Chapitre 8 : Le bruit des ténèbres

Jolimar se leva d'un bond, rejetant draps et couvertures.

Il n'eut qu'à enfiler ses bottes et sa cotte, jeter sa cape sur ses épaules : il avait gardé sa chemise et ses chausses pour dormir.

Il quitta sa chambre en vitesse et sans bruit. Face à lui, une porte entrebâillée oscillait en chantant, laissant aller et venir un ronflement régulier. Il longea le couloir assoupi, dévala l'escalier et rejoignit la pièce commune.

Il fit tout ça consciemment ; ce, bien que son corps le fasse souffrir de ces mouvements effectués trop vite.

Le feu luisait faiblement dans le foyer où la chaleur fuyait. Le vent, amené des montagnes, courait dans les interstices et gelait le sol de pierre. Une femme balayait nonchalamment la pièce où s'amassaient encore les vestiges des festivités de la veille. La nuit devait être bien avancée car même les derniers soulards avaient rejoint leurs couches et la pièce, autrement, était vide.

Jolimar eut un sourire compatissant, mais douta qu'elle l'ait aperçu à travers ses paupières gonflées de sommeil. Il posa une pièce sur le comptoir : pour sa nuit, et s'empressa de disparaître.

Il marchait d'un pas pressé vers l'étable. La jument, somnolente, releva la tête dès qu'il entra et l'accueillit d'un hennissement plaintif. Jolimar caressa sa monture, lui susurrant quelques mots à l'oreille. La bête baissa la tête, rassurée, et se laissa flatter l'encolure. Jolimar la détacha et quitta la ville, sur son dos.

Les rues étaient désertes, la lune balayait la grand-rue d'une lumière blanche, douce. Elle était pleine cette nuit. Parfois, il croisait une sentinelle ensommeillée qui jetait les lumières de sa torche pour éclairer cet intrus au calme nocturne. Alors Jolimar la saluait, affable. Ce n'était pas le moment d'éveiller plus de soupçons qu'il n'en soulevait déjà.

Dès qu'il aperçut l'enceinte qui délimitait la ville, il lança la jument au galop : la trace lui avait semblé proche.

Jolimar, qui n'avait plus l'habitude de monter, subissait le train qu'il imposait à sa monture sûrement plus qu'elle-même. S'il lui fallait souffrir : tant pis ; c'était ça, ou pire encore.

*

Braise rêvait paisiblement : une rousse enflammée lui prodiguait des soins dont elle semblait maîtriser le secret.

C'était sûrement ça, la magie.

Soudain, elle commença à le secouer, lui hurlait dessus ; Braise fut pris de panique.

Il écarquilla les yeux : Glyphe, penché sur son lit, l'empoignant par les épaules, soulevait son corps en le remuant comme s'il n'avait rien pesé.

- Debout, imbécile ! houspillait-il.

À côté, Songe patientait dans son ombre, en silence. Glyphe lui mettait une bonne tête. Il les dépassait tous les deux largement.

- Enfile tes vêtements, vite. On s'en va.

Un regard entendu à Songe, immobile, puis il disparut.

- Je t'en prie, fais au plus vite. Il est parti apprêter les chevaux.

Braise grommela quelque chose, puis songea qu'il était vain de rouspéter, et d'autant plus dangereux de faire attendre quelqu'un comme Glyphe.

- Mouai, j'arrive.

Glyphe attendait devant la porte, tenant les trois destriers par la bride.

- En route, au galop.

- Mais Glyphe, ainsi nous allons effrayer les sentinelles. Villemond nous laisse aller et venir tant que nous ne causons pas de souci.

- Il nous précède, merde à Villemond et à sa ville de soulards !

Ils montèrent et lancèrent leurs montures, quittant La Franche sous le regard effrayé des gardes.

- Où qu'on va ? hurla Braise.

Mais ils allaient à une telle vitesse que seul le bruit du vent pouvait leur causer.

Glyphe enrageait. Sa monture distançait celles de ses compagnons et il dût même s'arrêter afin de les attendre. Autour de lui : rien que la plaine. Quelques arbres, des bosquets, s'invitaient parfois dans le paysage mais rien d'autre. Ils entraient dans une région empoisonnée.

*

Jolimar devina des habitations avant de vraiment les voir : la trace était encore bien nette. Il jeta un coup d'œil derrière lui : rien que la nuit et ses cris sourds. Une chouette hulula, ce qui eut un effet apaisant. Il poussa encore son cheval : il arriverait le premier.

Soudain, au détour d'un bosquet clairsemé, il remarqua la lumière d'un feu qui mourrait et détachait dans le ciel le toit de quelques habitations paysannes.

Alors c'était dans un hameau qu'il se trouvait.

Tant mieux.

En arrivant, il aperçut les restes du bûcher qui s'évanouissait dans les braises et la cendre. Il mit pied à terre et guida son cheval jusqu'à l'étable d'où provenaient des bruits assourdis.

À l'intérieur, une torche éclairait des bêtes encore ensommeillées tirées de leurs rêves. Au fond, un homme, au chevet d'un garçon gesticulant, hurlait :

- Aidez-moi ! Il est en train de se tuer !

Le gamin, paupières ouvertes, remuait comme un possédé, crachait du sang. Ses yeux jetaient des faisceaux, des bouts de lune blanche.

Jolimar se précipita.

- Je ne peux rien faire de plus que l'empêcher de mourir mais il se vide.

Liam se tourna vers l'inconnu, le vieillard qui venait d'arriver.

- Je vous connais ! Vous venez de l'Académie ? Dites-moi que c'est bien vous ! Vous pouvez faire quelque chose ?

Liam suait, empreint de désespoir, il souffla :

- Je ne suis pas assez fort pour le canaliser.

- Écartez-vous, lâcha Jolimar.

Il attrapa le gamin par les épaules et le fixa.

Qui sembla s'apaiser, doucement, et sombra.

Soudain, il y eut un carnage de bruits de sabots. Les chiens commencèrent à aboyer et des paroles furent échangées à l'extérieur.

- Saperlipopette ! Prenez-le et sortons. Il faut partir, intima Jolimar.

Déjà Glyphe se laissait tomber sur le sol. Ses compagnons le rejoignirent juste après.

D'une étable accolée à l'une des habitations, deux hommes sortirent : un vieillard titubant et un homme, plus jeune, affaissé sous la charge qu'il transportait.

- Vous ! Je vous connais, beugla Glyphe, vous êtes le vagabond !

Il avisa le corps endormi que Liam portait sur son dos :

- Qui est-ce...merde !

Jolimar tendit son bras, main ouverte, en signe de paix.

- Un magicien de l'Académie, cracha Glyphe. Laissez ce gosse et donnez-le-nous.

- Vous savez que nous voulons la même chose, murmura Jolimar.

Derrière Glyphe, ses compagnons avancèrent de façon à le flanquer.

Soudain, un homme entièrement nu sortit d'une chaumière, tisonnier à la main. Derrières ses paupières encore lourdes de sommeil se mêlaient surprise et effroi.

Braise et Glyphe eurent un regard entendu. Dans les yeux de Liam dansèrent quelques regrets.

L'homme, soudain, lâcha son arme, en proie à une grande détresse ; puis il s'écroula, suffoquant. Autour des trois hommes, l'herbe jaunissait, devint grisâtre, mourrait.

- Je n'aime pas ça... murmura Liam.

- Ce n'est jamais de gaité de cœur ; pourtant, vous savez que nous n'avons pas le choix.

Les bêtes commençaient à beugler, des cris qui crevaient la nuit. Avec un tel tintamarre, toute la région serait bientôt alertée.

Ædrian commençait à cligner des yeux et à s'éveiller.

Il remua de terreur devant ces visages inconnus et Liam poussa un gémissement, le lâchant. Ædrian eut un mouvement de recul, ce destrier noir lui rappelait quelque chose.

- Il y a des gens, là-dedans ? grogna une voix grave.

Soudain Ædrian se souvint de la voix : l'homme dans la forêt.

Jolimar acquiesça, tristement.

- On n'a pas le choix, murmura-t-il à voix basse.

Glyphe, mélancolique, s'approcha du feu où survivaient quelques braises et le fixa, étouffant les dernières rougeurs sous la cendre. Alors il se tourna vers les chaumières, qui unes à unes, s'enflammèrent.

Il y eut des cris, des cris d'hommes et de femmes à peine tirés du sommeil, des paysans qui, en se levant de leur lit faisaient face à des flammes, au cœur des habitations qu'ils avaient construites pour se mettre à l'abri, piégés dans ce bûcher sans issue qu'ils avaient bâti.

Liam s'était penché sur Ædrian, pour le protéger, et pressait ses mains sur ses oreilles, le rendant aveugle avec son corps.

- Et maintenant, hurlait Glyphe, et maintenant ?!

Ædrian sentit des larmes couler contre sa joue ; pourtant, ce n'étaient pas les siennes.

Il y avait les cris. Et l'odeur.

- L'étable... chuchota Liam, l'étable...

Il se leva, lâchant Ædrian :

- Aidez-moi à sortir les animaux, l'étable va prendre feu d'un instant à l'autre !

Glyphe regarda Ædrian, indécis. Il oscillait entre l'enfant et le bâtiment.

- Merde, cracha-t-il.

Il se rua dans grange, Braise sur ses talons. Les flammes commençaient à lécher la construction et les cris des bêtes, affolées à la vue du feu dévorant, se mêlaient à ceux des hommes en train de mourir. Dans ce concert sauvage, insoutenable, Songe regardait, effrayé, l'incendie qui se propageait ; il n'osait bouger.

Ædrian, assis dans l'herbe, les bras ballants, regardait le sol. Sorti d'un terrible cauchemar, il s'éveillait dans un rêve infernal. Une seule question le taraudait, une question qui tournait et se répétait inlassablement dans sa tête :

« C'est ma faute...est-ce que tout ça est de ma faute ? »

Tandis que les autres se démenaient dans l'étable, Jolimar bougeait frénétiquement, fouillant dans la nuit enflammée :

- Un puit, il doit bien y avoir un puit ?!

Il s'arrêta sur Songe :

- Vous, trouvez un puit !

Le feu s'était propagé jusqu'à trouver le foin qu'il avala en un instant. Il y eut comme une explosion de chaleur.

Mais Songe restait immobile. Ses yeux renvoyaient les flammes grossissantes qui éclairaient son visage : livide.

- Merde !

Un cheval sortit de la grange en hurlant, la robe brûlante.

Il y avait tant de cris qu'il était impossible de distinguer ni leur provenance, ni ceux qui les hurlaient.

Jolimar devint blanc, oscillant comme un pantin.

Et soudain, il plut. Un torrent de pluie qui s'abattit sur l'étable, qui éteignit l'incendie en quelques instant seulement avant de disparaître.

Jolimar tomba à genoux, et s'écroula face contre terre.

À ce moment, Songe parut enfin sortir de sa torpeur et se rua sur le magicien. Il s'agenouilla et, une main par terre, il attrapa celle de Jolimar et ferma les yeux.

Du bâtiment, à peine debout, apparut la silhouette massive de Glyphe, suintante et épuisée, les vêtements en lambeaux. Les deux autres lui suivirent, puis des animaux de fermes qui couraient en tous sens.

Glyphe s'approcha du vieillard.

- Merci.

Autour, les maisons s'effondraient. Les cris avaient entièrement cessé. La nuit était redevenue calme mais le hameau n'était plus. Tout avait brûlé, et autour de leur cercle, l'herbe devenait cendre et les plantes mourraient.

Glyphe vint s'asseoir face au garçon. Il attrapa sa main. Ædrian se laissait faire. Ces voix lui semblaient si lointaines.

- Ce n'est rien, mon garçon.

- Éloignez-vous !

Liam s'était précipité contre Ædrian. Glyphe se laissa écarter, sans rien dire. Liam suait, et une partie de ses cheveux, sur le côté de son crâne, avait brûlé.

Glyphe se releva lentement, un sourire en coin et les yeux voilés :

- Comment va le magicien ?

Jolimar était immobile. Seul un spasme dans son bras droit troublait parfois son sommeil apparent.

- Cela ira pour lui. C'est un maître de l'Académie, après tout. Il a de la ressource.

- Je ne sais pas si c'est une bonne chose pour nous, grogna Glyphe, mais on lui doit bien ça. Laisse-le maintenant.

Jolimar eut un sursaut, et Songe recula.

- Bon, reprit Glyphe, maintenant, le gamin va venir avec nous.

Liam leva les yeux pour le défier du regard. Des larmes abondaient sur ses joues :

- Vous n'êtes pas sérieux ? Après tout ça ?

Glyphe tapa du pied.

- Merde ! Vous ne comprenez donc pas que nous sommes tous dans le même camp ?!

- Pourquoi ?

- Mais pourquoi quoi ?

Liam engloba de son bras les restes fumants :

- Ça ! Pourquoi ça... ?

- Peste ! Vous êtes idiots ? Ils auraient voulu sa mort. Pire : ils auraient parlé.

- Saylomen...

Glyphe baissa les yeux sur le gamin, prostré. Il bouscula Liam et l'empoigna par le col :

- Venez avec nous dans les montagnes ! Ce qui s'est passé ici n'est que le début. Il y aura des représailles. (Il s'attarda sur Ædrian) Ce gamin est...

- Saylomen, jura Liam. Qu'en faites-vous ?

- Peste soit Le Sorcier ! Vous craignez des chimères ! Nous sommes pareils, rejoignez-nous, avec le gamin.

Liam murmura quelque chose, puis haussa la voix :

- Peut-être, peut-être que nos idées sont les mêmes, mais nos choix, eux, peuvent être différents.

Songe alternait entre les deux hommes : Glyphe, un mastodonte, un homme puissant ; puis Liam, plus chétif, amical et qui lui semblait sage. Pourtant, si Glyphe l'effrayait, sa présence était aussi rassurante.

- Il devrait rejoindre l'Académie, reprit Liam. Là-bas, on lui enseignera tout ce qu'il faut pour qu'il ne soit pas qu'une arme. Pourriez-vous en faire autant ?

- Conneries !

- Vous n'êtes pas seul à décider pour l'Empire. Pouvez-vous affirmer que vous lui apprendrez à ne pas être un danger pour lui ou pour les autres ?

Braise observait son compagnon d'un œil curieux. Bien qu'il ne soit pas trouillard, il sentait monter une certaine inquiétude. Glyphe semblait couver un orage.

- D'accord, cracha Glyphe, mais que peuvent lui enseigner les mages de l'Académie que je ne pourrais lui apprendre, si ce n'est à se terrer comme un rat ?

Liam observa Ædrian qui restait immobile.

- Ædrian ?

Ædrian eut l'impression qu'on l'appelait, on avait prononcé son nom. Autour de lui, les ombres reculaient. Le bois s'était évanoui sous le manteau de feu. La lumière avait disparu, comme la chaleur et le bruit. La peur, aussi. Le vent dispersait les odeurs, de braises, et les autres. Ædrian releva la tête, tomba nez-à-nez avec Liam. Ses yeux semblaient étranges, son visage rouge et humide. Ses cheveux...

- Oui ? prononça-t-il, sans savoir à qui il s'adressait vraiment.

- Ædrian, qu'est-ce que tu veux faire ? Ces hommes voudraient que tu les accompagnes.

- C'est stupide...bien sûr qu'il...

- Ce n'est pas une marionnette mais un garçon, c'est à lui de choisir.

Ædrian tourna la tête, mécaniquement, comme un pantin :

- Je veux rester avec Liam, dit-il.

Glyphe éructa :

- Je pourrais...nous pourrions...votre maître magicien est là, étendu, en un instant...

- Oui, mais vous ne le ferez pas. Sinon, vous perdriez le gamin. Vous le savez.

- Peste ! Quelle connerie !

- Glyphe, commença Songe d'une voix tremblante, il a raison.

Glyphe regarda autour de lui : un désastre. Et tout ça pour quoi ? Rien.

- Merde !

Il avisa Braise :

- Va chercher les chevaux, on s'en va.

- Ah...que...quoi ?

- Braise !

- D'accord, d'accord.

Braise revint avec les montures, et Glyphe bondit sur son puissant destrier noir. Ils allaient partir, mais il se retourna, regarda longuement Liam :

- Toi, qui te cache, tu finiras par payer des mains de ceux que tu as aidé.

- Au moins, moi, je ne suis pas comme vous, aveuglé par la haine.

- Peut-être, mais nous nous sommes libres.

La surprise de Liam fut évidente :

- Ah bon, mais libres de quoi ?

Une flamme arrogante dansa dans les yeux de Glyphe :

- Libres de la peur.

Il marqua une pause, regarda chacun de ses compagnons, cherchant comme leur approbation.

- Nous reviendrons chercher le garçon. Lorsqu'il aura appris, et qu'il sera en âge de savoir. Nous reviendrons. Adieu.

Et ils disparurent, en même temps que la nuit.

Car peu après, le soleil se levait. Jolimar sembla sortir de sa torpeur, chercha des yeux autour de lui, et eut l'air ravi :

- Eh bien, je ne sais pas ce que vous avez fait, mais tout ça semble finalement très bien se terminer !

Liam le dévisagea : dans ses yeux, dansait la haine.

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