Chapitre 9 : Polissonneries
— Ædrian !
Ædrian dévalait les rues, évitait les charrettes, sautait par-dessus les cargaisons et frôlait les étals. Les soldats soupiraient sur son passage, les commerçants lui jetaient des regards noirs ; seuls les enfants s'amusaient de cette pagaille, au grand dam des parents dépités.
— 'scusez-moi, souffla-t-il, haletant, après avoir renversé une caisse de pommes.
Mais il continuait sa course frénétique, sans ralentir ; regardait à peine le chahut qu'il causait. Il hurlait et riait, entraînait plaintes et cris dans son sillage ; on sortait aux fenêtres, on jetait des regards sur la rue en râlant.
Ædrian n'entendait pas grand-chose de tout ça, seul un bourdonnement sourd montait à ses oreilles, sa nuque perlait de sueur et la chaleur l'excitait ; comme les railleries dans son dos.
Il s'arrêta un instant, tourna la tête, impatient. Une odeur de viande chaude filtrait d'une venelle partiellement plongée dans la pénombre.
— Ædrian !
Ædrian se faufila dans le goulot, avisa une fente dans un mur et s'y rangea. Il entendit le bruit des semelles claquer sur le pavé de la grand-rue, puis tout à fait cesser.
— Ædrian ?
Les pas se rapprochèrent, tranquillement.
— Je sais que t'es là...
Ædrian se collait dans l'interstice comme si le morceau de lumière qui coupait la ruelle menaçait de le brûler vif. Il respira profondément et retint son souffle, oublia la rumeur de la ville, mit ses sens en alertes pour oublier le bruit de la ville et se concentrer...
Il entendait la respiration hachée, les semelles frotter, son cœur cogner...
Il vit l'ombre éclipser la ligne du jour jusqu'à la masquer, et bondit.
— Ahhhh !
Son avant-bras plaqué sur la gorge de sa victime, Ædrian pouvait sentir son pouls, voyait le torse se soulever sporadiquement au rythme du souffle saccadé. L'espace entre les murs étaient si étroit que, ni l'un ni l'autre, ne pouvait reculer.
Le garçon se dégagea d'un geste vif :
— Espèce d'...
Mais déjà Ædrian bloquait, d'une main, son bras ; tandis qu'il lui fermait la bouche de l'autre. Des bruits de pas pressés s'approchèrent, puis s'éloignèrent.
Ædrian relaxa sa prise, et le garçon souffla. Il s'apprêtait à parler mais Ædrian mima d'un geste de garder le silence.
— Attends... chuchota-t-il.
Puis, un instant plus tard :
— C'est bon.
D'un geste, l'autre se débarrassa du bras qui l'empêchait d'user du sien, et repoussa violemment Ædrian :
— Idiot, cracha-t-il, tu m'as foutu les chocottes. J'aurais pu te...
— Je sais. Viens, on y va. J'ai envie d'une tourte.
— On a pas le droit d'être ici. J'ai...
— Aujourd'hui j'ai le droit.
— Tu parles !
— Dis Renart, ça fait combien de temps que t'as pas vu tes parents ? On pourrait passer les voir...
— Dans tes rêves ! Ça, c'est un coup à se faire virer...
— T'as la frousse ?
— Pfeuh ! Abruti.
— Haha ! Poule mouillée !
Ils filèrent le long de la venelle et sortirent de l'autre côté. D'une échoppe s'échappait une forte odeur de viande et de poivre. Un homme bedonnant, campé sous un auvent – ce qui ne l'empêchait pas de suer abondamment, s'essuyait le front de son bras.
Il eut un sourire expressif en voyant les deux garçons et s'agita, faisant remuer son troisième menton :
— Deux tourtes à la viande, je présume ?
— Trois, et une aux pommes.
— Tu vas bouffer tout ça ?
Ædrian eut l'air amusé :
— Aujourd'hui j'ai le droit...puis j'ai très faim !
Le cuisinier s'activait en fredonnant, et tendit quatre tourtes.
— Je viens de les sortir, elles sont encore chaudes.
Ædrian récupéra la nourriture, tandis que l'homme attendait, tapant du pied.
— Je suppose que je vous fais crédit ? soupira-t-il.
— Hé, je paierai !
— Je devrais dire au magicien là-haut de t'envoyer me filer un coup de main, un de ces jours...
— Essaie toujours, gros sac !
Et Ædrian s'enfuit. Renart eut un regard désolé, puis partit sur ses talons.
Il le rejoignit un peu plus haut, assis sur un muret, à l'ombre des remparts du château. Ædrian avait déjà commencé à manger, croquant avidement dans la brioche à la viande.
— 'fiens, dit-il en mâchant.
Renart se saisit de la tourte, l'observa avec attention, puis pris une bouchée. Il eut l'air satisfait :
— C'est quand même un truc ! Comment il fait pour qu'elles soient si bonnes ?
Ædrian se leva, bras tendus, corps incliné en avant, remuant comme un possédé ; il prit une voix gutturale :
— On dit que Saylomen attrape les enfants qui sortent tard la nuit et confectionne la viande de ses tourtes avec leur chair pour la vendre au gros boucher !
Renart cracha :
— Merde, t'es vraiment taré.
Puis il ajouta :
— On devrait rentrer, maintenant. Peut-être que tu t'en fous, mais pas moi.
Ædrian s'immobilisa, les bras le long du corps. Ses yeux s'éteignirent, un instant, pour briller de plus belle :
— Et toi t'es vraiment qu'une poule mouillée.
— Moi j'suis une poule mouillée ?!
Renart était un peu plus petit qu'Ædrian, mais il lui mettait largement en muscle ce que celui-ci gagnait en taille.
— Ouhhhh, ouhhhh, j'ai la frousse, mima Ædrian, je m'appelle Renart mais je n'effrayerais même pas une poule !
Il tournait autour de l'intéressé avec des gestes grandiloquents et une voix qui se voulait aigue :
— ...j'ai la frousse parce que...parce que je suis Renart-la-poule-mouillée ! Comment on dit déjà ? Trouillard comme Renart ?
— Moi, j'y retourne, ça m'évitera de te filer une rouste.
Ædrian cessa son jeu, s'immobilisa et se tut.
— ...allez, viens on se barre de Chateaubourg pour l'après-midi. J'aimerais bien aller à la rivière...
— Non, je m'en vais.
— S'il te plaît Renart ! C'est ma journée...
Sa voix se faisait suppliante.
— Mais c'est toujours ta journée Ædrian ! Jolimar t'adore et même la reine te fait les yeux doux. Tu fais que ce que tu veux, ici.
Il s'interrompit.
— Reste dans ton monde mais moi je me tire, j'ai leçon.
Ædrian devint plus sombre :
— Pourquoi tu m'as suivi alors, si c'est pour me lâcher comme ça ?
— Parce que Marlo me l'a demandé.
Les garçons restaient immobiles. Ædrian, muré dans le silence, tournait le dos à son ami.
— Alors vas-y, va à ta stupide leçon puisque c'est si important.
Il n'entendit pas Renart partir, mais lorsqu'il se retourna, celui-ci avait disparu.
Le soleil amorçait sa descente et s'écrasait derrière les remparts. Plus bas dans le bourg, quelques marchands fermaient leurs échoppes et les gens rentraient chez eux. L'effervescence de la journée déjà retombait et les rues se vidaient. Une importante livraison en provenance de La Franche arrivée ce jour, avait animé Chateaubourg pour un temps. Maintenant, la ville s'en retournait à son habituel mutisme.
Ædrian considéra ses tourtes, les yeux bués et le cœur serré. Aujourd'hui, cela faisait trois ans qu'il était arrivé ici. Il avait compté, c'était en quelque sorte son anniversaire. Pourtant, alors qu'il devrait se réjouir, son cœur se colorait de colère.
Et il ne savait pourquoi.
Lorsqu'il rentra au château, il dérangea un garde qui somnolait sur sa hampe. Celui-ci lui adressa un signe de la tête et brailla aux factionnaires. La herse se leva en grinçant.
Dans la cour, Renart s'escrimait avec Roger, le maître d'arme. Ils n'eurent, ni l'un ni l'autre, aucun regard et Ædrian longea l'enceinte pour rejoindre un escalier au terme duquel, après un enchaînement de couloirs, il déboucha dans la bibliothèque. C'était une pièce sombre et sans fenêtres, nichée au cœur de la forteresse où l'air filtrait à peine, entretenant une odeur moite, parcheminée et vieillie ; il y régnait une atmosphère antique, studieuse ; éternelle.
Les lumières sourdes dévoilaient des allées, entre des rangées d'étagères grossières et silencieuses, gondolées de livres et de parchemins, poussiéreuses ; où s'entassait la mémoire du monde. Jolimar lui avait raconté qu'à l'essor de Fortmage, sages, érudits et savants en tout genre s'y pressaient car la salle d'archives existait déjà aux premiers jours du château, quand ce n'était encore qu'une forteresse précaire et branlante. Depuis, elle n'avait cessé de s'enrichir des documents apportés de tous les coins du pays. C'était, selon le maître, une institution qui ne connaissait pas son égal ailleurs.
Ædrian trouvait l'endroit inquiétant, mais il comprenait que la fraîcheur qui régnait là justifiât qu'on s'y attarde plusieurs heures. Il ne fut pas étonné, à la même table, d'y trouver Mirabelle et Adam, celle-ci plongée dans un ouvrage massif, celui-ci griffonnant sur un parchemin, éclairés par une bougie suppliante.
Elle leva aussitôt la tête à sa vue, prononçant quelques mots silencieux.
Il posa les tourtes.
Les étudiants formaient un petit groupe hétéroclite. Il savait qu'il les trouverait ici à l'heure où Renart s'escrimait. Adam aimait recopier et calligraphier tandis que Mirabelle trouvait sa source d'inspiration dans les ouvrages, des plus récents aux plus anciens, qui traitaient d'Histoire ou d'autres choses, plus ésotériques. Ædrian s'étonnait toujours qu'elle trouvât encore quelque chose à lire, alors qu'elle passait le plus clair de son temps parmi cette collection gigantesque – et qui lui-même l'effrayait.
Il avait douze ans, peut-être treize. Une gamine aux longs cheveux roux sautillait vers lui :
— Salut ! Je m'appelle Mirabelle, et toi ?
À côté, un blondinet fanfaronnait. Il devait être plus âgé ; elle, avait sûrement son âge.
— Ses parents l'ont appelé Mirabelle parce qu'ils adorent ce fruit ! gloussa l'adolescent.
— Tais-toi, Renart !
Elle rougit.
— Et toi parce qu'ils adorent les renards ?
— AH ! Il est drôle ! Je l'aime bien, lui. Mais non, pas du tout.
Mirabelle avait depuis coupé ses cheveux qu'elle portait courts, mais ses pommettes constellées de tâches de rousseurs s'enflammaient toujours dès qu'on la brusquait un peu.
— Merci, pour la tourte, murmura-t-elle. Mais je ne la mangerai pas ici...
— Oui...merci, Ædrian.
Lorsqu'il était arrivé à Fortmage, Ædrian était un enfant farouche. Mais si celui-ci avait réussi à vaincre sa timidité, Adam se bornait dans cette sorte de complexe angoissé et il était difficile de lui arracher plus de trois mots.
— Je la mangerais après l'étude. Herbert n'aime pas qu'on mange dans la bibliothèque.
Elle glissa sa main et le bout des doigts de Mirabelle effleurèrent l'avant-bras d'Ædrian. Il sentit un frisson courir dans sa chair ; leurs regards se rencontrèrent et elle eut un sourire gêné, retirant sa main et baissant aussitôt la tête, les joues rosées. Adam s'était détourné de son livre juste assez longtemps pour saisir la portée de cet instant fugace.
— Si tu attends trop, elle va être froide.
Un « chut ! », prononcé à voix basse mais affirmé, traversa la bibliothèque, témoignant de la présence de l'archiviste. C'était un vieil érudit austère qui considérait l'endroit comme la chapelle de son culte.
— J'ai fini, murmura soudain Adam, on se verra ce soir.
Il ferma son livre d'un mouvement gauche, se leva pour le reloger à sa place dans une étagère et disparut entre les rayons. Il avait laissé sa tourte.
— Qu'est-ce qu'il a ?
— Qu'est-ce que vous ne comprenez pas dans le sens du mot « silence », jeune homme ? glissa une voix venimeuse.
Herbert se tenait dans l'allée, dans sa robe d'un blanc jauni. L'éclairage rendait son visage plus sévère encore, sa figure broussailleuse parsemée de tâches d'ombre.
Il fronça les sourcils :
— Vous ne devriez pas, à cette heure, être en leçon avec maître Marlo ; plutôt que d'ennuyer des étudiants plus studieux que vous ?
— La leçon s'est terminée plus tôt.
— Je vois.
L'érudit avisa les tourtes posées sur la table :
— Évidemment, il va de soi que vous ne mangerez pas ça ici, madame. D'ailleurs, je suis certain que monsieur va les emporter.
Bien qu'ordonnant, il était d'un respect craintif ; comme toujours lorsqu'il s'adressait à Mirabelle. De l'avis d'Ædrian, cette peur n'était pas tant liée à la personne de Mirabelle qu'à la gent féminine dans sa globalité.
Ædrian sentit sourdre la colère qui réveillait son mépris : ce vieux garçon frustré de gratte-papier l'insupportait facilement.
Mirabelle lui lança des yeux suppliants, et Ædrian ramassa les tourtes puis disparut, évitant le sourire bouffé de satisfaction qu'il imaginait sur la face d'Herbert.
— Un jour je t'étoufferai avec tes sales bouquins, murmura Ædrian pour lui-même, en sortant de la pièce.
Il creusa les galeries et se dirigea vers une des tours qui encadraient l'entrée. Il grimpa l'escalier enroulé et arriva au sommet.
L'homme en faction – un bougre du nom de Hugon – lui jeta un regard, et se détourna. Il avait les yeux rivés vers le sud.
— Il y a du mouvement, dit-il simplement.
Du mouvement ? Au sud ?
Comme pour répondre à sa question silencieuse, Hugon reprit :
— On nous a dit que c'était rien, de pas s'inquiéter. Ça fait plusieurs jours que ça court de partout ; moi, de mon humble avis, c'est que c'est plutôt bizarre quand même.
Ædrian s'approcha à portée de la sentinelle, et s'appuya sur les remparts :
— Où ça ?
Hugon désignait un point invisible, bien au-delà du bourg, des cahutes paysannes, des champs et des fermes abandonnées ; un point sous l'horizon, non loin d'où la tranchée creusée par la Rivoule obliquait vers le sud et longeait la forêt morte :
— Là-bas, r'gardez donc messire, sud-ouest, plutôt sud. Des fois, y'a comme qui dirait un nuage de poussière, ou kek chose dans le genre. Ça doit être des cavaliers. Mais alors qu'est-ce qu'y vont y faire là-bas, moi ce que je sais c'est que j'en sais trop rien.
— Je croyais qu'il n'y avait rien vers le sud.
Hugon fit silence. Il avait remis en vitesse son couvre-chef à l'arrivée d'Ædrian et suait à grosse gouttes. Ædrian eut un regard compatissant et un geste du menton :
— Tu sais, tu peux l'enlever.
Ædrian montait souvent ici et appréciait Hugon, mais ce dernier le considérait parfois avec un respect étrange et craintif, comme un noble. Comme un homme d'une autre race.
— Mouais. Y'a bien des gens qui doivent y vivre, mais c'est que l'endroit est un brin dangereux, si vous voulez tout savoir, messire. Là on y voit pu mais si vous attendez un peu vous verrez p't'être.
Effectivement, seul le berceau de la Rivoule et les vestiges de Vertefeuille étaient à peine visible à Ædrian ; sinon que la plaine silencieuse, qui abandonnait son dos au soleil.
— Tu veux une tourte ?
Hugon le regarda avec des yeux étonnés :
— Ah ben dis ! j'suis pas contre ! Je vous remercie, messire.
— Il y en a une aux pommes et une à la viande. Prends les deux.
Il y eut un cri suivit d'un court son grave :
— 'fiens, postillonna Hugon, f'on dirait qu'on 'fonne le cor.
— Qu'est-ce que ça veut dire ?!
La sentinelle fixait quelque chose qu'Ædrian n'arrivait pas à voir.
— 'fûrement rien, il déglutit, c'est à la tour nord-ouest. Un son court, ça veut pas dire grand-chose. Surtout si ça vient d'en haut.
Soudain, une poussière apparut au loin.
— Je le vois !
— Oui, des cavaliers que j'dirais. En tout cas ça vient par ici.
Ædrian observa les tâches gonflées de poussières qui filaient vers Chateaubourg, qui s'approchait indubitablement.
— À tous les coups v'là encore des messagers.
Ædrien haussa les épaules et s'allongea sur le sol, les bras croisés sous sa nuque il ferma les yeux. Le soleil fouettait sa peau mais il trouvait là une certaine sérénité et un instant, il s'assoupit.
Autour de lui, une grande forêt dont les arbres se jetaient contre le ciel et l'étouffaient. Une lumière vive comme une fenêtre sur sa conscience, une touffeur qui brûlait sa peau et grignotait son cœur...
— Ædrian !
Ædrian se redressa, alerte, et se retourna, surpris : Marlo venait d'apparaître dans son dos.
— Je...je l'avais enlevé juste le temps de...de me gratter... bredouilla Hugon en enfilant son casque.
Marlo leva un sourcil mais ignora la sentinelle :
— Mirabelle m'a dit que je te trouverais peut-être ici. Maintenant suis-moi.
— Où on va ?
— Suis moi, répéta Marlo.
Il s'emboita à sa suite le long des escaliers qui s'enfonçaient dans la forteresse.
— On a sonné le cor. Là, juste maintenant, quand j'étais là-haut.
Aucune réponse. Ils survolèrent les écuries, évitèrent la bibliothèque et se dirigeaient vers le donjon, où se trouvait – entre autres – la salle d'étude.
— Hugon m'a dit qu'il y avait du mouvement vers le sud, qu'est-ce qu'il se passe ?
— Hugon ?
— La sentinelle.
Marlo grommela.
— Cet homme parle trop, ce sont ses yeux dont Ernhfrank attend fidélité, pas sa bouche.
— Qui sont les cavaliers ?
— Ædrian ! gronda Marlo.
Ils déambulèrent dans le silence. Les couloirs étaient vides. Marlo conservait un silence éloquent. Ædrian détestait ça, lui qui avait pourtant l'habitude des réprimandes sentait que cette fois, c'était trop. Le malaise s'insinuait en lui, se propageait, s'amplifiait : qu'avait-il fait, qui ait, cette fois, débordé ?
— Marlo, aujourd'hui c'est mon anniversaire...tu sais... ?
Ils dépassèrent la salle d'étude et empruntèrent un escalier. Ædrian sentit grandir l'angoisse, et Marlo marchait d'un rythme soutenu sans considération pour Ædrian qu'il feignait d'ignorer. Finalement, ils entrèrent dans la salle d'audience.
C'était une pièce assez sobre, où l'on se protégeait de la lumière avec de grand rideaux. Seules quelques tentures allongées sur les murs habillaient la pièce, ainsi qu'un tapis qui se déroulait jusqu'à l'estrade où trônaient deux cathèdres ; dont une restait vide.
La reine Cassadre s'enfonçait dans son siège. Jolimar lui faisait face. Il se turent et le maître se tourna vers eux :
— Ah, dit-il simplement.
Ædrian eut soudain l'impression d'être insignifiant, un point dans l'univers. Il balaya toute la salle, évitant chaque regard qu'il sentait rivé sur lui. Il aurait souhaité être n'importe où ailleurs, à cet instant.
Jolimar ne le rencontrait que rarement, généralement pour s'enquérir de ses études et du développement de ses aptitudes, toujours avec légèreté. Le maître était d'habitude trop occupé pour s'occuper de ses questions personnelles, et semblait hermétique à toute forme d'interactions. Marlo condamnait vivement ce désintérêt : l'apprentissage d'Ædrian, rebelle et indiscipliné, lui causait beaucoup de soucis ; si bien qu'il aurait souhaité voir le maître s'impliquer un peu. Ædrian le savait depuis qu'il l'avait surpris en discuter avec Roger, le maître d'arme.
— Le voilà, souffla Marlo.
Puis il se décala, laissant Ædrian affronter seul les figures autoritaires de la reine et du maître. Ædrian, les mains dans le dos, se contorsionnait, triturait ses doigts ; se trouvant maintes excuses pour laisser apparaître aussi peu de lui qu'il était possible et ne point rester statique. La reine demeurait stoïque, le regard sévère ; un regard dur qui le glaçait et le réchauffait à la fois dès qu'elle le posait sur lui.
Étonnement, Jolimar darda un grand sourire, ce qui eut un effet rassurant :
— Ædrian, aujourd'hui, cela fait trois ans que tu es arrivé ici. Tu nous es venu enfant, te voilà homme.
Marlo fronça les sourcils et entrouvrit sa bouche, leva son bras qui resta suspendu un instant, dans une action inachevée ; car finalement il ne dit rien.
— Il est temps pour toi d'effectuer ta première...mission officielle...
— Mais... commença Marlo.
— Silence, trancha Cassadre.
Jolimar eut un sourire un peu gêné, et se gratta la barbe. Ce geste anodin renvoya à Ædrian des souvenirs qui lui semblaient lointains.
— La fête du solstice, reprit Jolimar, aura lieu dans trois jours à La Franche. Si tu ne le sais point, c'est une fête ancienne qui célèbre les moissons. Il faut savoir qu'elle n'a guère eu lieu depuis presque cinquante ans. Le bourgmestre Villemond nous a fait parvenir son souhait de voir à cette fête notre reine et moi-même, afin de solidifier nos liens ; mais surtout, afin de réconcilier son peuple avec le nôtre.
— Quel rapport avec moi ?
— Ne coupe pas le maître ! intervint Marlo.
Jolimar, que la situation semblait amuser, tempéra Marlo d'un signe de la paume.
— La reine et moi (Jolimar ne put s'empêcher de regarder Cassadre) ne pouvons nous y rendre. Nous avons donc décidé, parce que vous êtes l'avenir de Fortmage, de l'Académie et de Châteaubourg, que c'est vous qui irez ; vous, nos jeunes recrues, c'est-à-dire toi, Ædrian, avec dame Mirabelle, messire Renart et le prince Adam...
— Mais c'est insensé ! Comment voulez-vous que...
— Vous les accompagnerez, bien évidemment, Marlo.
Il n'y eut plus un bruit. Ædrian fouilla le visage de Marlo : il était évident qu'il n'avait pas été consulté avant ; ses traits dessinaient l'incompréhension et Ædrian devina, derrière cette indignation impétueuse, un ressentiment plus profond : le manque de considération et le sentiment d'avoir été trahi.
— Un gamin, c'est un gamin ! Il est loin d'être prêt à...
— Alors il devra bien l'être !
La voix pleine de colère, Cassadre s'était dressée ; un peu vite, car elle semblait chercher appui sur le bras de son trône et ses paupières balayèrent, un instant, le noir de ses iris. Elle se rassit, quelque peu décontenancée, et baissa l'octave de sa voix :
— Il n'est plus temps aux querelles. Si le gamin a encore à apprendre, qu'il le fasse. Vous y veillerez, maître Marlo. Adam me représentera, et les étudiants la nouvelle génération de magicien de l'Académie. Vous superviserez tout ça, pour que l'affaire se déroule sans encombre. Cette fête sera l'occasion pour eux de méditer leur savoir, montrer leurs bonnes manières, et de s'instruire de politique.
Elle se tut. Ædrian observait sa bouche, ses lèvres frêles : imperceptiblement, elles tremblaient.
— Ce monde, il y a déjà longtemps que nous ne le bâtissons plus pour nous. C'est l'heure pour eux de s'en montrer digne.
C'était la première fois avant longtemps qu'il verrait la reine, bien qu'il ne l'apprendrait que plus tard. Elle était venue l'accueillir à l'entrée de Fortmage. Elle se tenait sous la voûte, à l'ombre, la main légèrement appuyée sur le mur, du bout des doigts, comme si elle le caressait. Elle conservait une posture vaguement droite, fière ; affrontant en silence la chaleur qui trempait ses vêtements et sa peau. Tandis que Jolimar introduisait l'enfant, il lançait des regards à la reine comme s'il l'interrogeait ; ou plutôt : comme s'il attendait son approbation – un regard chargé d'inquiétudes, aussi. Lorsqu'elle avait salué Ædrian en l'appelant par son prénom, dans un souffle épuisé, le garçon qu'il était avait souri péniblement, hésitant à rencontrer la promesse de ses yeux. Ce jour-là, il y avait rencontré quelque chose : une dureté sensible ; et autre chose qui lui avait fait mal. Il avait détourné le regard, par dégoût ; dégoût d'oser voir et de deviner. Cassadre était une chose aussi délicate que dure, il l'avait tout de suite su. Surtout, Cassadre respirait la mort.
— Bien, ma reine.
Ædrian se détacha du visage de Cassadre, la voix de Marlo avait brisé le rêve. Comme ils allaient partir, ils les saluèrent.
— Ædrian...
Il frissonna.
— Oui ?
Jolimar sembla surpris.
— ...cette mission est importante.
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