Chapitre 6 : la mort

— Au fait Liam, qu'est-ce que tu faisais ici si c'est si dangereux ?

C'était les premiers mots qu'Ædrian osait lâcher depuis qu'ils marchaient. Lorsqu'ils avaient quitté le couvert du bois, le soleil entamait sa descente. Il disparaissait désormais dans un horizon orangé et un vent frais et bienvenu sifflait dans la plaine, les accompagnant de ses grés.

Liam rit :

— Je suis herboriste ; aromathérapeute, aussi, et à mes heures perdues apothicaire.

Il passa sa main sous son menton, surtout par réflexe, faisant mine de gratter quelques poils parsemés.

— Ces trois disciplines vont de pair, cependant.

Il éclata de rire.

Liam n'était probablement pas vieux mais des mèches blanches vieillissaient ses cheveux blonds, lui donnant, peut-être, un âge plus avancé ; bien qu'Ædrian soit incapable de le situer.

— C'est quoi ?

— Regarde.

Liam s'arrêta, attrapant la sacoche qui pendait sur son flanc ; il l'entrouvrit et la glissa sous le nez de Ædrian.

— Sens.

Ædrian eut le réflexe de reculer :

— Ça sent mauvais !

— Ah, ha ha ! Ça sent l'herbe !

Il la referma, et continua à marcher en causant :

— Je cueille des plantes aux propriétés curatives. Avec, je confectionne des onguents. Je suis une sorte de...médecin ? Guérisseur, si tu préfères. C'est-à-dire que je soigne des maladies. C'est ainsi que je gagne ma vie, je me déplace de villes en villages pour voir si l'on n'a pas besoin de mes services. Ça peut aller du simple rhume aux rhumatismes ou à d'autres choses plus graves. Il m'arrive parfois de panser des plaies, aussi. Avec des cataplasmes...ce sont des sortes de bandages, que je fais avec les feuilles et les plantes. La nature offre tout ce qu'il faut.

Il se tut, son regard perdu dans l'immensité du ciel, mélancolique. Le soleil n'était visible que par la lumière qu'il laissait encore échapper.

— Sauf pour soigner le cœur des hommes, malheureusement.

— Quoi ?

— Ah, ha ha ! Rien, laisse. Tu n'es pas fatigué ?

— Ça va.

— Tant mieux.

Une nouvelle inflexion pesait dans sa voix :

— Nous devrions nous hâter, la nuit va tomber d'un moment à l'autre et je préférerais que nous ne nous attardions pas dans cette campagne sous le ciel obscur. Si je ne me trompe pas, il doit y avoir un hameau où nous pourrons passer la nuit, pas trop loin ; et demain, nous devrions rejoindre La Franche en milieu de journée.

— C'est quoi La Franche ?

— Une cité. Un très grand village si tu préfères ! Les habitants ne te cherchent pas de noise, tant que tu les laisses tranquille. On ne dirait pas, mais c'est déjà beaucoup.

Le climat s'altérait à mesure qu'ils marchaient et il faisait déjà plus doux. La végétation devenait fournie : les vastes plaines nues dressaient désormais des buissons chevelus et des arbustes verdoyants, dans une herbe drue qui s'élevait ; et ils sentaient s'éveiller une faune plus dense. Un bruissement continuel d'ailes minuscules habillait la nuit, gonflé des stridulations de grillons et autres sauterelles qui se mêlaient en un chant harmonieux. Parfois, ils sentaient un courant d'air curieux, lorsqu'un insecte déboussolé frôlait leur oreille ; ou ils croyaient discerner une ombre ou un éclair blanc, ou une tâche de lumière jaune ; et ils devinaient, parmi les bruits ambiants, la présence de chasseurs nocturnes ou d'animaux plus chétifs que couvrait la pénombre.

Ce fut Ædrian qui rompit leur silence :

— Dis Liam, pourquoi tu n'as pas de cheval ?

Liam rit, et Ædrian nota qu'il rigolait quand même vachement souvent.

— Pourquoi avoir un cheval ?

— Bah, si tu te déplaces partout, ça serait plus rapide !

— Mais en me pressant, je n'aurais plus l'occasion de profiter du monde qui m'entoure.

— Ah.

Et ce fut la conclusion.

Peu après, alors que la nuit se veloutait déjà d'une pénombre vorace, clignotèrent des lueurs. Puis vint l'odeur de la viande ; une odeur de viande grillée. Les jambes lasses et les papilles éveillées, leurs ventres goûtaient déjà le festin à venir et ils se hâtèrent de concert, sans même se consulter.

Mais ce n'est que lorsque le feu devint visible que Liam commença à douter. L'odeur revêtait des formes étranges, presque nauséabondes ; et l'air crépitait, s'amenait avec des cris distants et des suppliques étourdies.

Lorsqu'ils discernèrent, au milieu de quelques chaumières désordonnées, le brasier, ils aperçurent parmi les silhouettes mouvantes une ombre de taille humaine, immobile, qui se tenait devant – ou plutôt entre – les flammes.

Liam se boucha le nez et jura en silence mais Ædrian ne put s'empêcher de crier.

Alertés par ce cri, les formes se détachèrent des habitations pour se précipiter vers eux. Ædrian ne pouvait bouger ; l'odeur lui brûlait les narines, la cendre irritait ses rétines. Ses yeux se buèrent de larmes, ses jambes flageolèrent et il tomba à genoux.

Les torches s'avancèrent jusqu'à éclairer leurs visages et des fermiers poussèrent un soupir de soulagement. Le plus illuminé d'entre eux jeta un regard las derrière lui, et posa sa main sur l'épaule d'Ædrian :

— C'est fini mon garçon...c'était rien qu'une sorcière...

— Une putain ! s'étrangla une voix de femme.

— Nous cherchons l'hospitalité pour cette nuit. Nous pouvons payer.

— C'est tout bon, grogna l'autre, c'est que deux places se sont libérées à table.

Ils furent guidés au sein du hameau que composaient trois habitations et leurs extensions. Ædrian allait d'un pas mécanique et lambinant mais il ne put empêcher ses yeux de traîner vers le bûcher : deux formes couvertes reposaient à ses pieds.

Les paysans connaissaient Liam et leur offrirent de bon cœur hospitalité et pitance. Liam avait déjà soigné l'un des garçons ; le grand, qui dormait maintenant sous un drap avec son frère, expliqua l'homme. Ils s'attablèrent tous les quatre mais la femme était inconsolable, elle brûlait d'autant plus que lui ne soufflait mot. Entre deux glapissements ponctués de sanglots, elle tapait des poings sur la table, se levait, les yeux fous, hurlait des imprécations envers la sorcière – et envers la sorcellerie et tous les sorciers – qui lui avaient ravi ses « deux derniers » ; alors elle s'arrachait les cheveux, et l'homme approchait pour la calmer, qu'elle repoussait dans un geste brusque : elle cognait ; puis elle enfouissait son visage dans son torse, frappant sa poitrine sans conviction, en hoquetant. Finalement, l'homme les excusa, et ils sortirent tous les deux.

Ils devaient encore enterrer les cadavres.

Ædrian ne pipait mot et n'osait lever les yeux de son assiette où quelques haricots se noyaient dans une sauce rouge amère. Lorsque le couple revint, il n'avait touché son plat, agitant sa cuillère en bois dans le potage. La femme semblait plus paisible et ne parlait plus, mais ses yeux étaient vides. Elle restât un instant dans l'encadrement de la porte, sans bouger. L'homme finit par l'emmener, et elle se laissa faire. Elle ressemblait à une poupée vide de son chiffon.

Sa femme couchée, l'homme amena une bouteille et expliqua que ses fils avaient découvert la supercherie : la femme qui servait d'aide, au travail et à la cuisine, était une sorcière. Le gamin, le cadet, l'avait surpris à allumer un feu sans bougie. La suite était floue.

— La fièvre a emporté les deux plus jeunes l'an dernier, on comprend mieux pourquoi, maintenant... Elle venait à peine d'arriver.

L'alcool rendait le père expressif et il lui sortit des larmes. Liam se montrait compatissant mais Ædrian décelait quelque chose dans sa voix qu'il ne lui connaissait pas : une sorte d'incertitude, surtout lorsqu'il avait été question de sorcellerie, quelque chose de trouble ; peut-être même de la frousse.

Lorsque la bouteille fut vide – Liam n'avait rien bu –, l'homme les amena à la grange où ils dormiraient. Il titubait, mais prit Liam dans bras et sanglota sur son épaule. Le feu crachait encore sa lumière macabre mais les corps avaient disparu : deux sous la terre, le dernier en cendre.

— Elle voulait qu'on aille s'installer dans la vallée...c'est...c'est moi qu'ai voulu rester là...c'était la maison de mes parents...

— Ce n'est pas d'être resté ici qui vous a fait perdre vos enfants...

— ...si on était parti, sûrement qu'Henry et Charles seraient encore en vie...

Ædrian se boucha les oreilles et ferma les yeux : c'en était trop. Il ne souhaitait plus que voir cette journée se finir ; dormir, et oublier.

Finalement, une friction sur l'épaule : Liam l'invitait à le suivre, l'homme avait disparu.

Ils se glissèrent dans la grange et s'allongèrent dans un enclos à l'écart, sur un tas de foin, entre remugles de pisse, matière fécale et odeur des bêtes. Ædrian s'enfouit dans la paille et se tourna contre le mur, dos à Liam ; fermant les yeux, oubliant le foin qui frottait sa peau nue et le démangeait. Mais ses paupières ne le protégeaient que peu contre le flot d'images qui imprégnait son esprit.

Il entendait la respiration de Liam, qui pesait avec lenteur dans le presque-silence. Une question lui mordait les lèvres et finit par s'extirper :

— Pourquoi elle n'avait plus d'yeux ?

Rien.

Le calme se brisait parfois, lorsqu'un animal bougeait dans la grange en renâclant. Un cochon ne cessait de grogner, hanté, peut-être lui aussi, par un bien mauvais rêve. Ædrian attendit en vain, la respiration régulière de Liam lui intimait qu'il avait la chance, lui, d'avoir trouvé le sommeil.

— Parce qu'ils croient que ça empêche les magiciens d'user de magie.

Un froissement. Ils se retrouvèrent nez à nez.

— Et...ça marche ?

— Comment le saurais-je Ædrian ? Repose-toi. Nous aurons de la route, demain.

Mais Ædrian ne trouvait pas le sommeil. Son cœur frappait sa poitrine et dans sa tête les pensées s'agitaient ; mêlées de souvenirs.

— Pourquoi ils les détestent ? Elle était vraiment méchante ?

Liam soupira. Il y eut du bruit, il bougeait dans son inconfortable lit.

— Je n'en sais trop rien, Ædrian.

Il glissa sa main contre la joue de l'enfant, puis se retourna, dos à lui.

—Maintenant, dormons.

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