Chapitre 4 : des branches


Ce fut un mouvement plus violent dans les branches qui l'éveilla. Les feuilles s'agitaient.

Encore engourdi, il frotta ses yeux, réveillant la douleur dans ses muscles.

Le vent s'était levé, lui rapportait dans son souffle chaud des bruits de pas qui s'amenaient.

Il peina à se lever, avec des mouvements dénaturés par l'empressement. Il sentait la nécessité de se hâter mais son corps lui faisait trop mal pour suivre sa pensée. Il tituba en retenant ses pleurs, les yeux humides et flous ; s'approcha d'un tronc et s'y appuya pour souffler. Son crâne le lançait, juste assez pour se rappeler à lui.

Et le son se rapprochait.

Il voulait fuir, mais ses jambes ne le portaient pas. Il râclait et tentait d'empoigner, par dépit, l'écorce ; s'écorchant mains et ongles. Dans un geste désespéré, il cogna son crâne contre le tronc.

— Bonjour.

Il tourna la tête : dans l'ombre de la forêt, on l'observait. Il eut soudain affreusement conscience de sa nudité, et eut le réflexe de cacher ses parties intimes.

Mais ses jambes, encore trop faibles, cédèrent et il tomba à genoux.

Alors les larmes coulèrent.

L'homme s'approcha, doucement. Il tenait ses mains en coupole.

— Comment t'appelles-tu ?

Le garçon sanglotait. Il songea à mentir, mais ne savait pas vraiment pourquoi.

— Je...je...

— Moi, c'est Liam.

Liam posa avec précaution ce qu'il portait dans ses mains : quelques fruits à coque et des baies peu charnues ; et ôta sa cape de voyage qu'il ajusta sur les épaules de l'enfant.

— Je t'ai trouvé là plus tôt. Je suis parti chercher à manger, attendant que tu t'éveilles. Il faisait bon alors je n'ai pas jugé nécessaire de te couvrir. C'était idiot de ma part. Désolé.

Le garçon hoqueta :

— Ædrian, je m'appelle Ædrian.
— Enchanté, Ædrian. Tu devrais manger un peu. Je vais m'éloigner, si tu préfères.

Ædrian eut un sursaut :

— Non...tu peux rester...

Et les larmes vinrent de plus belle.

Il ne savait même plus pourquoi il pleurait, simplement : il pleurait. Cela dura plusieurs minutes et lorsqu'il s'arrêta, Liam n'avait pas bougé. Il décortiquait quelque chose, ce qui concentrait toute son attention.

— Tiens, mange.

— Je...je dois partir.

— Tu es faible, Ædrian. Mange. Ensuite, tu feras ce que tu souhaites.

Ædrian hésitait, plus conscient de sa faiblesse que de la faim ; puis il attrapa la graine et la goba.

— Mange tout, tu as besoin de reprendre des forces.

Il désigna la nourriture :

— Je suis allé les chercher pour toi.

Liam se leva, essuya son visage luisant de sueur et s'appuya, dos à un arbre :

— La chaleur est encore supportable, à l'ombre. Je vais m'attarder ici en attendant que le temps se rafraichisse un peu, lorsque le soleil sera moins haut. Tu peux m'accompagner. Tu devrais m'accompagner.

Le fruit sec avait éveillé l'appétit d'Ædrian qui avalait tout. Il mâcha, déglutit et leva les yeux vers Liam. Il se sentait déjà mieux.

— Je dois retourner chez moi, dit-il.

— C'est où, chez toi ? Si ce n'est pas trop loin, je peux t'y emmener. Mais attendons au moins que la chaleur baisse.

Liam irradiait la sympathie et rassurait Ædrian. Son regard débordait de gentillesse et sa voix calme l'apaisait.

— Là-bas.

Suivant la direction qu'Ædrian indiquait du bras, Liam grimaça. Il se détourna aussitôt, s'égarant dans les feuillages en évitant soigneusement de regarder l'enfant.

— Il n'y a rien, là-bas, murmura-t-il.

— Co...comment le sais-tu ?!

Liam souffla, c'était à peine audible mais Ædrian l'entendit. Il plongea ses yeux dans ceux du gamin, une tristesse vague mais évidente, ombrait ses pupilles :

— Parce que j'en viens.

Alors Ædrian se souvint. Il se souvint de tout. Sa mère était morte. C'était une évidence désormais. Un tremblement l'agita et les larmes montèrent. Il souhaitait les retenir mais c'était impossible ; c'était impossible et il explosa.

Ce qui l'était pour Ædrian devint aussi évident pour Liam. Il avait vu.

Témoin du chagrin qui envahissait ce petit bout d'homme et hanté par les mêmes images, il songea à le consoler, eut le réflexe d'approcher et de tendre son bras pour lui assurer sa présence ; mais il s'arrêta.

Ce n'était pas son combat. Il ne pouvait rien faire.

Seul le temps avait ce pouvoir.

Il s'éloigna, juste assez pour ne plus voir Ædrian mais assez proche pour l'entendre. Si le gamin cherchait sa présence, il l'entendrait. Liam ne voulait pas s'inviter. Pour le moment, mieux valait le laisser purger sa peine, seul.

Mais tandis qu'il s'éloignait, des bruits lui parvinrent, amenés par la brise assoiffée qui montait du sud avec urgence. Le bois dans lequel ils se trouvaient n'était pas épais, les arbres épars et peu fournis. Le vent sifflait entre les troncs malingres.

Liam s'arrêta et tendit l'oreille : la rumeur se gonflait de tracas.

Il courut rejoindre Ædrian qui n'avait pas bougé, et continuait de sangloter. Ce dernier leva des yeux rouges de désespoir vers Liam.

— Vite ! Ædrian ! Trouve un arbre, le plus épais et le plus haut, et grimpe-y.

Le gamin le regarda. La surprise arrêta ses larmes.

Liam le tira par la main, avisa un vétéran assez feuillu, qui se penchait au milieu du bois et dont les branches les plus basses se couchaient près du sol.

— Monte là-haut, et surtout n'en bouge pas.

Le gamin, désormais silencieux, restait immobile. Liam arracha la cape à Ædrian.

— Des cavaliers arrivent. Tu ne voudrais pas qu'ils voient que tu es nu ?

Le garçon rougit, et s'exécuta.

Il courut à l'arbre et grimpa, branche par branche, avec une agilité épatante. Ædrian allait souvent jouer dans la forêt, près de chez lui.

Avant.

Depuis son perchoir, il entendit grossir le bruit des sabots ; puis ils cessèrent tout à fait. Les bras massifs mais friables se gonflaient de feuilles qui jaunissaient pour devenir orange aux extrémités les plus exposées. De là où il se trouvait, il ne voyait rien, entendait seulement : des voix.

Il décida de grimper encore, jusqu'à trouver un point d'appui où il pourrait se ménager une fenêtre sur la forêt et alentour. Il se glissa entre les ramures, dans une position dangereusement inconfortable. La branche geignait et menaçait de craquer à chacun de ses mouvements, alors il s'immobilisa, accroché en équilibre.

D'abord, il aperçut un grand destrier noir, qui renâclait bruyamment. Sa robe jais brillait de sueur par-dessus des muscles puissants.

— Bonjour messieurs.

Il identifia la voix de son nouvel ami, Liam.

— T'es qui toi ? grogna une voix grave et puissante.

— Qu'est-ce qu'il fait là ? renchérit une seconde, plus aigre.

Ædrian, soudain, douta. Il ne connaissait pas Liam. Sa seule foi en cet homme : une sympathie apparente et sa présence fortunée en ces lieux. Étrange coïncidence. Et si Liam n'était pas ce qu'il prétendait ? S'il lui voulait du mal, ces hommes pourraient l'aider. Sa mère lui avait toujours dit de se méfier des étrangers, surtout de ceux qui chercheraient son nom. Sa mère...

— Je voyage mais le soleil cogne trop fort. Impossible, par cette chaleur. J'ai décidé de faire halte et d'attendre que le temps se rafraichisse. J'ai trouvé ici ce qu'il fallait pour manger. Si ça vous intéresse, je peux vous montrer là où j'ai cueilli mes baies, il en reste. Il y a aussi des fraises des bois. Elles ne sont pas excellentes mais c'est un met qui ne se refuse pas, dans ce coin.

L'un des hommes grommela quelque chose mais Ædrian n'entendit pas. Il lui sembla que quelqu'un riait.

— Si vous le voulez, je serais ravi de partager mon bivouac avec vous...

— Ça ira, coupa la voix grave, nous ne faisons que passer.

— T'as rien vu d'anormal, le vagabond ?

Soudain quelque chose craqua. Ædrian jeta un œil inquiet autour de lui : non, il ne tombait pas, sa branche était bien accrochée.

Mais au-dessous de lui, une forme errait entre les troncs. Un instant, il crut reconnaître la tignasse de Liam...

— Non, je ne crois pas. Le soleil brûle toujours aussi fort, et quand il s'enfuit vient la nuit. Non, vraiment, rien d'anormal.

Ædrian réprima un cri. Son cœur tambourinait, son corps devenait humide. Il sentit ses doigts se serrer autour de sa prise, il glissait...

La silhouette – c'était un homme – avançait lentement, fouillait les bois, méthodique, et s'attardait, se courbait et se relevait.

— Fais attention à toi, vagabond.

Ædrian cessa de respirer et ferma les yeux. Il récitait quelque chose dans sa tête, un passage du Geste de Gontrand qu'il avait appris. Le vent, chaud et doux à la fois, caressait sa peau, agitait les feuilles, faisait chanter la forêt. Il distingua, au loin – ou peut-être était-ce beaucoup plus près – le bruit d'un bec qui cognait un tronc ; il entendait le souffle de l'inconnu et le bruit de ses pas, lents et mesurés, de ses doigts curieux, de sa bouche...un bruit de succion, une mastication.

L'homme en bas cracha et grommela :

— Un peu sèches.

Puis il devina qu'il s'éloignait.

Il entendit les chevaux hennir, leurs sabots frapper la terre dans un bruit de tonnerre qui devint indistinct et lointain.

Ædrian attendit. Il n'osait remuer ou parler. Il continuait son récital pour ne pas penser.

— C'est bon Ædrian, tu peux descendre. Ils sont partis.

Ædrian se sentait faiblir, alors il ouvrit les yeux et descendit. Au passage, il attrapa une branche pour se couvrir, ce qui fit rire Liam.

— Tiens, viens là.

Joignant le geste à la parole, Liam enveloppa le garçon dans sa cape de voyage, qu'il déchira pour la nouer au-dessus de l'épaule.

— Voilà, tu ressembles à une personne importante, maintenant, plaisanta-t-il.

Ædrian hésita, mais sourit.

— J'ai eu peur, avoua-t-il.

— Il ne faut pas.

Ædrian, du haut de ses douze ans, trouva quand même ça paradoxal, venant de quelqu'un lui ayant intimé de se cacher ; cela, bien qu'il ne sache ni le formuler, ni ce qu'un paradoxe était.

— Ils nous voulaient du mal ?

— Nous ?

Liam esquissa un sourire en coin, suivit d'un rire. Il s'accroupit et posa une main sur l'épaule de Ædrian :

— Non, je ne crois pas. Ils cherchaient simplement quelque chose.

Il se tut, hésitant :

— Parfois, la nécessité peut conduire les gens à agir de manière idiote. Certains peuvent trouver juste ce qu'ils font, tout en faisant du mal. Ce n'est souvent qu'une question de point de vue.

Ædrian le regardait avec des yeux pleins de questions. Liam ajouta :

— C'est possible de mal faire le bien. C'est ce qu'on appelle un paradoxe.

Il se tut. Le visage de Ædrian, bouche béate, affichait l'incompréhension.

— Bon ! Moi, je vais aller faire une petite sieste en attendant que la température baisse un peu. Tu viendras avec moi, ensuite ?

— Oui.

La réponse sembla surprendre Liam.

— Bien. Tu devrais en faire de même alors. Je pense que nous attendrons que le soir tombe, c'est plus prudent.

Liam s'allongeait déjà, près à siester.

— Attends !

— Oui ?

La question était claire. Il l'avait retourné plusieurs fois :

— Pourquoi tu m'as dit de me cacher ?

— Tu sais Ædrian...les gens sont méfiants, par ici.

Il inspira.

— Ils arrivaient du sud. C'est dangereux, le sud.

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