A la nuit tombée - Partie 2

Stohess, Mur Sina, 15 janvier 851

Albert Steen était penché sur un tas de paperasse, ses petits yeux gris plissés. Il tenta un instant de discerner les lettres qui se présentaient devant lui, en vain. « Ah... » soupira-t-il. Il attrapa ses lunettes en cul-de-bouteille avec résignation.

Il put enfin déchiffrer le message que lui avait apporté un soldat d'une section spéciale des Brigades quelques instants plus tôt. Il n'avait pas compris grand-chose à son charabia, et sa semi-surdité n'arrangeait pas les choses ; mais désormais, tout prenait sens d'un coup.

Ses lèvres craquelées s'entrouvrirent. Il passa une main ridée sur son vieux visage rêche, et laissa ses cheveux blancs en bataille retomber sur son front court. « Encore une restriction de publication... » murmura-t-il.

Cela n'était pas nouveau : depuis qu'il avait commencé sa carrière de journaliste, à l'âge de seize ans, la première chose qu'on lui avait apprise était de suivre à la lettre les indications du gouvernement. Il s'était bien évidemment plié à ce règlement. Si la monarchie voulait cela à ce point, elle avait une bonne raison.

Seulement, depuis l'incident du Titan Femelle à Stohess, ce genre de billet pleuvait tout bonnement dans sa boîte aux lettres, quand il ne recevait pas directement les soldats dans son bureau. Il avait même eu droit à des fouilles, quand bien même son comportement était resté exemplaire tout le long de sa vie.

Que craignaient-ils à ce point ? Était-ce que le peuple se révolte ? Il baissa de nouveau son regard sur le papier. Désormais, il lui était proscrit d'apprendre au grand public que Shiganshina avait été de nouveau attaquée, et que les hauts placés avait interdit le sauvetage d'Eren et de Marion.

Il ne se plaignait toutefois pas ; il n'était pas le seul à souffrir de cela, toutes les personnes dans le milieu étaient mises sur un pied d'égalité face à la Chambre. Ils veulent garder une cohésion. Il se leva et sourit légèrement. Dans une situation aussi critique, c'est naturel. Et puis... Ce n'est pas à quatre-vingt ans que je vais me rebeller.

Il promena ses yeux dans son petit bureau encombré. Tout était recouvert de journaux et de dossiers froissés ; l'armoire de bois clair au coin de la pièce, les étagères cloutées un peu partout aux murs de pierre lisse, et le plancher sombre même. Le tout sentait un peu le renfermé, puisqu'il ne disposait d'aucune fenêtre, mais il s'y était habitué il y avait de cela bien longtemps.

Trente-deux ans plus tôt, il avait enfin pu monter son propre hebdomadaire, et s'était installé dans un petit bâtiment tout à l'est de Stohess. La construction était très mal agencée ; il possédait deux bureaux minuscules et un hall d'accueil de neuf mètres carrés au rez-de-chaussée, tandis que l'étage était constitué d'une pièce réunissant sa cuisine et sa chambre, et d'une salle d'eau annexe.

« Il est déjà sept heures... » murmura-t-il en voyant sa montre. Il attrapa la clef de la petite salle, en sortit et referma la porte. « Arthur », appela-t-il. Un petit blond aux prunelles vertes sortit de l'autre cabinet. Il l'avait embauché il y avait de cela quatre ans ; l'adolescent qu'il était avait montré une grande passion pour le journalisme. Il avait désormais pris du ventre, mais restait tout aussi énergique.

« On s'arrête là », lui apprit-il. « Tu peux rentrer chez toi. » Le cadet hocha la tête, et recouvra sa chemise beige de son manteau noir et fatigué. « Merci, monsieur Steen », sourit son visage jeune. « A demain. » L'intéressé acquiesça, et il sortit.

Albert se retrouva seul dans le petit hall. La nuit était déjà tombée dehors. Qu'il rentre bien... songea-t-il en montant ses escaliers grinçants. Il arriva dans son petit appartement et se fit un thé sans attendre.

Une heure et le dîner passèrent. Il s'assit sur son lit dur, le ventre encore gargouillant. Il n'avait plus grand-chose à manger, et, malgré la baisse des prix de l'alimentaire avec la reconquête de Maria, ses revenus ne lui permettaient pas de se payer une quantité assez décente de nourriture. Toutefois, il survivait, et cela lui était amplement suffisant. Vivre une vie simple ne le dérangeait pas.

Huit heures trente sonna. Il s'étira un long moment. Il faudrait que je dorme... pensa-t-il en sentant ses paupières se fermer d'elles-mêmes. Il laissa négligemment sa fenêtre entrouverte sur l'obscurité extérieure, permettant à l'air glacial de passer.

Un bruit sourd le réveilla en sursaut. Il se redressa ; ses cervicales craquèrent. Il se leva doucement afin de ne pas blesser sa vieille carcasse, attrapa sa lampe à huile et regarda son horloge. Il était tout juste une heure du matin.

Le froid mordant qui régnait dans la petite pièce, seulement éclairée par la faible flamme jaune qu'il venait d'allumer, le fit frissonner. Il referma l'ouverture en claquant des dents, et attrapa une vieille veste verte.

Une heure du matin... Il attrapa un bout de pain dur et croqua dedans avec difficulté. Est-ce que j'arriverai à me rendormir ? Il mastiqua un long moment, ignorant la douleur qui torturait ses gencives âgées et mal en point. Après avoir laborieusement avalé son casse-croûte, il rejoignit de nouveau sa paillasse et ferma les yeux en grommelant.

Lorsque la poignée de son petit appartement se tourna, il se figea immédiatement. Son cœur partit à vive allure, et il retint sa respiration dans l'espoir de s'empêcher d'émettre quelque bruit que ce soit. Le silence qui régnait désormais fut seulement brisé par les pas de l'individu qui s'approchait de son lit.

Tel le venin mortel d'un serpent, la panique s'infiltra en lui, et lui ankylosa chacun de ses muscles. Une main brusque se posa alors sur son épaule et le retourna violemment. Seul un gémissement s'échappa de la gorge du vieil homme en une plainte désespérée ; il ne regarda pas son agresseur, et se contenta de garder ses paupières si closes qu'il en avait mal aux tempes.

Un bruit lui apprit qu'on venait de sortir un poignard de sa poche. Je vais mourir. Les larmes lui vinrent aux yeux, et coulèrent le long de ses joues creusées. Un sanglot secoua son vieux corps en un hoquet difficile ; il attendit sa sentence, résigné comme il l'avait toujours été.

L'autre éleva son bras en un mouvement qui parut au journaliste aussi long qu'une année entière. Il se revoyait, enfant, courir dans les plaines fleuries du sud de Maria avec son chien, Jan ; jeune adolescent, à Karanes, aider sa mère à la maison lorsque son père était au travail ; presque adulte, à étudier le journalisme à Stohess, se battant pour avoir un avenir digne de ce nom et rendre ses parents fiers.

Le léger sourire qui se dessina sur ses lèvres se mêla à ses pleurs silencieux. Il avait bien vécu. Il était devenu ce dont il avait toujours rêvé ; c'était une chance unique en son genre, dans ce monde où chacun se battait pour soi-même. Lutter maintenant, à quatre-vingt-ans...

L'inconnu abattit son poignard, mais aucune douleur ne vint. Le vieillard ouvrit brusquement les paupières ; ses propres doigts avaient retenu le poignet de son assassin encapuchonné, l'empêchant d'atteindre sa gorge. Au-dessus de cette dernière, à quelques millimètres, tremblait la pointe de l'arme tranchante.

Avant que l'autre ne corrige son crime, un bruit précipité retentit. Une petite silhouette, sortant de derrière son canapé, l'envoya violemment balader contre le mur, le fissurant au passage, et lui trancha la gorge. Le sang chaud se déversa sur les draps de monsieur Steen.

Il recula, tomba au sol, se releva, se plaqua près de sa fenêtre et se retint de vomir. « Pas mal, le vieux », lâcha son sauveur en rangeant son petit canif. Il darda ses yeux clairs et cernés sur lui. « J'ai vraiment cru que je m'y étais pris trop tard. Au final, je n'aurais pas à m'excuser sur votre cadavre. »

Il porte les armes de l'Armée... Mais son uniforme, où est-il...? Tétanisé, il laissa son regard glisser vers le mort qui gisait sur sa couchette. C'était... « Un membre des Brigades Centrales », dit alors le plus petit en le gratifiant d'une expression parfaitement stoïque. « Le genre qui viennent vous faire chier presque tous les jours maintenant, hein ? »

Il s'approcha de lui, l'observa un instant, et lui tendit sa main, un peu raide. On aurait dit qu'il n'avait absolument jamais fait ça de sa vie. « Je suis le caporal-chef Livaï, du Bataillon d'Exploration », articula-t-il d'un ton froid. Il voulait manifestement compenser son acte de bonté subite. « Vous devez avoir des questions. »

Le plus vieux la lui serra brièvement.

« Que faisiez-vous...

— On savait que ça allait arriver.

— D'accord, murmura-t-il. Dans ce cas... Pourquoi est-ce qu'on voulait me tuer ? »

Il s'étrangla à ce mot, et un long frisson parcourut son échine. Il venait d'échapper à une mort certaine. Pire que ça, il s'était battu, pour la première fois de sa vie, contre ce qu'on lui imposait. Un étrange sentiment de puissance mêlé à de la peur se répandit dans sa poitrine. Lui, de tous les hommes...

« Cette nuit, ils éliminent tous les journalistes de Stohess susceptibles de se rebeller. » Il manqua de s'étouffer avec sa propre salive. L'indignation le prit à la gorge, et il serra les poings. Il n'avait pas ressenti de colère depuis bien longtemps.

« J'ai toujours eu un comportement exemplaire, siffla-t-il entre ses dents.

— Ils vous faisaient peur ?

— Non... Je leur faisais confiance...

— Oh ? jeta Livaï, le regard noir. »

Son aîné écarquilla les yeux. Il était réellement effrayant.

« Vous avez accordé votre confiance à des gens qui vous restreignaient et vous menaçaient de mort ? Pour quoi, une augmentation ? Vous n'avez pourtant pas l'air mieux logé que dans les Bas-fonds, cracha-t-il.

— Non... Je me fiche bien de combien je reçois, souffla son interlocuteur, choqué par sa brutalité. Je souhaitais simplement faire mon métier en paix... Je me disais que, s'ils en arrivaient aux bras, il y avait une raison...

— En effet. Le fric, dit-il sèchement. Plus vous obéissez, plus ils gagnent. Grâce à votre lâcheté, votre naïveté, ou votre égoïsme, des gens crèvent la dalle. Vous avez des responsabilités, et pas des moindres. Est-ce que vous avez jamais pensé à ça ? »

Albert ouvrit la bouche, sérieusement sidéré. Non, l'idée ne lui avait absolument jamais effleuré l'esprit. La culpabilité commença à le ronger. Lui qui pensait avoir parfaitement bien exécuté son travail, tout le long de sa vie... Il s'était trompé sur toute la ligne.

Être un bon journaliste, ce n'était pas imprimer des articles corrects et les distribuer aux passants, ce en sacrifiant ô vaillamment sa condition économique afin de s'y dévouer complètement. Il s'était illusionné pendant soixante-quatre ans, et cet homme venait de lui mettre une claque dans la gueule.

Être un bon journaliste, c'était mériter la confiance du peuple, l'informer avec la plus grande transparence, ce même si le prix à payer était sa propre vie.

Il avait échoué à sa mission. Tout le long, il avait emprunté la mauvaise route, se félicitant pour son comportement si irréprochable. Il n'avait fait que déshonorer ceux qui se battaient et qui risquaient leur vie et celle de leur famille. Il ne valait pas plus que les plus bourgeois du milieu de l'hebdomadaire, bien connus pour leurs revenus considérables.

« Vous avez raison », murmura-t-il, une main sur le front. « Merci, monsieur Livaï. Vous êtes un homme de bien. » L'intéressé lâcha un étrange bruit, semblable à un « tsk » ou à un « tch ».

« Évitez le monsieur, je ne suis pas aussi vieux que vous. Enfin. Je ne suis pas venu là pour rien », dit le militaire en lorgnant le cadavre ensanglanté. « Monsieur Steen, nous avons besoin de votre aide. » Il hocha vigoureusement la tête.

« Pouvez-vous nous aider à renverser le gouvernement ? »

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