Prologue : Quand vient l'orage

C'était l'été.

Ædrian finissait son bouillon quand l'orage éclata. La lumière avait précédé le rugissement du tonnerre. Sa mère l'avait rejoint, extenuée par une énième journée de labeur. Elle avait mangé en silence, avait regardé Ædrian en souriant, les yeux petits sous ses paupières lourdes. C'était une rude vie et la chaleur n'arrangeait rien. Les bêtes mourraient. Les plants aussi. Il n'avait pas plu depuis plusieurs semaines, peut-être des mois. Ils n'en savaient rien. Ils ne savaient plus ce qu'était une semaine, un mois ou une année.

La mère d'Ædrian était couchée lorsque les premiers éclairs avaient crevé le ciel. Avant d'aller dormir elle avait dardé dehors un œil inquiet : « il va y avoir de l'orage » avait-elle dit, « ne tarde pas » ; puis elle avait disparu. Mais Ædrian n'avait pas sommeil. Il lisait. C'était encore le même livre. Il l'avait déjà lu tant de fois. Son unique livre : un trésor. Avec lui, il avait appris à lire et à écrire ; à lire et à rêver. C'était celui de sa mère. D'où elle le tenait, jamais elle ne le lui avait dit. Elle le conservait avec soin, le cachait dans une trappe. C'était un objet rare : « rare et précieux », disait-elle, « prends en soin ». Alors Ædrian le chérissait. C'était sa seule distraction.

Ils habitaient une terre déserte mais pas aride, où il faisait trop chaud ou trop froid. Le premier village était à plusieurs lieux. Ils y allaient, une fois par semaine, vendre une partie de leur récolte et des œufs. Ils ne s'y étaient rendus depuis longtemps. Les poules étaient mortes, la moisson aussi. Ils avaient gardé le peu pour se nourrir ; eux, le cheval et la vache. Il eut été inenvisageable de perdre le cheval de trait. Laisser mourir les poules avait causé beaucoup de peine, mais elles ne pondaient guère plus. C'était eux ou elles. Elles les nourrissaient désormais.

Le tonnerre détonna en une myriade d'explosions, hurla dans le ciel puis couru dans la plaine.

Ædrian n'aimait pas l'orage. Au-delà de la peur, il ressentait un malaise profond. Il quitta sa chaise, arracha la bougie à la table et se réfugia sous elle, la flamme serrée près de son cœur.

La plaine fut secouée. Un cheval hennit, en réponse. Un roulement lointain agitait la terre ; la flamme de la bougie tremblait, luttait.

Ædrian se leva, mesurant ses gestes. Le battant cognait sa fenêtre en grinçant. Il s'en approcha mais une bourrasque s'invita, soufflant sa lumière qu'il lâcha dans un sursaut confus. Il attrapa le volet, souhaitant le rabattre, mais un son indistinct l'interpella. Interrompant son geste, il tendit l'oreille, scrutant les ombres. Un bruit sourd montait, d'abord faible et perdu, qui devenait distinct et reconnaissable. Derrière l'horizon invisible, des échos portaient la rumeur de voix murmurées par le vent et le bruit de coursiers jetés en une cavalcade qui sourdaient dans la campagne.

Soudain, le silence.

Le ciel gémit et il commença à pleuvoir.

Un martellement s'amenait et dans la lumière éclatée Ædrian voyait la voûte, devenue liquide, s'affaler contre le sol assoiffé. Un rideau opaque fumait des plaines, le monde devenait gris.

Émergèrent des ombres qui froissaient la pénombre.

Des cavaliers, qui venaient le chercher.

Ædrian, à force de lecture, se faisait une idée romanesque de la vie ; lui qui n'avait jamais connu que la traite, la ponte, la semence et la récolte. Lorsqu'ils allaient au village, avec sa mère, il peinait à se joindre aux enfants de fermiers qui jouaient aux osselets et les observait de loin. Ædrian était timide et rêveur. Il rêvait de chevalerie, de romance et de voyages.

Ædrian imaginait les chevaliers luisants dans leurs armures d'argent, l'épée à la main, prêts à défendre les rois comme le peuple, montés fièrement sur leurs destriers aux carapaçons bigarrés. Il les imaginait grands, charismatiques et plein de prestance ; fiers, braves et remplis d'honneur.

Comme l'était Gontrand, le chevalier à l'écu doré, Gontrand le tueur de dragons, Gontrand, le chevalier de la légende.

Gontrand, héros de son livre.

Ædrian n'avait jamais vu de gens d'armes. Jamais Ædrian n'aurait reconnu un chevalier.

En voyant apparaître ces montures noires, détachées par sursauts de la nuit, sanglées de cuir et lustrées de métal, les yeux luisants et les naseaux fumants, Ædrian courut réveiller sa mère.

— Mère, mère ! des chevaliers ! Tu crois qu'ils viennent me chercher ?

— En pleine nuit...

Le bruit des sabots s'atténua puis cessa. Ils entendirent renâcler, grogner ; puis des jurons, des voix d'hommes et des rires.

Émergeant du sommeil, la mère d'Ædrian se dressa :

— Ædrian, sors de la maison, vite ! cours te réfugier dans la forêt.

Mais Ædrian, excité, sautillait et se rua à la porte.

Ils étaient trois. Pas si grands qu'Ædrian l'aurait imaginé et ne portaient pas non plus d'armures brillantes. Le premier avait posé pied à terre. Il décrocha une lanterne d'une encoche sur sa selle. Un second, derrière lui, jurait en essayant de descendre de cheval.

— Peste soit cette stupide averse !

Remarquant cet accueil, le premier hissa sa lampe, d'un geste fatigué, au niveau de son épaule, éclairant inconsciemment son propre visage : émacié et barbu, il était fourbu de voyage.

Il rit puis gronda :

— Reste là, gamin.

Il était le plus grand mais n'avait pas d'armure d'argent, ni ses compagnons. Ceints de cuir, leur hanche s'ornait d'une lame sur laquelle s'imprimait la lumière, dès qu'un éclair déchirait le ciel.

L'autre avait probablement chuté dans la terre devenue boueuse car il pestait, mais le troisième semblait ignorer Ædrian et se dirigea, silencieux, vers l'étable.

— T'es tout seul ici ? reprit le premier d'une voix douce, tes parents vivent avec toi dans cette cabane ?

Il fit une pause, se dévissa le cou et revint à Ædrian :

— C'est qu'il flotte, tu me laisserais entrer ?

L'homme avait posé un genou à terre pour faire face à Ædrian qu'il scrutait à la lueur de sa flamme.

— Dis, Robert... commença le boueux.

— Fais le tour, va voir derrière.

— Mais...il gèle...je me réchaufferai bien...

— Fais-le.

Cet ordre, prononcé froidement, mis soudain Ædrian mal à l'aise. Il remarqua que Robert avait la gueule d'un homme habitué à courir la morsure du soleil.

— Tes parents sont là ? insista Robert.

Sa voix se voulait apaisante. Ædrian répondit :

— J'habite avec ma mère...elle est là.

Soudain, l'expression de Robert changea et il se dressa, dégainant.

— Que faites-vous ici ?! Laissez cet enfant et partez.

Dans l'embrasure, la mère se tenait, tremblante, épée en main. Ædrian ignorait l'existence de cette arme qu'il n'avait jamais vu.

Il y eut un bruit sourd, un cheval qui hennit, une porte qui claqua.

— Y'a un cheval et une vache. Z'ont l'air mal en points. Des paysans. Pas grand-chose...

Robert opina du chef puis dévisagea la femme.

Il eut un sourire un peu triste.

— Ce n'est pas mon fils, c'est un orphelin que je garde ! Laissez-le tranquille. Il ne vous causera aucun tort.

Robert eut un rictus ; son regard s'égara sur Ædrian.

— Comment tu t'appelles, gamin ?

— Rien, lança une autre voix.

— Ædrian...

Les deux hommes s'étaient placés derrière Robert.

— Dégage, Ædrian.

Tout s'accéléra : la mère hurla et, levant maladroitement son arme, se précipita sur Robert qui la désarma d'un coup, la déséquilibrant. Il l'attrapa par le bras et la poussa à l'intérieur. Les deux autres bousculèrent Ædrian et se ruèrent, eux aussi, dans la maison.

Le chevalier Gontrand ne s'en prenait jamais aux innocents...

L'épée, une lame courte, luisait par terre. Ædrian s'en empara, se jeta sur le premier homme qui lui tournait le dos et frappa.

Celui-ci, surprit, jura.

Un instant, il n'y eut plus un bruit.

Puis des rires.

La lame de l'enfant avait à peine entamé le cuir.

Ædrian eut juste le temps d'apercevoir la silhouette de sa mère, à terre, avant de prendre un coup à la tête.

Il s'affala, étourdi, et eut vaguement l'impression qu'on le soulevait ; il flotta un instant.

Un choc.

Son corps, raide, s'écrasait dans le sol fangeux.

Il sentit le contact de l'herbe, froide et humide ; les gouttes de pluie sur son visage, sur tout son corps, qui lui striaient les os, gelaient ses membres ; puis autre chose.

À travers le flou de ses yeux, ses paupières, fragiles, le laissaient parfois entrevoir la lune dorée ; puis dans un spasme, se refermaient après qu'une perle d'eau, fuyant ce ciel malheureux, s'égarait au creux de son regard.

Il restait étendu.

Il n'entendait plus ; rien qu'un affreux bourdonnement qui s'accroissait, s'intensifiait jusqu'à devenir insolent, qui s'élançait de sa tête tout en s'y propageant ; son odorat s'égarait entre l'odeur de la boue, de l'herbe mouillée, d'autre chose... une chose qu'il sentait et goûtait à la fois, ruisselait contre sa tempe, plus chaud que la pluie et le poissait ; une odeur et un goût métallique.

Il agita son bras, chercha le contact de l'épée.

Il voulut serrer le poing, sentit ses muscles se contracter, son poing se crisper, ressentit la présence de chacun de ses doigts.

Il entendit, assourdi, les hommes et sa mère. Sa mère hurlait. Elle pleurait, peut-être.

Il sentit grandir en lui comme un orage.

Il se leva, titubant, à demi-aveugle, avança dans ce monde indistinct.

Le temps ralentit, tout devint saccadé. Les cris de sa mère résonnèrent en lui, devinrent un grondement.

Soudain, la lumière. Ce fut d'abord une lumière blanche, brillante et féroce, et cette lumière le dérangeait. Puis il fit noir, terriblement sombre. Dans cet abysse, seule survivait une lueur rouge, une flamme lointaine. Il s'approcha. Une silhouette se dessinait, une ombre dans un champ rubis. Une ombre cabossée, ténue et fragile, qui se redressa, s'élança, s'étira.

Elle cherchait son contact.

Mais Ædrian refusait. Il voulut qu'elle disparaisse.

L'orage gronda dans le ciel.

Et elle disparut.

Ædrian venait de finir son bouillon quand l'orage éclata.

C'était l'été.

Il avait onze ans, peut-être douze.

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