A la nuit tombée - Partie 5
Stohess, Mur Sina, 22 janvier 851
Une foule d'indignés s'étaient réunis sur la place principale de la ville, où trônait une fontaine luxueuse surmontée d'une statue du roi... Désormais souillée de déchets de toutes sortes. Bourgeois, journalistes et marchands, au travers d'intérêts différents, se retrouvaient ici pour déchaîner leur colère.
Après la lecture de la lettre ouverte de l'Armée, les premiers s'étaient rendus compte que leurs taxes ne servait qu'à servir de pâtée au roi, et demandaient remboursement ; les seconds ne pouvaient plus supporter les restrictions de publication du gouvernement, et l'assassinat de leurs confrères était la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase. Quant aux troisièmes, ils avaient vite fait de conclure qu'avec l'armée au pouvoir, leurs futures terres dans Maria seraient bien mieux protégées, et que leurs bénéfices s'en verraient drastiquement augmentés.
La branche des Brigades qui était restée bien sage ne leur faisait pas vraiment peur. Ils étaient tout au plus trois cents, répartis dans toutes les cités de Sina et de Rose, et n'oseraient pas lever la main sur eux. Quand bien même ils tenteraient, le nombre de manifestants dépassait largement leurs effectifs ; ils n'auraient qu'à en venir aux poings, et c'était fini en deux temps trois mouvements.
Alors qu'ils protestaient, un son de cloche vrilla leurs tympans, et sur la potence installée au bout du vaste endroit monta un homme aux cheveux blonds retenus en arrière. De ses mains fortes, il traînait un Naile Dork menotté et maigre à faire peur ; celui-ci manqua de trébucher dans ses haillons, et son regard se riva au sol. La honte de devoir faire face au grand public dans une posture aussi humiliante l'accablait.
Lorsqu'on le poussa sans ménagement au-dessous d'une corde, ses traits se tordirent en une grimace de douleur. Le doute l'envahissait, et la panique lui retournait les tripes. Pour quelle raison allait-il mourir ici ? Est-ce que son sacrifice était bénéfique à la révolution qu'Erwin menait ?
Au souvenir de l'homme, il serra les dents. J'espère pour toi que tu tireras quelque chose de ce que j'ai subi, Erwin. Voilà qu'après des jours entiers de torture et d'interrogatoire, il allait être pendu. Réjouis-toi au moins du fait que je n'aie quasi-rien lâché de ton petit plan...
Il avait eu un peu de mal à suivre le major ; il le trouvait trop extrême dans ses convictions, et sa tendance à sacrifier des vies pour arriver à son but le dégoûtait. Mais il avait dû se rendre à l'évidence : si les choses ne bougeaient pas, même le Centre allait pâtir des erreurs du gouvernement.
Or, il avait œuvré toute sa carrière pour garder le mur Sina dans sa tranquillité si réputée. Certes, il avait dû passer par des combines, son corps d'armée comportait quelques énergumènes plus ou moins honnêtes, et lui et ses officiers s'étaient un peu impliqués dans l'affaire des détournements des fonds revenant originellement au Bataillon pour ses Expéditions...
Mais au moins les personnes qu'il protégeait vivaient-elles en paix. Et maintenant que son œuvre était en danger, il lui avait bien fallu agir. Même si les bienfaits du déchaînement de la foule en face de lui lui échappaient un peu, il s'y était résigné, et avait mis sa confiance, au final, dans les mains de son ancien camarade de promotion, malgré tout le mal qu'il avait eu à le faire.
« Que cela vous serve d'exemple ! » s'écria alors son bourreau à l'intention du peuple en colère. « Les prochains qui tenteront de renverser la monarchie, à qui vous devez allégeance, se verront subir le même sort que cet homme ! » A ces mots, la fureur des individus s'attisa, et des projectiles de toute sorte s'écrasèrent à leurs pieds.
« Bande d'infâmes égoïstes !
— Rendez nous nos biens !
— Vous vous pensez fort, de votre piédestal ?! Vous n'êtes que des incapables !
— A mort le Roi ! On veut un nouveau gouvernement ! »
Le grondement sourd de leurs protestations s'éleva de plus en plus puissamment, jusqu'à faire reculer le conservateur à la droite de l'ancien commandant. Si la peur venait de luire dans ses yeux, elle fut vite surmontée par de la rage, et il redoubla de force pour pousser son supérieur passé jusqu'à un tabouret.
Lorsque la corde rêche le frôla, il se vit assailli de tremblements. Une vague de désespoir s'empara violemment de lui : il ne voulait pas mourir, pas maintenant ; il n'avait rien fait pour mériter cela. Pourquoi était-ce à lui de payer à la place des autres ?
« Regardez bien, hérétiques ! » hurla l'autre. D'un vif coup de pied, il faucha le tabouret qui tenait Naile debout quelques secondes plus tôt, et ce dernier fur brusquement retenu par le lien qui allait l'emmener à la mort. Une douleur atroce l'assaillit immédiatement. Il eut beau se débattre, rien n'y fit.
Des bourdonnements ne tardèrent pas à ronger ses oreilles. Le monde tourna autour de lui alors qu'il cherchait vainement un peu d'air ; son corps tentait bien de lutter, se tordant dans tous les sens en une souffrance horrifique, mais toute résistance était vaine. Sa notion du temps lui échappa, tant et si bien qu'il lui semblait ne lui rester que quelques secondes à vivre.
A l'instant où il voyait sa vie défiler devant ses yeux, où ses pensées se tournaient vers sa femme et son enfant, et où il se sentit définitivement partir, la corde qui le retenait fut brutalement tranchée en deux. Il sentit vaguement le sol heurter ses genoux, et un bras le soulever de terre.
« Par là, on se barre ! » entendit-il au-dessus du vacarme assourdissant qui frappait son cerveau de plein fouet. Il ne perçut rien de plus, et plongea dans les ténèbres.
***
Quelque part dans le Mur Rose, 28 janvier 851
« Ils sont en vue ! » s'exclama un soldat. « Ils sont trois... Mikasa, est-ce que tu peux les identifier ? » Ce n'est pas trop tôt, pensa Livaï en sortant de sa tente, emmitouflé dans son manteau long du Bataillon.
La combattante venait de se saisir d'une longue vue, et scrutait d'un œil plissé les trois points qui venaient de pénétrer la vallée enneigée. « Ce sont Marlowe et Hitch », déclara-t-elle. « Je crois qu'ils ramènent quelqu'un d'autre. »
Tous s'attelèrent à leur tâche. Ils enfourchèrent leurs chevaux pour les accueillir, déblayèrent les chemins et préparèrent un feu. Le petit homme regarda le campement grouillant d'activité quelques secondes, pour tourner les talons et se diriger vers la toile où se trouvaient Pixis et Erwin.
« Les gamins arrivent », lâcha-t-il en passant le pas de la porte. Les deux supérieurs étaient assis autour d'une table de fortune faite avec des tréteaux et quelques planches rongées, une tasse de thé entre les mains et un plan devant eux. Ils semblaient absorbés par l'organisation de la suite des évènements, tant et si bien que le caporal-chef dut rester planté vingt bonnes secondes avant que l'un d'eux ne lève la tête.
« Bien », déclara le blond après un moment de réflexion. « Dans une heure, nous allons savoir lequel des deux scénarios nous allons devoir suivre... » Le plus âgé courba très légèrement les épaules, sourcils froncés. « En espérant que ce soit le bon. »
Dès la seconde où les nouveaux arrivants entrèrent le maquis, tous les supérieurs des corps d'armée rejoignirent les trois déjà présents. Hansi débarqua la dernière, chancelante sur ses béquilles ; le plus petit ne releva pas la façon avec laquelle elle s'écroula à demi sur la buche lui servant de tabouret, à sa droite.
Ainsi entrèrent Hitch et Marlowe, haletants, boitillants, les yeux cernés et pâles comme un linge. Mais c'était l'état de Naile Dork qui était le plus à plaindre ; il tenait à peine debout, et tremblait de froid sous la misère qui lui servait d'habit. Il se vit immédiatement attribuer un manteau, et les deux plus jeunes l'aidèrent à s'asseoir, avant de prendre place.
Un lourd silence suivit, bientôt brisé par la voix du chef de la Garnison. « Quelles sont les réactions ? » demanda-t-il d'un air grave. La jeune guerrière remit d'une main frissonnante ses cheveux châtain clair en arrière, et darda ses deux yeux fatigués sur l'assistance.
« Tout le monde est furieux », rapporta-t-elle. « Il y a des manifestations... La plus grosse s'est déroulée le jour où le commandant devait se faire exécuter. Du moins, c'est la dernière que nous ayons vue avant de partir de Stohess... » Elle marqua une pause. « L'avis est favorable pour nous. »
Livaï la scruta un moment, paupières plissées. Elle avait bien changé, depuis deux semaines : si, avant, elle avait tendance à flâner dès qu'elle le pouvait et à faire la moue à tout bout de champ, un sérieux implacable modelait désormais son visage. Nul doute qu'elle redeviendra comme avant dès qu'elle en aura l'occasion... Mais au moins, elle n'a pas fait foirer cette putain de révolution avec ses conneries.
Elle leur raconta ensuite en détail leur fouille des bureaux des monarchistes, et la manière dont ils étaient pris au dépourvu et sollicitaient l'aide de Zackley. Celui-ci semblait également suivre le plan à la lettre, et, de ce qu'ils en avaient vu, le tout fonctionnait comme ils l'avaient prévu.
« Je vois », dit le major en croisant ses mains sous son menton, une lueur dans ses yeux bleus. « Naile, si tu le permets, Hitch et Marlowe peuvent disposer. » L'intéressé acquiesça, et se tourna vers le plus grand. « Je vois que tu es dans un sale état », continua ce dernier.
Simple hochement de tête. « Que s'est-il passé ? » Le policier militaire ferma les yeux un moment, pour laisser échapper un soupir éreinté. Il leur conta la manière dont ils l'avaient traîné dans les cachots, torturé et interrogé deux semaines durant ; heureusement, il n'avait, à la stupeur du caporal-chef, lâché aucune information.
Il y avait peut-être plus en cet homme que ce qu'il avait vu en le rencontrant. C'était un lâche, un corrompu et un égoïste, mais au moins avait-il été capable de faire la part des choses, à un moment dans sa vie de bourge. Et tenir sous la menace physique, ce n'était pas une mince affaire.
Mais est-ce qu'il n'omet pas quelque chose ? Il le scruta un très long moment. Cette histoire paraissait tout de même louche. Est-ce que tout pouvait si bien se passer, sans rencontrer de difficultés majeures ? Ce calme plat qui les avait suivis depuis qu'ils étaient arrivés dans les montagnes ne lui disait rien qui vaille, et son intuition lui soufflait qu'ils n'allaient pas rester tranquilles très longtemps.
« Nous partons dès demain », déclara le major en se levant, déterminé. « Vous savez ce qu'il vous reste à faire. »
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