuble sur lequel ils se trouvaient.

Son amie courut vers elle, la descendit de son piédestal, et la força à la suivre jusqu'à l'intérieur, la tenant fermement par le poignet.

« La voiture... Où est la voiture... marmonna-t-elle.

— Emilie, balbutia la jeune fille en manquant de tomber par terre. Il faut enlever nos combinaisons et se mêler à la foule.

— Mais la voiture...

— On ne peut pas, on serait suspectes à ne pas imiter les autres, ahana-t-elle d'une voix brisée.

— Oui, tu as raison ! »

Elles retrouvèrent leur tenue normale et rejoignirent le chaos qui régnait dans la rue en-dessous. La lycéenne vit de loin l'homme blond tirer sur l'hélicoptère à l'aide d'un AK-47. Il joue au kamikaze pour qu'on s'enfuie, réalisa-t-elle, bouche bée.

Mêlées à la vague de personnes paniquées qui sortaient de l'immeuble, elles se tinrent la main avec force et plongèrent dans un océan d'épouvante. Elles se mirent à courir dans la rue grise, manquant de trébucher dans les trous du goudron fissuré, se faisant bousculer de toutes parts.

Finalement, elles bifurquèrent dans une ruelle. Marion, en voyant une personne âgée tomber à la renverse, esquissa un demi-tour, mais la soldate la força à la suivre, dardant ses deux yeux bleus sur elle. « Nous ne pouvons pas. Nous devons rejoindre Issei, maintenant. »

Le cœur détruit et les joues noyées de larmes, elle la suivit. C'est nous qui avons causé tout ça. Aveugle au chemin que la femme empruntait, elle se contenta d'emboîter ses pas, vidée de toute volonté. C'est à cause de nous que des innocents, hommes, femmes et enfants, se font massacrer, là, maintenant.

« Esfir, Diana », les appela le japonais, installé dans une vielle Renaud 5. « Montez à l'arrière. Nous devons fuir cet enfer le plus vite possible ! » Elles obéirent, et s'assirent sur la banquette poussiéreuse de l'automobile.

« Heureusement que vous n'avez rien », soupira-t-il avec un soulagement exagéré. « Avec ce qu'il se passait à la télé... J'ai bien cru que vous alliez... » Il s'étrangla, et se concentra de nouveau sur la route, le regard troublé.

Emilie prit un air affolé. L'adolescente n'eut pas besoin de simuler : démolie, elle l'était déjà. Le capitaine alluma la radio, lèvres pincées. « ... Une dizaine de morts et trente blessés. Deux autres assaillants ont déboulé dans des rues annexes à l'Avenue Louise, armés de kalachnikovs... »

Des parasites recouvrirent un instant la voix du journaliste. « Un immeuble a explosé dans la banlieue de Bruxelles, et l'hélicoptère du général David L. Goldfein s'est écrasé sur un centre commercial. Nous avons affaire à une triple attaque... La source terroriste est envisagée par le gouvernement belge... »

Ils sortirent enfin de la capitale, et s'engagèrent sur une autoroute menant à la frontière allemande.

« Direction Düsseldorf. Mais... où sont vos valises ? s'étonna-t-il.

— On les a laissées à l'hôtel, expliqua Emilie d'une voix légèrement tremblante. Dans la panique... On n'a pas du tout pensé à les récupérer...

— Je vois... »

Il coupa la radio. « Je n'en peux plus, de ces foutus attentats... Mettons un peu de musique... » Il fouilla un moment dans sa boîte à gants et en sortit le premier CD de Van Halen. Bientôt, un bruit de sirènes s'éleva, suivit d'une basse. Un riff dynamique envahit la voiture. Il traversa la chercheuse sans même l'atteindre.

Ses yeux verts étaient bloqués sur la fenêtre, et regardaient le paysage sans le voir. Elle se dégoûtait, elle se détestait atrocement ; elle n'avait plus le droit de vivre, après l'avoir ôté à des dizaines et des dizaines de personnes qui n'avaient rien fait.

Elle sentit son amie se rapprocher d'elle. Son cœur se serra lorsqu'elle posa une main sur son épaule. « Marion », souffla-t-elle. « Je n'étais pas d'accord non plus... Mais nous n'avions pas le choix... » L'intéressée hocha la tête, peu convaincue. Le choix, on l'a toujours.

Elle se recroquevilla un peu plus sous le poids des regrets et des morts qu'elle avait causées. Je ne suis plus qu'un monstre. Elle serra les dents. Je ne suis plus qu'un monstre, seulement digne d'une chose...

Fin de la scène.

***

TW : Alcoolisme, suicide. Pour l'éviter, passer au chapitre suivant.

Dans une petite ville de l'Ouest de la France, 17 mai 2019

Une aura ténébreuse entourait Philippe Griffonds. « ... bilan : cent quatre-vingt-treize morts et trois cents soixante blessés. Quarante-six sont entre la vie et la mort », débitait sa télévision, dont l'écran éclairait la pièce sombre dans laquelle il se trouvait.

« Seize heures », lut-il sur sa montre d'une voix enrouée. « L'heure du goûter. » Il se leva, et manqua de trébucher sur les cadavres de bouteille qui, nichés dans les recoins sombres du salon, jonchaient le sol sale et poussiéreux.

« Du moins, c'est ce qu'aurait dit Marion... » Il ouvrit un placard en hauteur, en sortit maladroitement une bouteille de whisky et but trois longues gorgées, avant de tituber jusqu'à une chaise.

La pièce était dans un désordre monstrueux. Les volets étaient fermés depuis des semaines ; une odeur de poussière et de nourriture avariée envahissait l'espace sans même que l'homme ne la remarque. Il n'avait plus fait les courses depuis quinze jours. Quelle utilité, quand l'envie n'y était pas ?

L'individu n'avait plus revu le bonheur depuis le quinze juin 2017. « Comme ma femme », ricana-t-il. « Il est parti, et a tout pris avec lui. » Il toussa plusieurs fois et se gratta le crâne. Une pluie de pellicules tomba sur ses genoux ; il ne prit pas la peine de les épousseter.

Sa bien-aimée l'avait quitté deux mois après l'enlèvement de leur fille. Elle avait prononcé des paroles atroces, qui résonnaient encore dans son crâne, pour lui refiler des migraines insupportables. « Elle n'était même pas désirée, pourquoi est-ce que tu te mets dans un état pareil ?! », « Je te rappelle qu'on nous a forcé à l'avoir ! C'est un monstre, depuis le début ! », « Avec l'argent qu'on a récolté, tu vas pas te plaindre ! »

Espèce de salope. Il posa brutalement sa bouteille sur la table. Il se souvenait du jour où des agents américains avaient sonné à leur porte comme si c'était la veille. « Nous venons vous demander un service pour servir la cause des Etats-Unis d'Amérique. Si vous n'obéissez pas, nous abattrons vos enfants. »

Clair, net, précis. La demande était simple : faire un enfant, les laisser lui bidouiller l'ADN, l'élever normalement jusqu'à ses dix-sept ans, et leur donner après. « Bien sûr, nous le masquerons en enlèvement. Votre protection est assurée. »

Ils avaient obéi sans broncher. Comment auraient-ils pu faire autrement ? La vie de leurs enfants était en danger. Une vie sacrifiée pour en sauver quatre... Le choix était vite fait. Il suffisait de ne pas s'y attacher...

Chose dont Philippe avait été incapable. Lorsqu'il avait vu la bouille d'ange qui était sortie du ventre de sa femme, il avait immédiatement regretté son choix. Seulement, on leur mettait un couteau sous la gorge ; ils avaient dû continuer, c'était le contrat. Chaque mensonge qu'il avait prononcé à Marion lui avait un peu plus démoli le cœur.

Catherine, elle, n'avait eu aucun problème avec ça. Elle ne voyait rien de l'intelligence et la gentillesse de leur fille : elle était très bonne à ce petit jeu, qui consistait à se cacher les yeux et à faire comme si tout allait bien se passer.

De là avaient commencé leurs désaccords, qui avaient pris de plus en plus d'ampleur à mesure que le jour approchait. Toutefois, sa souffrance avait été drastiquement allégée à l'instant où la Résistance 2.0 les avait contactés, le quatorze juin au soir. « Nous allons sauver Marion. Elle ne tombera pas dans les mains des Etats-Unis. Nous l'enverrons toujours, mais elle ne sera pas exploitée. »

C'était au moins ça. Son âme en était un peu plus éclaircie, un peu moins lourde... Jusqu'aux violentes disputes avec son ex-femme. La disparition de l'adolescente avait complètement déséquilibré la famille. Elle avait toujours été plus ou moins seule à le soutenir dans ses paroles : sans elle, il était aussi capable qu'un mulot face à trois vipères affamées.

Voilà comment il s'était retrouvé dans un appartement médiocre, à se nourrir aux allocations chômage, puis au RSA. L'alcool était devenu son eau. Son état se détériorait de jour en jour, mais peu lui importait : il n'avait plus aucune raison de continuer à se démener avec la vie, puisque sa seule raison d'être s'était volatilisée.

J'ai fait de la merde. J'aurais dû me rebeller dès le début... Il ignora superbement la brusque quinte de toux qui le secoua, et le monde qui tournoyait autour de lui en lui flanquant la nausée. Il attrapa une corde dans un tiroir et sortit dehors, pour la première fois depuis des jours et des jours. L'air frais envahit ses narines, et le soleil l'aveugla.

Il ne prit ni ses clés, ni son téléphone. Il n'éteignit pas sa télé et ne prit pas la peine de refermer la porte. Quelle importance ? Il s'approcha d'un arbre. Le jardin communal était désert, comme toujours à cette heure-là. Aucune. Plus rien ne compte. Même si les gosses de la maternelle voient ça, je m'en fous.

Il s'éleva sur une chaise en plastique et passa la boucle autour de son cou. Un sentiment agréable l'envahit lorsque la matière rêche effleura sa peau. J'ai trop attendu. J'aurais pu préserver bien des RSA, si je ne m'étais pas bougé le cul dès qu'ils m'avaient foutu à la porte.

Il poussa le tabouret du pied ; la corde se referma violemment sur sa gorge. L'air lui fut coupé, et les bourdonnements qui agressèrent ses tympans se transformèrent bientôt en sifflements stridents. Des tâches noires envahirent sa vision, fissurées par des éclairs de lumière blanche et immaculée.

Dans un dernier soubresaut, il partit.

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