Chapitre 3 : du château
Sur le seuil, il frappa.
Il portait, pendue à son épaule, une besace bien remplie. Il s'était préparé en hâte, n'avait rassemblé que le nécessaire.
La porte s'ouvrit sur un déluge de lumière et un visage fatigué : il portait encore les stigmates d'une nuit sans sommeil.
Le soleil s'était levé.
Sans un mot, il entra et claqua la porte.
— Je suis prêt, dit-il, je peux partir aussitôt.
— Tu le trouveras ?
Il inspira :
— Je le trouverai.
Le regard de la femme, vide, se perdait quelque part entre lui et ailleurs.
— Il le faut, et si ce n'est pas moi, ce sera forcément quelqu'un d'autre.
— Alors ne perds pas de temps. Il faut y aller.
Il quitta la chambre, non sans regrets. Il arpenta les longs couloirs sobres, dévala des étalages de marches et se dirigea vers l'écurie où l'attendait un jeune palefrenier qui avait affrété une jument. Celle-ci s'ébroua joyeusement. Cela faisait bien longtemps qu'ils n'avaient pas chevauché ensemble, tous les deux. Jolimar lui flatta l'encolure, pensif.
Bien qu'il n'aimât pas l'idée d'errer seul à travers le pays, ils avaient décidé avec la reine qu'il était plus prudent de ne pas déjà disperser l'information.
Les gens avaient tendance à parler.
Cette précaution devait laisser suffisamment de répit et de liberté à Jolimar, car une escorte aurait tôt fait d'attirer les curieux – si elle ne s'en composait point. À l'époque, il parcourait aisément le territoire pour les affaires où on l'attendait et ne s'était jamais défié – il partait, seul ; parfois pour des jours, des semaines ou des mois. C'était son rôle et sa charge, en tant que recteur de l'Académie de Fortmage : il se devait de répondre aussitôt aux complications les plus urgentes et les responsabilités priorisaient sur ses sentiments, ses envies et ses doutes.
Le jeune homme aida Jolimar à monter en selle, et le guida par la bride jusqu'aux portes du château.
On avait levé la grille. Deux gardes attendaient, penauds, et le saluèrent sobrement. Il leur répondit, affable, et quitta l'enceinte, entamant la descente qui serpentait le long de l'éminence où gonflait Chateaubourg.
Dans le bourg, les quelques marchands et artisans s'affairaient déjà pour réduire les heures passées sous un soleil qui bientôt les feraient rôtir. Ils osaient des coups d'œil au maître qu'ils n'avaient plus l'habitude de voir au-dehors des murailles et celui-ci faisaient tout pour minimiser leur évidente inquiétude : affichant un air calme, il accompagnait ses regards de gestes amicaux et de sourires qui se voulaient francs et rassurants. Mais il savait que l'illusion ne prenait que bien peu. Personne ici n'était dupe : les temps étaient rudes et l'avenir ombragé. On accueillait les nouvelles heureuses comme la naissance d'un enfant : c'est-à-dire avec une méfiance avisée dans les perspectives.
Jolimar avait pris dans sa besace de quoi tenir une petite semaine à l'extérieur. Il espérait ne pas avoir besoin d'aller jusque-là : une semaine lui semblait déjà trop.
Il s'était déchargé de ses responsabilités qui touchaient à la Seigneurie, avait ordonné les plus urgentes, et pris des dispositions pour que l'on administre les affaires les plus complexes qui ne pouvaient être remisées. Aussi, Marlo devrait, dans le laps de temps d'absence du maître, s'occuper lui-même de l'intégralité des leçons de magie auprès des deux jeunes apprentis : Renart et Mirabelle. S'il ne doutait point de la loyauté de son disciple, il mesurait difficilement la succession. Pourtant, elle finirait – tôt ou tard – par survenir ; aussi, mieux valait prévenir en lui confiant d'abord quelques moindres charges.
Malgré tout cela, le sentiment d'abandon ne quittait guère Jolimar. Il goûtait surtout à l'amertume et à l'anxiété que lui causait son départ de la résidence où présidait la reine, auquel il s'était attaché plus que de raison et qui l'avait rendu casanier.
C'était ce à quoi Jolimar songeait, en quittant l'enceinte de Chateaubourg. Aussi, il constata amèrement que la palissade qui entourait la ville ne protégeait plus vraiment ses habitants.
La route pavée devenait un chemin de terre qui fonçait entre deux rangées de champs en friche ; abandonnés pour la plupart et clairsemés d'habitations, désertes elles aussi. Un bruit strident attira Jolimar : installée sur le bras d'un épouvantail, une corneille coassait et répétait son cri, narguant le gardien silencieux comme le visiteur étranger.
« Autrefois, on affluait par ici », songea-t-il tristement. Autrefois, les chevaux venaient paître près de la ville, les cultures s'étendaient à perte de vue, beaucoup plus loin dans la plaine, entre des champs de fleurs immenses et verdoyants, cernés de grandes forêts. À l'époque, la région était fertile et il avait eu la chance – ou le malheur – d'y vivre ; juste assez pour le regretter désormais. C'était avant Cassadre, au temps du roi Morgan et de son maître à lui : Bénédaire. Ceux-là avaient oublié l'Histoire et ne se souciaient plus de l'impact de la magie. Ils avaient souhaité une forteresse puissante et guerrière, rêvé un royaume que craindraient ses ennemis. Alors ils avaient eu la misère et la guerre.
Jolimar se souvenait des après-midis un peu chauds, lorsqu'il fuyait l'Académie pour aller jouer avec les autres enfants, des fils de maçon, de charpentiers. Ils s'entassaient à dix dans les carioles des parents qui trottaient le long des chemins caillouteux, encore assez sauvages, pour aller jusqu'à la rivière plonger et jouer dans l'eau. Artisans et autres commerçant venaient de tous les coins du pays, à l'époque. Chateaubourg était un vaste chantier ; lui, encore un enfant.
Et l'on se pressait, aux portes de l'Académie. Tous les gamins des environs, et jusqu'à la vallée, au nord, affluaient pour apprendre à maîtriser leurs pouvoirs. Un enfant étudiant à Fortmage gonflait une famille de fierté. On avait oublié, après plus de cent ans. Les enseignements du passé s'en étaient allés, comme un vilain vent. On ne regardait plus au sud, car le sud n'existait plus ; cette terre maudite avait pour tous toujours été ainsi.
Jolimar arrivait à la limite des champs et distinguait, au sud, ce qui avait été la lisière de la vieille forêt : un cimetière de souches calcinées ; Vertefeuille portait décidemment mal son nom. Il obliqua vers le nord : il ne trouverait rien au-delà du désert ou dans son sein ; depuis longtemps, on émigrait vers les montagnes où le soleil était plus discret et moins vorace. Il longerait la Rivoule et remonterait vers Bourgvallé. Il n'avait pas voyagé depuis longtemps mais comptait sur la présence des villages, autrefois installés le long du cours d'eau. Peut-être ainsi trouverait-il une trace.
Le spectre de Chateaubourg s'effaçait dans son sillage mais la silhouette du château, posé sur sa butte, se détachait encore, dans l'ombre des montagnes qui fouettaient le ciel nu.
Bientôt, la plaine deviendrait caniculaire.
Jolimar aperçut le lit de la Rivoule avant de l'entendre. Il n'y avait aucun bruit alentour. Rien que le pas tranquille de son cheval et parfois une volée d'oiseaux qui s'éloignaient en piaillant vers la vallée. L'herbe, disparate, poussait en mottes sèches et jaunies, comme pour affronter ensemble la morsure du soleil. Çà et là, quelques buissons épineux s'hérissaient dans la plaine.
Lorsqu'il atteignit le bord de la rivière, il descendit de cheval – à grande peine – et laissa la jument s'abreuver. Un filet d'eau suintait au fond de la tranchée. Le souvenir s'invita encore : il songea à ces longues journées baignées de soleil où ils se jetaient dans la rivière. L'eau lui arrivait alors au menton.
Il remonta en selle, regardant au loin : il valait mieux se hâter.
Il souhaitait rejoindre le prochain village avant midi. Avec un peu de chance, il trouverait là-bas ce qu'il cherchait : des indices ; sinon, peut-être une caravane marchande ou d'autres voyageurs. Ainsi, il aurait une escorte sans éveiller les soupçons.
Il poussa sa monture sans l'épuiser, en longeant la Rivoule. Parfois, l'eau s'épaississait un peu, mais ce n'était jamais grand-chose.
Le soleil approchait du zénith et il n'apercevait que la plaine. Bellerive devait se trouver quelque part par-là, pourtant. On y pêchait du poisson en abondance, si bien que le village approvisionnait Chateaubourg et Fortmage avec leur seul excédant. C'était un lieu accueillant où il faisait bon vivre, au bord de la Rivoule qui garantissait un climat toujours doux. Jolimar avait l'habitude d'y faire une halte, à chacun de ses voyages, afin de goûter aux prises du matin, cuisinées par des mains expertes.
Cela faisait longtemps que Jolimar n'avait pas mangé de poisson.
La chaleur, devenue insupportable, l'assaillait. Il se collait au lit de la rivière pour chercher un peu de fraîcheur mais rien n'y changeait. Sa monture, éprouvée elle-aussi, haletait aussitôt qu'il la poussait un peu. Alors ils subissaient ensemble l'air lourd, à un trot lent où les mirages formés du soleil étiraient l'air jusqu'à lui donner l'aspect d'une étoffe invisible.
Puis des formes se dessinèrent au loin.
— Sapristi ! On y arrive ma belle ! jura Jolimar en flattant l'encolure de la jument. On va s'en manger un morceau, hein ?
Mais si des toits se précisaient, il ne distinguait rien. Pas de fumée, aucune silhouette, pas de vie. Ne régnait que le silence que l'absence de vent rendait plus inquiétant encore.
La ville était déserte. Il le constata bien assez vite. Les chaumières croulaient sous leur propre poids et paraissaient des fantômes au milieu de la plaine vide. Un canoé renversé s'échouait au bout de la petite jetée ; la Rivoule, ou ce qu'il en restait, paraissait même l'éviter. Pourtant, la chaume était en état et la nature semblait encore effrayée à l'idée d'investir les lieux.
Jolimar aurait dû s'en douter. Ils n'avaient plus de nouvelles et ne commerçaient plus depuis longtemps déjà. Depuis quand n'avait-il pas mangé du poisson ?
Bellerive n'avait pas été abandonnée à la va-vite. C'était une évidence. Ç'avait été un long processus et peut-être que s'il était passé quelques années plus tôt, il aurait croisé des pécheurs, le meunier ou le forgeron.
Tous lui auraient dit la même chose : on ne peut plus.
Plus ici.
Peut-être lui auraient-ils reproché leur malheur, peut-être même auraient-ils voulu lui faire du mal. Le pire, c'est qu'il les comprenait.
Jolimar imaginait aisément combien il devait être difficile au fermier d'abandonner la maison qu'il avait peiné à bâtir, à côté du champ où il semait. Ces gens-là avaient probablement résisté plus d'années qu'il n'était nécessaire. Pourtant, ils avaient fini par quitter la terre qui les avait peut-être vu naître, où s'étaient installés et avaient cultivé et pêché avant eux leurs ancêtres. Des années à apprivoiser l'eau et la terre pour qu'on leur ravisse sans considération.
Jolimar traversa ce qui avait été Bellerive sans s'arrêter. Il eut le sentiment qu'il ne fallait pas traîner ici.
Il n'en avait pas envie.
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