Chapitre 24 : La Fin

Cassadre tira le rideau et s'assit sur le tabouret, devant la fenêtre. Elle souffla. Dehors, le jour devait se lever. Elle entendait bruire Fortmage tout entier, comme une mécanique bien huilée ; les serviteurs qui s'activaient dans les couloirs, le caquètement spontané de la volaille libérée du poulailler, le hennissement d'un cheval qu'on tirait de l'enclos et les injures d'un palefrenier. Mais aujourd'hui, la respiration du château exhalait une haleine âcre. Elle captait son propre souffle, silencieux et distendu, son pouls qui s'accélérait sans qu'elle ne se l'explique vraiment et cette prémonition qui germait en elle, plus étrange encore... Plus bas, on devait préparer le repas aux cuisines. Elle se souvint quand, petite, elle allait chaparder dans la marmite ventrue et les gamelles délaissées. C'étaient des moments de joie, picorés, avant que ne viennent les troubles. Quand le roi Morgan, déprimé et aviné, ruait hors de sa chambre pour partager son malheur avec ceux qui l'aimaient. Elle se souvenait des moments, trop rares, de tendresses. Des étreintes et des caresses, des picotements dans le ventre et de la chaleur qui mordait jusqu'à la bouffer toute entière. Elle était reine. Ce n'était plus une gamine qui pouvait chaparder dans les marmites des cuisiniers de son père. Elle retint son souffle tandis que se figeait le temps. Puis la grande porte couina.


Ædrian se releva en entendant râcler les gonds. Entre éveil et sommeil, il cligna des yeux et se précipita dans la cour en hurlant :

— Cassadre ! Mirabelle ! Jolimar, Marlo, Adam ! où êtes-vous ?!

Il vit d'abord une silhouette et des flammes. L'esquisse d'un garçon et le feu. Dans la lumière du soleil qui s'affirmait, il passa sa main en visière pour discerner la silhouette qui fonçait sur lui.

— Tu l'as tuée ! cria Adam, tu l'as tuée !

Adam, dont la colère empourprait le visage. Adam qui n'était jamais revenu le chercher. Il empoigna Ædrian par les épaules, le souleva et le secoua. Il hurlait en postillonnant sur sa face, répétant les mêmes mots comme des coups de couteaux qui lui perçaient le corps :

— Tu l'as tuée ! Tu l'as tuée !

Quand Adam le lâcha, le laissant retomber puis s'affaisser sur ses genoux comme un vulgaire pantin, Ædrian convoqua tous ses efforts pour relever la tête et dévisager Adam. Ce n'était plus qu'un visage convulsé de larmes, creusé par la détresse. Ses cheveux blonds collaient sur ses tempes où s'imprimaient des sillons irrités, ses yeux rougis étincelaient mais il n'y avait aucune lueur, que du vide. Derrière lui, Jolimar s'avançait mais son sourire si chaleureux l'avait déserté.

— Va-t'en, Ædrian. Va-t'en maintenant.

— Tu l'as tuée... Tu l'as tuée...

Un instant, Ædrian parvint à ignorer Adam et une bouffée de colère l'investit jusqu'à l'étrangler :

— Tu savais Jolimar ! Est-ce que tu savais ?!

Adam, dans un cri de rage, l'attrapa par l'épaule avant de le repousser violemment :

— Va-t'en Ædrian ! Dégage ! s'époumona-t-il.

La cour qui l'instant d'avant s'emplissait de bruits et de l'activité du château était déserte. Les soldats avaient désertés leurs postes et le palefrenier s'était réfugié dans les écuries. Même les poules se massaient près des murs en caquetant, inquiètes. Le soleil qui grimpait dans le ciel dardait déjà une chaleur caniculaire. La colère, comme excuse, n'avait pas tenue. Ædrian laissa pendre ses bras tandis qu'Adam l'empoignait pour le secouer, avec une rage aveugle mais sans conviction.

— Mirabelle... tu l'as tuée ! hoqueta encore Adam. Elle n'aurait jamais dû être là, mais toi, tu t'en fichais ! Elle t'a toujours beaucoup aimé, et tu t'en fichais ! Tu t'en fichais, idiot !

Il le repoussa. Jolimar s'approcha, posant une main tremblante sur l'épaule d'Adam.

— Tu voulais aller chercher Renart, Renart qui était mort mais tu n'en voulais rien savoir, idiot ! Alors elle a souhaité venir, dans une expédition où tu aurais dû être seul ! J'ai voulu l'en dissuader, mais elle n'en voulait rien entendre ! Tu l'as tuée ! Tu l'as tuée Ædrian ! Tu es une plaie et n'amène que le malheur dans ton sillage ! Je suis venu avec vous, je voulais la protéger mais... elle t'aimait et tu t'en fichais ! Tu l'as tuée !

— Jolimar... couina Ædrian, tu savais, n'est-ce pas ?

Jolimar inspira un grand coup. Il souffla, mais refusait de regarder son ancien disciple.

— Jolimar ! tu le savais ! Tu savais pour ma mère ! Est-ce que tu savais pour ma mère ?!

Ædrian suppliait. Adam s'était laissé tomber sur son séant. Il regardait ses mains en murmurant à voix basse les mêmes mots. Sous les renforts de cris et de hurlements, les gardes réinvestissaient la cour, lance en main, en se dévisageant penauds.

— Jolimar... Tu ne m'as jamais dit comment ma mère était morte...

— Je le savais, souffla Jolimar. Liam l'avait deviné. Ça n'aurait pas été une bonne idée que de te le dire... tu étais trop... trop... déjà trop instable. Et trop dangereux. Je pensais que...

Il se tut, regardant ses pieds.

— Où est Cassadre ? Et Marlo ?

— Marlo a fui.

Dans la tête d'Ædrian se mêlait toute cette symphonie immonde, des échos de regrets et des « désolé » jamais prononcés.

Soudain, Adam qui avait cessé ses gémissements se releva d'un bond, accrochant la garde de l'épée qu'il avait à la ceinture. Malgré son visage creusé et ruisselants des larmes qui séchaient déjà, il était beau dans ses vêtements nobles. Il hâta le pas jusqu'à un sergent d'arme qui regarda le prince foncer sur lui sans oser bouger. Adam s'empara de la lame à la ceinture du soldat et revint vers Ædrian, lui lança l'épée.

— Je te défie Ædrian ! Affronte-moi ! Finissons-en, maintenant !

Ædrian releva la tête. Mais il ne regardait pas Adam. Ses yeux portaient plus loin. Pas aussi loin que l'horizon, mais s'arrêtait sur le château, sur une certaine fenêtre d'où il avait parfois regardé la cour. Il soupira et son regard croisa celui d'Adam.

Cassadre, derrière la fenêtre, fit passer le rideau entre ses doigts, sans se décider à le relever. Elle avait le teint blafard ; plus encore qu'à l'accoutumée. Ce matin, elle ne mangeait pas. Elle n'en avait pas le cœur, et son corps ne l'accepterait pas. La boule qui lui nouait l'estomac était remonté jusqu'à sa gorge. L'évidence maintenant la frappait. Elle savait ce qui allait se passer et elle pouvait l'empêcher. Elle n'avait qu'à se montrer. Elle le voyait déjà. La fin prononcée depuis longtemps déjà. Ses yeux devinrent humides et elle lâcha le tissu, laissa retomber son bras. Puis les larmes roulèrent, et elle baissa la tête.

— Ædrian va-t'en ! Maintenant !

Ædrian écarta Jolimar et ramassa l'épée. Il eut à peine un regard pour son vieux maître. Arme en main, il la dressa en garde. Adam bondit.

Le métal s'entrechoqua. Des fois où ils avaient ferraillés ensemble, Ædrian n'avait jamais eu le dessus sur Adam. Bien que ce dernier fut chamboulé, c'était un bretteur hors pair, Ædrian ne le savait que trop bien. Et ils n'étaient plus à l'entraînement.

Un coup plus violent d'Adam faillit lui arracher la lame des mains et il tomba en arrière. Adam le dévisageait avec un regard qu'il ne lui connaissait pas. Un regard amer et emplit de haine. À peine Ædrian se remettait-il sur pieds qu'Adam attaquait.

— Tu...

Cling...

— ... l'as...

Cling...

— ... tuée !

Ædrian à terre, Adam ahanant, le foudroyant des yeux :

— Tu n'as ramené que la ruine. Tu n'as jamais que détruit tout ce qui t'entourait...

Tout s'accéléra : Adam se découvrant en une feinte, la pointe dirigée vers sa gorge ; Jolimar, les suppliant d'arrêter ; la morsure du soleil puis, soudain, les nuages qui le voilaient ; la figure des soldats et parmi eux, son ami Jeannot, effaré.

Ædrian marchait au milieu des flammes, l'herbe n'y existait pas. Ou elle avait brûlé. Il n'y avait qu'une roche noire et la mort. Il pourrait faire pleuvoir sur le ciel un torrent de lave bouillante, ou bien brusquer la terre jusqu'à la rendre tremblante, quérir le tonnerre et le vent et la pluie ou simplement le priver d'air. Il en avait le pouvoir.

Le rideau de la fenêtre sembla trembler et Ædrian accrocha l'éventualité comme une certitude rassurante. Adam, d'habitude si efficace, s'était montré maladroit. Il aurait presque pu le battre. De quoi décevoir Roger, le maître d'arme qui aimait tant Renart. Le ciel s'était couvert, il faisait soudain très froid. Peut-être allait-il pleuvoir, bientôt.

Ædrian s'affala sans un bruit, avec un sourire placide.

—Maman... murmura-t-il.

Mais personne ne l'entendit.

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